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[RP] Les alchimistes de la pluie

Agathe.



- Ben oui, c'est comme par ici. Seuls les vignerons, les nobles et les membres du clergé peuvent en boire régulièrement. Nous en servons généralement à quelques riches marchands de passage lors des foires de Champagne essentiellement. Sinon comme partout, les gens d'ici consomment plutôt de la cervoise. Dans les familles, on fait ce qu'on appelle de la "bière de ménage", à partir de grains et d'eau qu'on laisse fermenter.
Mais ça, vous savez, c'est comme le vin... La piquette qu'on fait soi-même, y'a pas meilleure au monde ! "Et ça vous fait des centenaires, à ne plus savoir qu'en faire, s'il ne vous tourne pas la teste..."
*


Elle boit une gorgée qu'elle conserve longuement en bouche, pour mieux profiter de ses saveurs et, tout sourire, elle ajoute en regardant son verre de rouge :

- Attendez donc que mon mari soit de retour, et il vous en fera gouster d'autres...
C'est l'avantage d'estre courtier en vins, il a une sacrée cave... Et il vend bien au-delà du Duché ! Tiens, rien qu'avec les foires de Champagne... Heureusement qu'il y a le transport fluvial aussi... Avec tous ces brigandages... Bar-sur-Aube... Troyes... Lagny... Provins... C'est que ça attire encore du monde d'un peu partout. Et pas uniquement pour la draperie ! Et des gens importants avec ça ! Et qui paient bien ! Seulement, faut leur assurer toujours la meilleure qualité, sinon, pppfittttt, fini ! Le client va se fournir ailleurs...


Le pichet qu'elle avait soutiré du tonneau, en début de soirée, délivra trois gouttes quand elle l'inclina au-dessus du gobelet du frère.
Elle comprit alors pourquoi ses joues chauffaient à cette heure avancée et ses difficultés à exposer ses idées.


Et, le regardant fixement de ses yeux malins, elle ose demander :

- Mais, avant l'arrivée du petit, vous m'avez dit avoir enseigné à l'Archevêché de Narbonne... Ne me dites pas que la-bas on ne boit que de l'eau. Doit bien y avoir quelques fûts de qualité qu'on ouvre à l'occasion non ?

Et d'ajouter d'un air goguenard :

- Et vous m'avez dit également que durant vostre périple vous dormez la plupart du temps dans des abbayes, comme le font les pèlerins qui se rendent à Saint Jacques de Compostelle. Allez... dit-elle en donnant un coups de coude dans le vide, je sais bien que de nombreuses congrégations produisent leur vin en interne. Ils possèdent leurs propres vignes et perçoivent la disme de la part des vignerons relevant de leur paroisse...

S'interrompant soudain, elle s'exclame :

- Mais dites donc ! Pas besoin d'essayer de changer de conversation, hein !
Je suis testue vous savez, et curieuse qui plus est...
Alors, comment z'avez deviné ce qui est arrivé au petit ?


En riant, elle sert à nouveau le jeune rescapé en déposant dans son écuelle une autre louche de coq au vin accompagné de fèves.
Puis elle va troquer le pichet vide contre un second trônant sur la desserte, et revient emplir les trois timbales de bois.


- Tiens mon garçon, de quoi te refaire du sang neuf ! Après ça et le bain, une bonne nuit de repos et demain tu iras déjà mieux...




Julienas



Il rit de bon coeur devant la spontanéité de son hostesse, la remercie en inclinant la tête tandis qu'il saisit son gobelet qu'il brandit en direction de ses compagnons d'un soir.

- Santé à vous !

Il boit en prenant le temps de déguster, puis, reprenant les propos de la tavernière, il poursuit la conversation.

- En effet, les abbayes possèdent bien souvent de vastes domaines qui comprend une partie des vignobles, et la disme leur apporte des ressources supplémentaires à vinifier.
Quant à Narbonne...
poursuit-il en songeant au frère Jacques.
Nostre frère popotier de l'Archevêché dispose de quelques crus du village de mes origines, Julienas... en Bourgogne. Il en sert un gobelet ou deux à l'occasion.

