Luisa.von.frayner
[Hôtel Saint-Augustin - Montpellier]
À la lumière de la lune, la fontaine au centre du jardin des von Frayner brillait d'un éclat qui lui donnait un air à la fois mystérieux, merveilleux et magique.
« Normal, elle lest, magique », pensait tout bas Luisa, accoudée à sa fenêtre, occupée à contempler, pour la énième fois, cet ange figé qui lui avait semblé, à plusieurs reprises, se mettre à bouger. Cest quil ne sagissait pas dune stupide sculpture ! Cet ange avait été vivant si tant est quun ange puisse vivre autrefois, et son histoire, qui avait été contée à Luisa par son père, la fascinait. Lamour lintriguait. Nétait-ce pas là un sentiment convenable ? Il fallait croire que non, si le Très-Haut avait puni son ange pour avoir préféré lamour à sa tâche. Et si Luisa savait que lamoureuse de lange ne venait à son pied, le pleurer, que lorsque personne ne la voyait à lheure où les enfants dorment, disait son père -, elle avait toujours un petit espoir dêtre assez bien cachée derrière ses rideaux pour pouvoir lapercevoir. Cela devait être la neuvième, ou la dixième nuit quelle passait à sa fenêtre. Jusquici, la fatigue lavait toujours emporté, et elle finissait systématiquement par rejoindre son lit, avec rien de plus que les mêmes rêves qui lavaient habitée le soir précédent.
Mais ce soir, elle ne serait pas fatiguée. Et puis il faisait bien trop chaud pour tenter de dormir. Elle qui était tant habituée aux fraîches nuits de Lorraine avait des difficultés à sendormir, depuis quelle avait mis les pieds dans le Sud. Et plus la chaleur de la journée avait été accrue, plus le sommeil tardait à venir. Avec la température quavait connue cet après-midi-là, il y avait fort à parier que, même avec la plus grande fatigue, lheure du repos ne se montrerait pas.
Tant mieux. Cela accroîtrait ses chances.
Il fallait attendre. Attendre que le temps passe, et que lespoir de voir la douce de lange sépuise. Alors pour attendre moins, Luisa pensait. Elle pensait à ses parents, à son frère. À ses amis impériaux, au moment où elle pourrait les retrouver et où ils crieraient « Mais quelle grande Dame tu es devenue ! ». Elle pensait au voyage quelle ferait avec Kaëlig jusquà Hayange, comme ils se létaient promis. Elle pensait au chemin qu'ele avait parcouru pour atteindre cette chaleur insupportable, aux épreuves quelle avait traversées. Et à ces brigands, qui lui avaient fait connaître la peur, celle qui vous prend au ventre lorsque vous êtes sûr que la mort est là, à un souffle de vous, et qui ne lavait plus quittée depuis ce jour-là. La mort était partout, et elle le savait mieux que jamais. Autour delle se multipliaient les morts. La mère dElendra, son oncle Alban, les parents dElla, ceux dElfry et ceux de Kaëlig, lépoux dAyena Tous avaient contribué à sa conscience de la mort, qui pour elle, nétait quune main géante, choisissant au hasard celui ou celle quelle allait prendre aujourdhui. Celle du Très-Haut, peut-être ? Était-il si cruel ? Punir ceux qui aiment, à linstar du petit ange, et tuer un père, une mère ou un enfant quand il sennuie ? Alors pourquoi ladorer ? Pourquoi le prier ?
Ces pensées étaient emprisonnées dans sa tête depuis ce jour où elle avait échappé de justesse au choix de cette monstrueuse main. Mais plus quemprisonnée, une phrase était encrée dans chacun des bouts de lesprit, de la conscience, des pensées de Luisa : « Qui sera le prochain ? ».
Après y avoir échappé, elle avait été persuadée que les doigts la chercheraient à nouveau. Durant des mois, elle navait pas prononcé un mot sans la peur quon lécoute ; pas changé de rue sans prévoir sa défense au cas où un inconnu lattendait au croisement, dague en main. Elle navait pas non plus avalé de première bouchée, ou gorgée, sans fermer les yeux à en avoir mal, priant pour que son repas soit exempt de tout poison ; ni allée se coucher sans embrasser ses parents et son frère en précisant combien elle les aimait, au cas où il sagirait de la dernière opportunité de le leur dire.
