[Tard dans la nuit - Château de lOusteau, demeure des Blackney]
Impossible de dormir. Le môme se tournait, se retournait dans son lit mais le sommeil ne semblait pas prêt à venir. Il se sentait mal. Cétait à cause dElla et de Luisa, il en était sûr. Parce quElla boudait tout le temps, et quapparemment Luisa nétait pas une vraie amie. Et toutes ces histoires embêtaient bien le petit homme qui ne voyait pas trop quoi y faire. Il se tournait dun côté, et voyait Ella et son sourire davant, de quand ils sétaient rencontrés. Et de lautre il voyait Luisa qui allait lui montrer comment danser. Alors il ordonna à son corps de sarrêter. Il resta plusieurs minutes dans la même position, sur le dos, bien droit, les yeux vers le ciel tel un cadavre. Mais lesprit, lui, nétait pas immobile. Il essayait pour la cinquantième fois de la nuit les différentes techniques quon lui avait apprises.
Compter les moutons
Limage dun petit mouton qui marchait sinstalla dans lesprit. Un. Et puis voilà quun deuxième, un peu plus grand, suivait le premier. Deux. Trois. Quatre. Sil continuait, il atteindrait très vite la barrière des chiffres quil ne connaissait pas. Et en plus, pendant quil dénombrait les animaux, il ne sendormait pas.
Se chanter une chanson
Sauf que des chansons, il nen connaissait pas des masses. Il avait entendu quelques troubadours, une ou deux fois en taverne. Ah, si, il y avait bien cette comptine quun ancien ami lui avait apprise. Il entama les premières notes de lair mais se rendit vite compte que chanter dans sa tête, ce nétait pas facile. Il avait maintenant envie douvrir les lèvres et de laisser la mélodie séchapper. Mais Gabrielle et Enzo dormaient probablement, du moins dans lesprit du gamin, et il ne prendrait pas le risque de les réveiller.
Une église des environs venait de sonner. La fenêtre de la chambre du petit protégé des Blackney était positionnée pile vers lédifice religieux. Ce qui arrangeait bien le môme. Il était exactement deux heures du matin. Lenfant navait jamais mis autant de temps à sendormir, du moins il ne sen souvenait pas. Alors il finit par se lever, revêtit simplement des braies - la motivation de trouver une chemise et de lenfiler dans le noir complet manquant -, et sortit de sa chambre. Sur la pointe des pieds, il parcourut les couloirs jusquà la porte. Là, il fit quelques pas dans la rue. Il comptait aller jusquà la cathédrale, ni trop loin ni trop près du domaine, puis de retourner dormir. Mais quelques pas seulement lui firent comprendre que quelque chose était anormal. Lodeur. Une forte odeur de brûlé sétait engouffrée dans la rue de la Liberté. Le nez se retroussa, la bouche pencha dans une grimace caractéristique, signe que quelque chose ne lui plaisait pas. Alors que ses yeux étaient encore à moitié fermés, endormis, ses pas devinrent plus rapides, ses foulées plus longues. Sa curiosité lentraînait vers lédifice religieux. Kaëlig nétait pas très observateur. Il lui aurait suffit de lever la frimousse vers lhorizon pour voir les flammes, et le bordel vers lequel il fonçait tête baissé, bordel quil aurait pu éviter sil était resté bien sagement dans son lit.
[Dix minutes plus tard - Devant la cathédrale]
- YA L'FEU A LA CATHEDRALE! AU S'COURS! V'NEZ AIDER!
Il aperçut Gabrielle, puis Enzo. Il fallait quil coure vers eux, vite. Quon lui explique ce qui se passait, pourquoi la moitié de Montpellier était maintenant sur les lieux et criaient. Pourquoi il y avait le feu, dabord ? Et puis surtout, il fallait quil la rejoigne, elle, pour la protéger. Il était son apprenti chevalier, il devait protéger les filles, et Gabrielle Blackney en priorité. Sur la liste des personnes à protéger, Luisa et Ella venaient juste après. Alors il tourna la tête de tous les côtés pour tenter de les voir. Mais au milieu de la foule qui ne cessait de sagrandir, le môme ne les aperçut pas. Elles devaient toutes les deux sagement dormir, loin de laccident, tant mieux.