Il repense aux libations mémorables en compagnie du frère popotier, lequel vouait un culte des plus personnels à ses fûts, puis se dit qu'il ne s'en tirerait pas sans fournir les explications attendues par la tenancière particulièrement tenace. Alors, posant sa cuillère, il se décide à révéler son cheminement de pensées.

- Tout d'abord, je tiens à préciser que je ne lis pas dans le passé, pas plus que dans le futur.
Je me contente juste d'observer, de rassembler mes observations et de trouver les liens qui les unissent pour reconstituer l'enchainement des faits qui semble le plus plausible.
Voyez, je dis bien "plausible", je ne dis pas "certain". Car dans ce genre de déduction, ou plutôt d'induction, il convient de distinguer les faits certains, dont on ne peut douter un seul instant, de ceux qui restent possibles, avec une marge d'incertitude. Car pis de ne rien voir et de rester dans l'ignorance, affirmer des faits qu'on suppose réels, sans en avoir de preuve absolue, serait une grave faute pour un homme de science. Une faute hélas assez fréquente à nostre époque où les superstitions ont la vie dure et les jugements hâtifs abondent !


Il prend une profonde inspiration et poursuit :

- Comme le disait Roger Bacon : "L'argument conclut et nous fait concéder la conclusion, mais il ne certifie pas et il n'éloigne pas le doute au point que l'âme se repose dans l'intuition de la vérité, car cela n'est possible que s'il la trouve par la voie de l'expérience".

Il marque une courte pause puis s'exclame :

- L'expérience ma soeur ! La science et, par extension, le savoir en général ne s'obtiennent que par l'expérience. Car en éprouvant la vérité, elle la révèle.

Puis il ajoute très sérieusement, de crainte que ses propos soient mal interprétés :

- Les seuls faits pour lesquels on peut se passer de preuves tangibles, sont ceux que nous ont révélés Aristote et Christos. Chaque jour m'apporte suffisamment de témoignages vivants de la véracité et de la vigueur de leurs messages. Et l'amour que nous apporte Nostre Très Haut se passe d'explications. Même si la théologie me passionne et la connaissance de...


Faisant un geste de la dextre, il finit par dire en voyant la tavernière s'animer :

- Mais c'est un autre sujet, passons. Je vous sens impatiente de savoir comment j'en suis arrivé à deviner ce qui est arrivé à nostre ami, dit-il en riant...



_________________
Agathe.



- Hoooo, allez-vous enfin nous expliquer !

Puis se disant qu'elle devrait y mettre du sien pour l'amener à en venir à justifier enfin ses conjectures, elle questionne :

- Bon, que le jeune Pierre fut attaqué, je l'avais deviné aussi, vu sa blessure et son air appeuré en arrivant ici... pas bien sorcier ça...
Mais de la à décrire aussi précisément le déroulement de son agression comme vous l'avez fait... là je ne me demande...
Et pourquoi hier cette attaque ? Pourquoi pas aujourd'hui ?
Et la suite aussi... Sa fuite dans les bois disiez-vous, la grange où il se serait caché cette nuit, à l'orée de la forest... Qu'il a fuit au petit matin sans mesme avoir dormi... Sa retraite dans les vignes où il aurait sombré dans le sommeil après avoir gratté le sol...


Elle secoue la tête, passe une main dans sa chevelure blonde.

- Je ne vois pas comment vous avez réussi à deviner tout ça, dites-voir...
Parlez donc, Julienas, vous nous faites languir ! A croire que vous le faites exprès !


Julienas



Une légère irritation dans la voix, clairement perceptible, indiquait qu'il était temps de se mettre à table s'il ne voulait froisser son hôtesse...
Le jeu s'achevait, il convenait d'abattre ses cartes.


- Hé bien, commença-t-il, malgré l’extrême confort de vostre paillasse pour un homme qui ne connait depuis des semaines que le confort spartiate des monastères et lieux de refuges pour pèlerins en route pour Compostelle, j'ai mal dormi la nuit dernière. La chaleur pesante, qui nous afflige depuis deux semaines sans ondée, le soucis causé par l'absence de nostre jeune ami que nous attendions hier soir en vostre ostel... Je me tournais et retournais dans mon lit, cherchant le repos en vain, jusqu'à ce ce que sonnent matines. Et c'est alors que j'entrai enfin dans mon premier sommeil que je fus éveillé par l'orage inespéré.