Mais rien nétait venu. Pas même une tentative manquée.
Cest alors quelle avait compris. Ce nétait pas elle quon viendrait prendre. Mais quelquun quelle aimait. Un parent ? Les parents de ses proches semblaient déjà tous partis Pourquoi, elle, avait-elle droit à cette chance de les garder ? Il ne fallait plus quelle se fâche, ni avec son père, ni avec sa mère. Il fallait quelle continue de les aimer, plus que jamais. Leur obéir, pour ne pas les irriter ni les fatiguer. Tout pouvait leur être fatal.
Il faisait nuit. Les gens se font toujours tuer la nuit. Ses parents ! Il fallait absolument aller vérifier.
Elle sempressa de chercher son « étoile » égarée sur son lit, et layant bien serrée dans son poing, en guise de source de courage, quitta sa chambre sur la pointe des pieds, retenant son souffle, et alla coller son oreille contre la porte de la chambre parentale.
Cri deffroi. Quelle sorte de monstre pouvait-ce être !
Prise entre deux feux, aller au secours de ses parents ou au sien, en se sauvant, Luisa eut quelques secondes dimmobilité durant lesquelles elle eut vite fait de simaginer la scène.
Un monstre aux dents pointues, dégoulinantes dun sang presque noir, et mi-enfoncées dans le ventre de son père, immobile, blafard, alors que le visage de sa mère, rouge du même sang que les dents, navait plus de mobile que les yeux, fixant impitoyablement les siens, et un murmure, de sa bouche entrouverte : « Luisa ».
Cette image arracha à lenfant un sanglot et fit naître deux longues rivières, une sur chaque joue, pour se rejoindre au menton et terminer leur course dans le cou.
Hantée par la peur de trouver derrière la porte une copie réelle de sa vision dhomme, elle était incapable du moindre geste. Seuls ses yeux clignaient pour alimenter les rivières, ses lèvres tremblaient, et sa gorge sursautait régulièrement pour retrouver un peu de souffle.
_________________
À la lumière de la lune, la fontaine au centre du jardin des von Frayner brillait d'un éclat qui lui donnait un air à la fois mystérieux, merveilleux et magique.
« Normal, elle lest, magique », pensait tout bas Luisa, accoudée à sa fenêtre, occupée à contempler, pour la énième fois, cet ange figé qui lui avait semblé, à plusieurs reprises, se mettre à bouger. Cest quil ne sagissait pas dune stupide sculpture ! Cet ange avait été vivant si tant est quun ange puisse vivre autrefois, et son histoire, qui avait été contée à Luisa par son père, la fascinait. Lamour lintriguait. Nétait-ce pas là un sentiment convenable ? Il fallait croire que non, si le Très-Haut avait puni son ange pour avoir préféré lamour à sa tâche. Et si Luisa savait que lamoureuse de lange ne venait à son pied, le pleurer, que lorsque personne ne la voyait à lheure où les enfants dorment, disait son père -, elle avait toujours un petit espoir dêtre assez bien cachée derrière ses rideaux pour pouvoir lapercevoir. Cela devait être la neuvième, ou la dixième nuit quelle passait à sa fenêtre. Jusquici, la fatigue lavait toujours emporté, et elle finissait systématiquement par rejoindre son lit, avec rien de plus que les mêmes rêves qui lavaient habitée le soir précédent.
Mais ce soir, elle ne serait pas fatiguée. Et puis il faisait bien trop chaud pour tenter de dormir. Elle qui était tant habituée aux fraîches nuits de Lorraine avait des difficultés à sendormir, depuis quelle avait mis les pieds dans le Sud. Et plus la chaleur de la journée avait été accrue, plus le sommeil tardait à venir. Avec la température quavait connue cet après-midi-là, il y avait fort à parier que, même avec la plus grande fatigue, lheure du repos ne se montrerait pas.
Tant mieux. Cela accroîtrait ses chances.
