Citation:
Abbaye Saint Pierre d'Hautvillers, ce 23 août 1460.
Mon cher Jules,
Le Très Haut soit loué !
Ton message me réjouit et je suis grandement soulagé d'apprendre que tu sois sorti indemne de ce brigandage sordide sur la route entre Tonnerre et Troyes.
Ces arlans sont impitoyables et ne reculent devant rien, n'hésitant pas à occire pour de bon qui oserait leur résister.
Un véritable miracle qu'ils t'aient laissé la vie sauve !
A cinq contre un, eux armés, comme tu me le précises dans ton courrier, contre toi et ton pauvre manche, tu te serais fait ratiboisé. Bénie soit donc cette petite troupe qui survint au moment opportun pour leur faire prendre la fuite. Je prierai le Très Haut pour que tu garisses vite de tes navrures afin de pouvoir reprendre la route. Mais je te sais robuste et j'ai confiance en ta science en matière de médecine pour recouvrer tes forces au plus vite.
A ce sujet, je te félicite pour tes brillantes études à l'abbaye de Noirlac. Pour ce que je connois du frère Uriel, la réputation de l'Homme dépassant les frontières de son Duché, tu ne pouvais pas mieux réussir, tant la qualité de son enseignement est grande et renommée. Il a bien mérité son titre de Cardinal et tu peux l'assurer de nostre confiance pour ses interventions à Rome. Car il ne suffit pas d'estre instruit pour prodiguer un enseignement de qualité, n'est-ce pas ? Pratiquant toi-mesme l'enseignement aristotélicien, tu sais combien l'art de cette noble activité s'acquiert avec le temps, au prix de longues études et de remise en cause permanente des pratiques que l'on a éprouvées avec succès ou mesme parfois échec.
Ainsi donc te voila en convalescence en l'abbaye de Saint Loup dans le centre de Troyes. J'y ai moi-mesme fait de fréquents séjours à l'époque où je travaillais sur les manuscrits sacrés qui font la gloire de nostre ordre. J'imagine que ta passion des textes va trouver de quoi te combler de joie en la bibliothèque de nos frères particulièrement bien fournie.
Je te recommande, si tu ne les as déjà consultés, les écrits de Chrétien de Troyes, en particulier ses romans chevaleresques magnifiquement illustrés. De superbes copies de livres d'heures également, dont les originaux furent décorés par des ateliers prestigieux, dont celui du Maistre du Missel de Troyes, notamment.
Tu trouveras également de nombreux traités concernant les édifices religieux de nostre belle région, et mesme au-delà. Le fond contient moult traités d'architecture et des récits concernant la cathédrale de Troyes dont tu peux voir la flèche depuis le jardin de Saint Loup. De quoi alimenter tes notes et croquis qui ont échappé à ces brigands fort heureusement. Nul doute que tu dois te régaler, mon Jules, toi l'amoureux des textes et enluminures...
Pour ma part, ma vie à Hautvillers prend une nouvelle tournure puisque je viens d'apprendre que j'allais estre nommé cellérier de l'abbaye Saint Pierre. Je dois prendre mes fonctions demain et je serai heureux de te recevoir parmi nous dès que tu seras gari. Je me réjouis déjà à l'idée de te faire visiter nos vignes et nos ceps raisineux, ainsi que nos caves où sont vinifiés nos vins rouges, blancs et rosés. Je devrai en recevoir les clés dans deux jours, une fois officiellement nommé, selon nostre abbé.
Nous avons tant à nous dire depuis nostre dernière rencontre et j'ai haste de prendre connaissance de tes travaux accumulés sur les édifices religieux de nostre Royaume depuis ton départ du Languedoc. Une bonne chose que le frère Batim ait pu rabuter ton porte-document au passage... Il faudra également que tu m'enseignes la fabrication du papier que tu me dis avoir découvert auprès de Messire Grandidier, du Moulin de la Terte.