Il avise alors la vesture et la couronne fournie du jeune Pierre qui arborait la tonsure romaine, signe de l'appartenance à son ordre du clergé régulier.
Puis ses yeux se tournent vers la tavernière quand il reprend :


- Voyez sa tenue et sa coiffe. Pour une femme observatrice telle que vous, il ne vous aura pas échappé que ce jeune novice, qui comme nous le savons a quitté son abbaye hier matin, n'a pas essuyé la pluie abondante de la fin de cette nuit. Ses cheveux, certes ébouriffés et comportant des fragments de végétations que l'on trouve en forest, ne sont pas frisés, et les mèches pas mesme crollées... Ses vestements ne font que confirmer, tant par leur aspect que par l'odeur...
Il était donc à l'abri au moment de l'orage qui m'a sorti de mon sommeil...


Il se lève, prélève quelques fragments sur l'arrière de la tunique du jeune Pierre, puis les dépose délicatement sur la table, devant la tavernière, et les expose à la lueur de la flamme en faisant glisser la lampe à huile sur le plateau de bois.

- Maintenant, si vous considérez ceci... Voilà qui nous renseigne sur l'endroit où il a passé la nuit, dit-il avec un sourire de satisfaction.



_________________
Agathe.



- Du foin ! s'exclame l'aubergiste qui n'a rien oublié de ses origines paysannes. Les activités des champs, même dans les pires conditions climatiques, elle connaissait !
Puis, encouragée par le jeune Pierre qui acquiesçait de la tête, les yeux grands ouverts (ce qui ne faisait que confirmer les propos du frère), elle ajoute :


- Oui... jusqu'ici je vous suis. Il a dormi dans un grenier à foin donc, tandis que l'orage grondait, c'est bien ça ?

Tout en exposant son point de vue, elle se remémore la version avancée par le frère précédemment et alors se reprend :

- Mais, n'aviez-vous pas dit qu'il n'avait pas dormi dans cet abri... ou quelque chose dans le genre ? dit-elle d'une voix hésitante.
Et en quoi ça prouve qu'il a été attaqué hier et pas aujourd'hui ? Et comment pouvez-vous affirmer également qu'il a été surpris ce matin dans ce grenier... ou grange comme vous disiez ? Et la scène dans les vignes ensuite...
Parlez donc Julienas, je vous en conjure !


Julienas



- Doucement ma soeur, doucement ! Pas tout en mesme temps ! dit-il en riant et en agitant les mains, paumes vers le bas.

- Procédons par ordre voulez-vous...

Et avant que la blonde ne l'interrompt à nouveau en le pressant de questions, il s'empresse d'enchaîner.

- En fait de grange ou de... grenier comme vous dites... il devait s'agir plutôt d'un abri pour roncin, comme j'en ai pu voir en arrivant jusqu'ici, dans lequel les vignerons déposent de la litière constituée de ce foin. De qualité médiocre comparativement à la paille, elle permet néanmoins de nourrir les bestes lors des travaux dans les vignes. Ces abris sont généralement vides la nuit, car aucun vigneron ne commettrait pareille folie que de laisser mesme la pire des rosses sans surveillance en contremont des coteaux. Bien que leur existence soit sensiblement préférable à celle des paysans, ils ne peuvent pas se permettre pour autant de voir leurs biens dérobés par les voleurs de chevaux, fort répandus dans les campagnes, qui trouvent facilement acquéreur auprès d'un maquignon sans scrupule et peu regardant quant à l'origine de l'animal.

Maintenant, pour ce qui est de dater l'attaque d'hier, c'est vraiment trivial pour qui possède des connaissances en médecine et a soigné nombre de navrures.


Il désigne le pansement récent sur le flanc du jeune Pierre.

- Cette plaie caractéristique, indéniablement causée par une main maladroite armée d'une dague, commençait à supurer et le sang est déjà coagulé en périphérie. Celle-ci date d'hier matin, à n'en point douter, alors que nostre ami avait déjà atteint la forest de Malmaison qui nous sépare d'Hautvillers.

Il se dirige à nouveau derrière le jeune novice et ajoute, sur le ton de la confidence, pour justifier son assertion :

- J'ai patiemment étudié les cartes que vous m'avez fournies hier, ma soeur, imaginant son itinéraire le plus plausible, tandis que nous l'attendions avec force inquiétude.