La naissance dune idée est quelque chose de fascinant. Surtout dans la tête dun gosse. Ca ne part de rien, et ça devient tout. Une obsession. Et une fois que ça a germé, on ne peut plus sen défaire. Dans ce cas présent, lidée qui peuplait maintenant tout lespace intellectuel du petit garçon, était tout sauf sympathique. Alors quil nageait littéralement entre les gens, quil tentait de se frayer un chemin, quil se faisait marcher sur les pieds par tous les Grands
Ses deux amies nétaient pas là. Et si, au lieu dêtre dans leur lit, elles étaient dans la cathédrale, encerclées par le feu. La probabilité était moindre, certes, mais il devait en avoir le cur net. Gabrielle semblait aller bien, à distance encore raisonnable du feu. Et puis, Enzo était là pour la protéger en cas de soucis. Même si Kaëlig sétait persuadé qu ne sagissait pas dun vrai chevalier, il serait bien obligé de venir en aide à son épouse. Tout le monde était amassé autour de limmense porte. Des hommes tentaient déteindre le brasier avec des seaux deau, dautres vidaient leurs gourdes, dans un infime espoir defficacité au milieu de cette panique. Mais cétait inutile. Lhomme en miniature devait entrer dans le lieu, se faufiler entre les flammes et vérifier quil ny avait personne. Ni Ella, ni Luisa, ni aucune fille dans les parages. Et oui, lenfant était naïf, persuadé quil ne risquait rien et sen sortirait indemne. Alors il courait vers la porte, bousculait les gens du mieux quil le pouvait. Mais un homme à la carrure impressionnante, qui se tenait en tête de la chaîne deau donc face à la porte, lattrapa par le col de la chemise.
- File rejoindre ta mère ptit môme, et tapproche pas.
Il aurait voulu répliquer, lui envoyer un coup de pied dans le tibia comme il sétait si bien entraîné à faire sur Enzo. Mais ce nétait pas le moment, et il risquait encore de sattirer des ennuis. Alors une idée lui vint. Il connaissait assez le lieu pour y avoir dormi quelques fois pour savoir quil y avait une petite porte sur le flan du monument. Et là, personne ne pourrait lempêcher daller sauver les demoiselles en détresse. Il courut aussi vite que ses petits pieds nus en étaient capables, pour contourner lédifice. Et puis il poussa la porte. Fermée. Il aurait du sen douter. Il poussa un peu plus fort. Toujours rien. La porte était en bois, et le feu devait déjà la consumer de lintérieur. Et puis, ladrénaline aidant, il prit quelques mètres délan et fonça dans la porte, épaule en avant. Le premier choc ne fut pas le plus rude. La porte avait cédée, sans prêter une résistance trop grande. Par contre, lélan prit par lenfant venait de le projeter dans la cathédrale, au sol, et une vive douleur se faisait sentir dans lépaule qui sétait prise le carrelage de plein fouet. Il serra les mâchoires et se releva. Il allait tenir le coup. Il rouvrit les yeux et parcourut du regard tout ce qui se trouvait dans son champ de vision. Le spectacle était plus macabre encore quà lextérieur. Les bancs brûlaient, les prie-Dieu de même, mais ce nétait pas le plus grave. Le tabernacle, fait de bois, ne tarderait pas à y passer, et les poutres commençaient déjà à prendre feu
Si le feu ne séteignait pas, il faudrait beaucoup de chance pour que toute la cathédrale ne sécroule pas. Il faisait une chaleur étouffante, et la fumée brûlait les narines de quiconque oserait savancer un peu trop loin dans le brasier.
Et cest ici même, figé, au cur de ses réflexions plus ou moins scientifiques, quil laperçut. Une femme, recroquevillée sur un morceau de tissu. Pas de Luisa, ni dElla en vue. Peut être y avait il dautres gens, la cathédrale était tellement grande, mais cétait elle quil fallait sauver. Elle sétait cachée derrière lautel, pensant bien faire. Mais la nappe de lautel sétait déjà embrasée. Le temps dun centième de seconde, Kaëlig se toisa. Pas de chemise, ni de chausses. Juste des braies. Rien pour se masquer le visage de la fumée. Le preux chevalier quil rêvait dêtre aurait probablement trouvé une solution, arraché une tapisserie à moitié enflammée et se serait brûlé le visage dans lunique but de sauver cette inconnue. Mais un enfant na pas cette présence desprit. Il se jeta dans le brasier, courant avec toute la force quil avait en lui vers lautel. Il avait trop chaud, suffoquait, toussait un peu plus à chaque pas quil faisait. Malgré tout cela, malgré les gouttes de transpiration qui innondaient son visage, rien ni personne ne pouvait plus empêcher le gosse de progresser. Lentement, mais sûrement.
