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[RP] Les alchimistes de la pluie

Pierre..



Pierre, surpris par cette question inopportune, le dévisage brièvement, convaincu qu'un motif précis justifiait la curiosité de son interlocuteur.

- Hein ? Euh... comment ? En avril mon frère...
Le 26 avril 1445,
dit-il simplement d'une voix rauque en frottant ses yeux.

La peste n'est pas l'unique maladie qui sévit aux quatorze et quinzième siècles. Mais son ampleur est telle que l'on nomme "peste" la plupart des maladies épidémiques qui frappent les populations fortement rassemblées : communautés religieuses, armées, villes... La mise à l'écart et la fuite des malades contaminés contribuent à disperser les pandémies le long des routes commerciales, pour atteindre même les villages, relativement épargnés initialement. Les hivers rudes, les étés pluvieux ou trop secs et les conditions de vie précaires favorisent d'autant le développement de tels fléaux qui terrorisent les populations. Ferveur religieuse accrue, offrandes, processions et prières s'ajoutent aux efforts des médicastres. Chacun combat le mal à sa manière. Les impuissants vont jusqu'à se révolter, piller, brûler... faute d'être en mesure d'oeuvrer de façon efficace. Quand ils ne cherchent pas à dénoncer et même martyriser des coupables improbables comme les juifs, boucs émissaires vite désignés...

C'est donc "la peste" que l'on rendit responsable de la mort des parents du jeune Pierre, ainsi que de celle de deux de ses frères - dont le puiné de la famille, de onze mois son aîné - et d'une soeur. Trois enfants survécurent, dont nostre jeune novice âgé de sept ans à l'époque, et furent recueillis dans leur village de Cumières par leur oncle Mathieu, propriétaire de quelques arpents de vignes et d'une auberge renommée bien au-delà de la paroisse. "Le Caveau", passage obligé des riches voyageurs dont mets et vins ravissaient les palais les plus délicats, hébergeait commerçants et hauts dignitaires de l'Eglise et de la Couronne, toutes deux bien implantées dans la région. Pourtant, les taxes et redevances engloutissaient une grande partie des bénéfices du ménage qui parvenait difficilement à subvenir aux besoins de ses cinq enfants. Les maladies qui touchent épisodiquement la vigne n'arrangeant rien, de même que les conditions climatiques rigoureuses...
Ne pouvant assumer la charge de nourrir trois bouches supplémentaires, il fut donc convenu que les orphelins seraient confiés à la grâce du Très Haut dans la contrée : Pierre et son frère Alban à l'abbaye d'Hautvillers, Blanche, la benjamine âgé de trois ans, en celle d'Avenay-Val-d'Or.

Le jeune novice toussa puis frissonna. Non pas que la température de la pièce lui disconvienne, mais le souvenir poignant du mal qui avait ravagé sa famille lui faisait redouter toute manifestation de maladie funeste quelconque.


- Quel rapport avec le bain mon frère ? osa-t-il avec une pointe d'inquiétude dans la voix...


Julienas



- Hippocrate, mon ami ! répond-il très sérieusement, conscient que son enchainement pouvait surprendre.

Puis, se tournant vers l'aubergiste, il ajoute :


- Fort bien ma soeur ! Vostre bain refroidi sera parfait pour ce jeune homme ! dit-il en affichant un large sourire.

Réalisant le caractère saugrenu que pouvait revêtir ses propos auprès de son hôtesse et du jeune homme, il allait justifier sa remarque quand...



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Agathe.



La tavernière l'interrompt :

- Comment ? Vous n'entendez tout de mesme pas que je fasse donner un bain froid à ce pauvre enfant, après tout ce qu'il a subi depuis hier ? coupa-t-elle.

- Mais Julienas, de quel bois estes-vous fait ?
C'est... c'est pas aristotélicien, voilà tout !
Et pas humain non plus !
Vous direz à vostre... à vostre... Hypocrite là... qu'il n'entend rien aux enfants. Pas plus qu'aux personnes mal en point !
Non mais !
Sans coeur, va !