Puis il saisit la tête du garçon des deux mains et l'incline en direction de la tavernière en poursuivant :

- Observez cette contusion qui déborde sur la partie dégarnie de sa tonsure. Celle causée par le bâton de l'homme qui a dû viser la nuque, voulant l'abattre d'une hastrelee, mais qui, par chance, a manqué son objectif. Elle confirme également l'heure approximative de l'attaque. Voyez comme les contours sont jaunâtres et bleutés. Au toucher, on sent bien combien l'oedème est développé.



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Agathe.



La tavernière Agathe ne put s'empêcher de grimacer, tandis qu'il déballait ses analyses avec un détachement propre aux militaires et médicastres. Elle en fut choquée, elle qui le considérait plutôt, jusqu'à présent, comme un clerc sensible, animé essentiellement par l'amour du Très Haut et pour son prochain. Qu'il ait à coeur de se préoccuper autant des âmes que des corps de ses semblables lui semblait au demeurant parfaitement conciliable. Mais quand la réalité s'impose sous vos yeux, elle remet parfois en cause bien des préjugés. A la réflexion, elle finit par réaliser que la vue du sang et autres horreurs qui peuvent affliger les créatures terrestres doit forger les esprits.
Elle allait l'interrompre de nouveau pour lui demander s'il ne craignait pas de perdre sa sensibilité naturelle à la longue, mais renonça à enfreindre les règles de la bienséance en pénétrant son intimité.
Rejetant l'image du jeune novice tombant sous le coups de manche de l'homme - puisqu'il s'en fallut de peu aux dires du frère - elle frissonne puis se reprend.


- Mais pour le déroulement de l'attaque... ? Et l'enchainement des faits qui suivirent ?

Se mordant les lèvres, elle attend qu'il poursuive...


Julienas



- J'y viens ma soeur, j'y viens, dit-il en tapotant ses doigts sur les clavicules du jeune Pierre.

Et en écartant la tunique, il fait apparaitre son épaule droite de laquelle il approche la lampe.


- Voilà encore une contusion intéressante, avisez donc.
Celle-ci ressemble fortement à une brûlure, avec quelques éraflures ici... et là également... les rares petites croutes sont déjà sèches.
La marque d'une sangle de cuir comportant une petite boucle métallique qu'on tente d'arracher brutalement.


Et se plaçant sur la gauche du novice, il fait le geste en tirant un objet invisible violemment.
Puis il fait le tour de la table, se campe face à la tavernière et leur protégé en s'appuyant sur ses paumes.


- Faisons le point à partir des éléments dont nous disposons jusqu'à présent.
Nous avons un jeune homme qui devait se rendre ici mesme, sur ordre du frère Ignon, pour venir à ma rencontre hier en fin de journée.
Il part tost le matin de l'abbaye Saint-Pierre d'Hautvillers, muni du précieux message à mon intention, ainsi que de quelques victuailles pour se restaurer dans la journée. Car la route est longue et je ne peux imaginer un seul instant mon cousin le laisser partir sans provision.


Il marque une pause pour laisser le temps de visualiser la scène puis poursuit :

- Les blessures nous apprennent donc que nostre ami s'est fait brigander en fin de matinée alors qu'il atteignait la forest - à moins qu'il n'y fut déjà entré - en contremont des vignes sises face à l'abbaye. Son épaule droite nous indique qu'un homme situé sur sa gauche lui a arraché sa besace tandis que - sa plaie hémorragique au flanc droit en atteste - une personne haute d'au plus cinq pieds, située sur sa droite - une femme donc, comme il nous l'a dit - a tenté de lui planter sa dague à travers la peau. Enfin, l'arrière de son crane désigne un coups de manche assené avec vigueur mais esquivé, heureusement, par nostre ami qui a réussi à s'enfuir.

Jusqu'ici vous me suivez je pense,
dit-il sérieusement.

Puis il précise :


- On imagine aisément l'énergie dont il a pu profiter en pareille occasion, la peur vous donnant des forces accrues insoupçonnables en temps normal.
Quant à ses douleurs, ce n'est que par la suite qu'il les a ressenties, lorsqu'il courrait à perdre haleine pour se cacher dans le bois, courant d'arbres en arbres, pour sauver sa vie.
N'est-ce pas mon jeune ami ?
dit-il en considérant le jeune Pierre avec un regard impassible.