Il fallait attendre. Attendre que le temps passe, et que lespoir de voir la douce de lange sépuise. Alors pour attendre moins, Luisa pensait. Elle pensait à ses parents, à son frère. À ses amis impériaux, au moment où elle pourrait les retrouver et où ils crieraient « Mais quelle grande Dame tu es devenue ! ». Elle pensait au voyage quelle ferait avec Kaëlig jusquà Hayange, comme ils se létaient promis. Elle pensait au chemin qu'ele avait parcouru pour atteindre cette chaleur insupportable, aux épreuves quelle avait traversées. Et à ces brigands, qui lui avaient fait connaître la peur, celle qui vous prend au ventre lorsque vous êtes sûr que la mort est là, à un souffle de vous, et qui ne lavait plus quittée depuis ce jour-là. La mort était partout, et elle le savait mieux que jamais. Autour delle se multipliaient les morts. La mère dElendra, son oncle Alban, les parents dElla, ceux dElfry et ceux de Kaëlig, lépoux dAyena Tous avaient contribué à sa conscience de la mort, qui pour elle, nétait quune main géante, choisissant au hasard celui ou celle quelle allait prendre aujourdhui. Celle du Très-Haut, peut-être ? Était-il si cruel ? Punir ceux qui aiment, à linstar du petit ange, et tuer un père, une mère ou un enfant quand il sennuie ? Alors pourquoi ladorer ? Pourquoi le prier ?
Ces pensées étaient emprisonnées dans sa tête depuis ce jour où elle avait échappé de justesse au choix de cette monstrueuse main. Mais plus quemprisonnée, une phrase était encrée dans chacun des bouts de lesprit, de la conscience, des pensées de Luisa : « Qui sera le prochain ? ».
Après y avoir échappé, elle avait été persuadée que les doigts la chercheraient à nouveau. Durant des mois, elle navait pas prononcé un mot sans la peur quon lécoute ; pas changé de rue sans prévoir sa défense au cas où un inconnu lattendait au croisement, dague en main. Elle navait pas non plus avalé de première bouchée, ou gorgée, sans fermer les yeux à en avoir mal, priant pour que son repas soit exempt de tout poison ; ni allée se coucher sans embrasser ses parents et son frère en précisant combien elle les aimait, au cas où il sagirait de la dernière opportunité de le leur dire.
Mais rien nétait venu. Pas même une tentative manquée.
Cest alors quelle avait compris. Ce nétait pas elle quon viendrait prendre. Mais quelquun quelle aimait. Un parent ? Les parents de ses proches semblaient déjà tous partis Pourquoi, elle, avait-elle droit à cette chance de les garder ? Il ne fallait plus quelle se fâche, ni avec son père, ni avec sa mère. Il fallait quelle continue de les aimer, plus que jamais. Leur obéir, pour ne pas les irriter ni les fatiguer. Tout pouvait leur être fatal.
Il faisait nuit. Les gens se font toujours tuer la nuit. Ses parents ! Il fallait absolument aller vérifier.
Elle sempressa de chercher son « étoile » égarée sur son lit, et layant bien serrée dans son poing, en guise de source de courage, quitta sa chambre sur la pointe des pieds, retenant son souffle, et alla coller son oreille contre la porte de la chambre parentale.
- RRRrrrchrrrrnchrrrn
RRRrrrchnchnchnrrrrr...RRRchnnnchrrrnchnchrrrr...
Cri deffroi. Quelle sorte de monstre pouvait-ce être !
- PAPA !!! MAMAN !!!
Prise entre deux feux, aller au secours de ses parents ou au sien, en se sauvant, Luisa eut quelques secondes dimmobilité durant lesquelles elle eut vite fait de simaginer la scène.
Un monstre aux dents pointues, dégoulinantes dun sang presque noir, et mi-enfoncées dans le ventre de son père, immobile, blafard, alors que le visage de sa mère, rouge du même sang que les dents, navait plus de mobile que les yeux, fixant impitoyablement les siens, et un murmure, de sa bouche entrouverte : « Luisa ».
Cette image arracha à lenfant un sanglot et fit naître deux longues rivières, une sur chaque joue, pour se rejoindre au menton et terminer leur course dans le cou.
Hantée par la peur de trouver derrière la porte une copie réelle de sa vision dhomme, elle était incapable du moindre geste. Seuls ses yeux clignaient pour alimenter les rivières, ses lèvres tremblaient, et sa gorge sursautait régulièrement pour retrouver un peu de souffle.
_________________