Un bruit fracassant inonda soudainement la cathédrale. Là, bas, près de la grande porte, un vitrail avait éclaté. Des bouts de verres étaient projetés, partout. Lattention du gamin avait été détournée de son objectif. Alors quil tournait le dos à linconnue à secourir, une braise sortit de nulle part et jaillit vers lui. Un hurlement. Douleur. Il ne fallait pas pleurer, non. Un chevalier ne pleurait pas. Pleurer aurait été prouvé au monde entier quil nétait pas capable dêtre un chevalier, un vrai. Pleurer, cétait renoncer à secourir cette femme, qui navait rien demandé, sétait juste trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment. Douleur. Lavant-bras gauche du garçonnet avait reçu le tison de plein fouet. Douleur. La peau était brûlée, laissant couler une quantité phénoménale du moins aux yeux du gosse de sang. Réfrénant du mieux quil pouvait ses larmes, il courut vers lautel. Il navait plus rien à perdre. Sa vie défilait devant lui, au rythme de ses foulées. Il était né avec tout. Des parents, un logis. Il avait tout perdu, mais il ne savait ni pourquoi, ni comment. Il sétait simplement réveillé, en pleine rue, loin de sa famille. Et puis il y a quelques jours seulement, il avait tout retrouvé. Montpellier. Gabrielle et Enzo Blackney, dont il était devenu lécuyer et le protégé. Luisa von Frayner. Ella, presque-fille dActarius. Et bien dautres. Sa vie avait pris un tout autre côté, il était maintenant au service des riches, oubliant en quelques jours ce qui avait été son quotidien de miséreux. A cette époque, il navait rien à perdre et sa vie navait que peu de valeur. Mais aujourdhui, il avait à perdre tout ce quil avait acquis. Il ne voulait pas mourir, pas maintenant, alors que la vie commençait enfin à lui sourire.
Un deuxième cri sortit de ses lèvres. Douleur. Il chassa toutes ses pensées, tenta doublier son bras meurtri et se jeta littéralement au pied de lautel, près de la femme qui tenait le chiffon informe. Chiffon informe qui, de loin, paraissait nêtre quun tas de tissu mais, de près, savérer être un homme miniature. Encore plus miniature que Kaëlig. Il en avait déjà vu, quelques fois, et avait surnommé ces choses étranges « les monstres qui gigotent ». Il paraît même que Gabrielle en avait un dans son ventre, mais ça le petit ne lavait pas encore bien acquis. On lui avait dit que cétait positif, alors il se contentait de sourire quand on en parlait et de dire que cétait une bonne nouvelle. Revenons à linstant présent. Quest ce que faisait cette inconnue avec son truc qui gigote entre les bras ? Question quil poserait plus tard, une fois quil laurait réveillé. Car elle paraissait endormie, et pas quun peu. Le petit garçon, le visage dégoulinant de sueur, la peau rouge et les poumons irrités, assena un coup de coude à sa voisine et lui murmurant, simplement parce que sa gorge navait pas la force de parler plus fort.
- Hého. Toi, faut qutu tréveilles et qutu dégages dici 'vec lmonstre qui gigote tsais. Viens, jtemmène dehors.
Il aspira quelques bouffées dair, grave erreur puisque ses poumons rejetèrent de suite tout la fumée quils venaient dingurgiter. Et puis il trouva, par un miracle qui ne peut arriver que dans une cathédrale, la force de se relever. Ses jambes tremblaient sous le poids du petit corps, mais il fallait tenir. Il attrapa la main de linconnue et la glissa dans la sienne avant de lui intimer lordre de se lever. Mais rien ny faisait, elle ne bougeait pas. Était-il déjà trop tard ? Ou était-elle simplement dans un état léthargique, auquel lenfant pouvait faire quelque chose ? Alors quil secouait de toutes ses faibles forces la main quil tenait, il regarda autour de lui. Les flammes peuplaient quasiment tout lespace et tracer un chemin entre elles seraient encore plus rudes quà laller. Les oreilles du petit garçon souffraient le martyr à entendre les crépitements interminables du bois. Et pourtant, il restait encore de lespoir de sauver un peu de lédifice, ou du moins dempêcher le feu de se propager. La chaîne de sceaux deau mise en uvre par le grand Blackney semblait avoir fait son effet et le feu à lentrée était beaucoup moins impressionnant quau départ. Mais pour sa situation, et celle de linconnue et de son bébé, lespoir était beaucoup moins évident. Ils étaient à lopposé de la cathédrale, le petit garçon navait pas eu lintelligence de prévenir qui que ce soit quil allait jeter un il à lintérieur. Et si linconnue ne se bougeait pas, quest ce quil allait bien pouvoir faire pour sen sortir tout seul ?
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Gamin de dix ans
Futur chevalier
Kaëlig parle en rouge foncé, parce qu'il le vaut bien.