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Pierre..



Le garçon qui jusqu'à présent se contentait de hocher la tête, confirmant les déductions du frère et n'osant l'interrompre, fut surpris que celui-ci lui demande son assentiment.
Impressionné par le sens de l'observation dont il faisait preuve, et de son raisonnement jusqu'ici infaillible, il constatait de visu des talents du cousin de son protecteur de l'abbaye.


- Ne sois pas étonné surtout, lui avait dit le frère Ignon. Il peut sembler fier et distant en certaines occasions, mais au fond c'est un homme fort aimable, mesme s'il peut estre froid quand il est plongé dans ses réflexions qu'il affectionne tant... Ceci peut irriter parfois, il est vrai, mais il ne faut pas s’arrêter à cela mon garçon.

"Froid" était un euphémisme. "Glacial" serait sans doute plus approprié, le jeune Pierre pouvait en témoigner, lorsqu'il se lançait dans les descriptions de détails qui généralement émeuvent le commun des mortels.
Toutefois, il commençait à éprouver une certaine fascination, et même une sorte d'attirance filiale, envers ce frère du Languedoc dont le cellérier du monastère reconnaissait les compétences... Qu'il cherche à le consulter pour lui faire part du drame mystérieux qui frappait la congrégation lui semblait dorénavant pleinement justifié.


- Oui, dit-il alors lentement, c'est comme ça que ça s'est déroulé. J'ai couru aussi vite que j'ai pu, ma main tenant fermement ma bourse suspendue à ma ceinture contenant le message du frère Ignon. Je me suis arresté bien plus tard pour reprendre mon souffle, adossé à un gros chesne. Je les entendais au loin... leur pas devenaient de plus en plus proches... au début c'étaient des bruits de branches mortes qu'on écrase... lointains... puis j'entendais les brindilles de plus en plus distinctement... ensuite j'aurais juré entendre les feuilles mortes sous leurs pas rapides... c'était terrible ! Mon coeur battait si fort dans ma poitrine...


Agathe.



L'enfant revivait visiblement la scène quand la belle Agathe posa sa dextre sur son poignet en lui souriant gentiment.

- C'est fini mon garçon. Tu es en sécurité ici, sois tranquille, dit-elle avec douceur. L'huis est clos à double tour et, crois moi, pour abattre celui-ci, il faudrait un régiment ! Et cette nuit, tu vas dormir dans un bon lit. Bien meilleure que le foin de la nuit dernière, ajouta-t-elle.

Puis, se levant elle poursuit :

- Bon, moi je vais chercher de la tisane au miel pour ce jeune homme. Et ensuite au lit !

A l'adresse du frère, elle ajoute :

- Mais poursuivez Julienas, j'entends bien de la cuisine, savez... Et je suis trop curieuse de découvrir le reste de vos... "inductions", comme vous distes.

Et en riant, elle se dirige vers l'office.


Julienas



Il vida le pichet de vin rouge dans deux timbales et reprit son récit en haussant le ton, afin d'être bien entendu par la tavernière qui s'éloignait.

- Ainsi donc, courant d'arbre en arbre, nostre ami a gagné l'orée du bois, arrivant sur le second costeau, celui qui nous sépare de la forest. Avisant une remise ou abri contenant ce foin, comme nous l'avons déjà établi, il s'y est réfugié, pensant avoir semé ses poursuivants et imaginant que ceux-ci tenteraient de lui couper retraite vers le village en contrebas. Imaginez son état de terreur, sachant que ces scélérats avaient juré sa mort. Surpris par la tombée de la nuit, on peut aisément comprendre qu'il lutta contre le sommeil jusqu'au matin, craignant pour sa vie. En outre, il eut le temps de réfléchir, après avoir recouvré ses esprits, une fois caché en relative sécurité. Du moins provisoirement...

Nostre ami Pierre réalisa alors qu'il avait plus de chance de leur échapper de jour, plutost que de nuit où le moindre bruit s'entend de très loin.
Il résolut donc d'attendre le petit matin, luttant contre le sommeil, la faim qui commençait à le tenailler, les douleurs et aussi le froid. Car si les journées sont chaudes, et ce depuis tant de jours où les paysans attendent la pluie, les nuits sont relativement fraiches en cette région...