C'est que depuis le siècle dernier, la région troyenne est en bien en avance dans ce domaine avec tous ces moulins convertis à la production de ces feuillets bien moins coûteux que nos parchemins actuels. Tu dois savoir maintenant que Troyes fournit les meilleures imprimeries du Royaume et que les troyens sont en teste des papetiers-jurés de l'Université de Paris. Te voila donc à bonne école auprès de ces artisans.
Je fut fort étonné de voir le résultat de ta première production en lisant ton message. Il me tarde de découvrir comment tu parviens à obtenir un papier aussi blanc et aussi fin que celui que tu as utilisé pour m'écrire. D'autant qu'avec mes nouvelles fonctions, je vais estre amené à correspondre d'avantage avec différents interlocuteurs et si je peux éviter d'épuiser nos réserves de parchemins, ce sera toujours une économie substantielle non négligeable pour nostre abbaye. Les temps sont durs, comme tu le sais, et si nos produits se vendent fort bien, que les redevances nous apportent des revenus importants, ceux-ci ne suffisent pas à reconstruire nos bastiments rasés par les anglois récemment.
Nous sommes peu nombreux aussi pour rebastir nostre pauvre abbaye sinistrée...
Que le Très Haut nous vienne en secours, je l'en prie de toutes mes forces.
Pour ton voyage jusque l'abbaye de Saint Pierre d'Hautvillers, quand tu seras réchaupillé, je te conseille d'estre prudent. Il est préférable que tu prennes la route suivie par les pèlerins de Saint-Jacques et les "Michelots". Tu auras ainsi plus de chance de trouver des compagnons de route ; ce qui est plus sûr avec tous ces brigands embusqués à l'affut des voyageurs, de préférence solitaires. Le trajet te sera également plus agréable car les pèlerins cheminent le coeur joyeux, chantant et discutant dans une entente cordiale. Autre avantage, tu trouveras plus facilement de quoi dormir au sec et en sécurité dans ces refuges disséminés le long des voies de pèlerinage, comme tu le pratiques déjà depuis que tu as quitté ta ville natale.
Voici donc l'itinéraire que je te recommande. Au nord de Troyes, tu traverseras le bois de Feuges, puis tu te dirigeras vers les Petites et les Grandes Chapelles, avant de gagner Premierfait. Tu trouveras hébergement ensuite à Rhèges, bien connus des pèlerins, ou bien à Plancy-l'Abbaye. Je te conseille de te diriger vers Pleurs ensuite, ainsi que Vertus, avant d'atteindre Bouzy, en traversant Tours-sur-Marne.
Une fois arrivé à Bouzy, rends-toi à l'auberge du Coq Rouge, tenue par l'aimable Agathe Dubois. "Qué ramolote", comme on dit ici, la tavernière est presqu'aussi bavarde que toi, ce qui n'est pas peu dire... Mais c'est une femme fort dévouée, tu verras, et point rapiate sur les portions. Elle sert un excellent coq au vin de sa paroisse et je ferai le nécessaire pour que les frais de ton séjour lui soit réglés. Hélas, en ce moment, des évènements tragiques plongent la Vallée dans le trouble. Des bandes de brigands encerclent Epernay et je préfère t'éviter de prendre de nouveaux risques à lapproche de nostre abbaye. Aussi, je vais t'envoyer Pierre, un jeune novice que nous avons recueilli enfant, qui ira te trouver en l'auberge à Bouzy mesme. Ne te fie pas à son air nunuche, il n'a pas son pareil pour déjouer les pièges de ces vauriens, habitué qu'il est à parcourir monts et vallées de la région. Il les connait comme son Livre des Vertus et, avec lui, tu pourras aqueiller à travers bois et coteaux.
Il te reste donc à m'informer de la date à laquelle tu penses arriver à Bouzy afin que j'envoie ce jeune garçon à ta rencontre à l'auberge de dame Agathe. De là, il te servira ensuite de guide pour venir à Saint Pierre, par les chemins détournés, car il me tarde de te revoir, cher Jules.
D'ici là, mon cher cousin, que le Très Haut te soit garde,
Frère Ignon