Il rit doucement en précisant :

- Particulièrement pour un homme du sud !

Et de poursuivre plus sérieusement :

- Peut-estre a-t-il finalement sommeillé quelques temps, vaincu par la fatigue. Mais certainement très peu en tout cas ! Et s'il a dormi, je pense que c'est l'orage qui a dû le réveiller, tout comme moi.



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Agathe.



L'aubergiste Agathe revient avec le bol de tisane, le dépose devant le jeune novice en écoutant attentivement la suite des explications. Puis elle hoche la tête de gauche à droite et demande :

- Dites, je réfléchissais en vous écoutant de la cuisine. Pour son refuge, je vous l'accorde. Le foin, on en trouve dans ces abris... mais... au village aussi y'en a...
Tiens, oui. Pourquoi pas une grange, plus tard, lorsqu'il arriva enfin à Bouzy, harassé ? Et qu'est-ce qui prouve qu'il a passé la nuit la-haut, Julienas ?

Hummm ?
dit-elle en espérant pincer le frère qui avait réponse à tout. Au point que ça devenait presque agaçant...


Julienas



- Parce qu'il en est sorti prestement au petit matin ma soeur ! La pluie nous le confirme ! Et ses pieds aussi ! Regardez...

Il s'était levé de nouveau pour contourner la table et venir se pencher sur les chevilles du jeune Pierre.
Saisissant son pied gauche de sa dextre, il approche la lampe avec son autre main.


- Vous qui avez longue expérience des terres de la région, vous reconnaissez l'origine de ces taches sur ses chevilles n'est-ce pas ?

Puis il ôte la chausse du jeune novice et poursuit :

- Voyez, les taches se poursuivent, plus répandues en bordure de son pied et sur l'ensemble de sa vouste plantaire...
Je l'aurais parié !
ajoute-t-il non sans une certaine fierté.

Puis il prend la chausse de l'enfant, la place sous le nez de la tavernière à proximité de la flamme vacillante.

- Et ici, pas de trace de boue ! Rien ! Si ce n'est ces petites traces blanches ici... et là... et encore là... Elles en sont couvertes, esgardez...
Vous les reconnaissez ces marques caractéristiques elles-aussi, pas vrai ?
Hummm ?



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Agathe.



- De la craie ! s'exclame la blonde.
D'où vostre histoire de vigne !

Puis elle réfléchit un instant et objecte :

- Notez, pas étonnant que ses chausses comportent trace de son passage dans les vignes. Il devait nécessairement passer par là en redescendant de la forest pour venir jusqu'ici...

Quant aux traces de boue, elle avait de suite reconnu la terre argileuse du sommet des collines, là où s'étalent les forêts en amont des coteaux.

Mentalement, elle s'efforça de tisser les liens entre les divers renseignements dont elle disposait, suivant la méthode décrite par le frère précédemment.


- Attendez, laissez-moi deviner aussi !
La pluie... la boue argileuse... de la forest forcément... après l'orage de ce matin... à pieds nus donc. Pourquoi à pieds nus ?
Aaaaaaah ! Ouiiiiii !


Et avec un sourire triomphant elle s'écrie :

- J'y suis ! C'est bien dans un abri en contremont du vignoble qu'il s'est réfugié ! Oui ! Il est retourné en forest après l'orage, à pieds nus, après avoir été surpris dans cette cachette.
Ho ! C'est si simple en fait, quand on a les... Comment dites-vous ?
Les "éléments" en main.


La blonde jubilait, heureuse de ses propres "inductions" à son tour.

- Et... commença-t-elle en claquant des doigts et en réfléchissant à la suite. En fait, il avait osté ses chausses dans l'abri durant la nuit... devait souffrir des pieds le pauvre mignon, dit-elle en le regardant avec empathie, revivant tout ce qu'il avait pu endurer.

Mais, pleine d'enthousiasme, elle reprend :

- Donc, après matines, il les entend arriver alors qu'il est établé dans son recet. Il s'enfuit sans prendre le temps d'enfiler ses chausses qu'il garde en main. Et il court vers le bois juste au-dessus pour s'y cacher comme la veille.
Ben oui, il avait réussi à les semer une fois déjà, hier, il espérait donc faire de mesme...


Restait à trouver la suite du déroulement des évènements.

- Ensuite... ensuite...

Elle pince les lèvres et réfléchit à voix basse avec un débit ralenti, soliloquant plus qu'elle ne leur parle.

- Plus tard, il a remis ses chausses dans les vignes... Forcément ! Elles ne portent pas de trace de boue...
Le sol est sec depuis des semaines. Et perméable. Contrairement à celui d'en haut en forest, icelui a séché rapidement après la pluie de ce matin. C'est sûr ça !


Elle prend alors la main du jeune Pierre qui avait achevé sa tisane. Elle avait déjà noté l'état de ses doigts et de ses ongles. Comme l'avait mentionné le frère, il était bien visible que ceux-ci avaient fouillé le sol crayeux. Et, pour vérifier la suite des conjectures initiales du Jules, elle approche la lampe de la bourse du jeune homme et constate qu'effectivement celle-ci porte aussi des traces de terre sèche et de craie.

Elle regarde le frère qui devine le cheminement de ses pensées en la voyant procéder de la sorte. Alors, elle annonce, victorieuse :


- Julienas, enfin tout s'explique !

Puis elle hésite et ajoute :

- Ah ! Reste une chose... Mais ça... je l'avais remarqué dès son arrivée. Moi aussi j'avais noté qu'il avait la teste, et surtout les yeux, de quelqu'un qui venait de se réveiller. Ça se voit comme le nez au milieu de la figure ça... si vous me permettez l'expression. Maintenant, que tout est reconstitué, je saisis le reste.
Il s'est endormi dans les vignes, mort de fatigue, quand ses assaillants le traquaient parmi les ceps. Ce qui atteste qu'il n'avait pas, ou peu, dormi la nuit d'avant d'une part. Et, d'autre part, qu'ils l'ont traqué longuement encore aujourd'hui. Effrayé, craignant autant pour sa vie que pour vostre message, il a dû rester tapi là-haut pendant des heures et a décidé de l'enterrer provisoirement, au cas où ils parviendraient à le débusquer...

Faut pas demander si ce message doit donc estre bigrement important !
dit-elle machinalement, piquée par la curiosité.

Et... Et... Hoooo ! La chiasse ! s'exclame-t-elle en cognant son point droit contre sa paume gauche, emportée dans son élan, enflammée par ses déductions qui affluaient dans son esprit.
A moins que ce ne soit les gobelets de rouge accumulés...


Et illico, rouge de honte, sa main vient de suite bâillonner sa bouche de laquelle sort un :

- Han, pardon !

Une rapide tentative de diversion lui fait dire alors en agitant la tête :

- Mon Dieu ! On bavarde, on bavarde, et son bain doit estre froid maintenant.
Le pauvre petiot...
dit-elle en caressant sa tonsure doucement.
On ajoutera de l'eau très chaude, n'ai crainte mon beau...


Julienas



Il éclata de rire, autant par son interjection que par sa réaction qui suivit.

- Oui, comme vous dites ma soeur, d'une façon toute personnelle il est vrai... que nous aurons oubliée demain, une fois dégrisés...
On peut comprendre nostre ami, accroupi entre les ceps de vignes, n'ayant pas mangé depuis le matin d'avant, après toutes ces épreuves... A la vue d'une grappe sous ses yeux, il a tenté de calmer les plaintes de son estomac, lesquelles risquaient de surcroît de le faire repérer... Seulement, le raisin pas mûr... ça ne pardonne pas !
dit-il en tournant le regard vers le jeune novice qui baillait.

Puis à la tavernière :

- En tout cas, bravo ! Voyez qu'il n'y a nulle place à quelque... "sorcellerie" dans tout cela ! dit-il avec un large sourire.
De telles déductions sont à la portée de chacun, avec un minimum d'observations, quelques connaissances et surtout un bon raisonnement.

Mais voyez nostre ami qui pique du nez, je pense qu'il serait sage d'aller nous coucher, il a besoin de repos... et nous aussi.
Quant au bain...


Subitement, il s'interrompt et secoue le jeune Pierre par le bras :

- Quand es-tu né mon garçon ?



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