Les mains sur les hanches, elle secouait la tête d'un air indigné.

- Rhooo, non mais quand mesmes... Je resve...


Julienas



Il rit doucement en voyant la blonde fulminer de la sorte. Puis, profitant qu'elle marquait une pause, il s'empresse de reprendre la parole.

- Du calme, ma soeur, du calme ! fit-il en accompagnant ses paroles d'un signe de main apaisante.
Il ne s'agit pas de martyriser cet enfant bien au contraire !

Et de préciser son avis, retrouvant, par habitude, le ton docte dont il usait lorsqu’il enseignait naguère.

- Selon ce bon philosophe et médicastre Hippocrate, l’humain est régit par quatre humeurs : sang, pituite, bile jaune et bile noire.
Il faut donc, avant toute chose, déterminer l’humeur d’un patient pour pouvoir envisager un traitement qui lui convienne au mieux.


Or voyez-vous, ce jeune homme est d'un caractère bilieux. Les traits de son visage, ses mouvements de sourcils, sa bouche et surtout ses yeux le confirment. Avez-vous ressenti la tension intérieure qui l'habite, à l'occasion ? Et l'avez-vous vu s'emporter à un moment ou un autre depuis son arrivée ?

Et avant qu'elle ne réponde, il poursuit :

- Non, rien. L'exemple mesme du colérique bilieux. Son élément est le feu, associé au chaud et au sec, toujours selon Hippocrate, tout comme l'est nostre saison actuelle.
Selon la théorie des humeurs, référence de tous nos médicastres depuis l'antiquité, nostre ami est donc sujet aux maladies et accidents préférentiellement en été.
Et toujours selon cette mesme théorie, la maladie est un déséquilibre des humeurs, entraînant des symptômes qu’il faut corriger en utilisant les qualités de l’humeur opposée.


Devant leur air incrédule, il ménage une brève pause pour leur laisser le temps de comprendre et retenir les idées avancées, puis il poursuit :

- Par exemple, une maladie froide et humide nécessite des aliments chauds et secs, comme le poivre ou la moutarde, qui provoquent une sensation de brûlure, tandis que la laitue ou la pêche rafraîchissent et apportent de l’humidité au malade souffrant de maladie chaude et sèche.

Vous me suivez toujours ?


Il sourit à l'adresse de l'aubergiste.

- Alors, si vous m'avez bien compris, ce dont je ne doute pas un instant compte-tenu de vostre brillante démonstration récente... dit-il avec un petit rire à peine contenu. Nostre ami a besoin d'un bain, certes oui, mais surtout pas d'un bain chaud ! D'autant qu'avec les épices et l'oignon qu'il a ingurgité ce soir, classés dans les aliments chauds et secs eux aussi... celà va plutost à l'encontre de son état.

Lorsqu'il était question de médecine, il oubliait fréquemment d'y mettre les formes, au risque de s'affranchir des convenances.
Aussi, crut-il bon d'adoucir son propos en précisant :


- Maintenant, il nous dit estre né sous le signe du taureau, lié à l'élément terre, associé, lui, au froid et au sec. Ce qui compense un peu... De mesme que cet excellent coq que nous ne sommes pas prêts d'oublier...

Sa voix s'éteint progressivement ne souhaitant pas disserter plus avant sur la volaille et les quatre éléments. Aussi, après une courte pause, il se redresse brusquement et affirme sur un ton péremptoire :

- Un bain froid, voire tiède si vous y tenez, lui sera donc salutaire ! Tout en prévenant la fièvre qui pourrait le prendre, en cas d'infection...

Ce disant, il sort un sachet de sa besace et demande :

- Pourrais-je abuser de vostre bienveillance ma soeur en vous demandant si vous aviez des fruits frais ?
Vous lui prodiguerez le plus grand bien en le nourrissant de la sorte dès demain, assurément.


Et, souriant, il ajoute à voix plus basse comme pour lui-mesme :

- Du raisin vert... froid et sec... Pas mal mon garçon... Mais des fruits frais te seront plus profitables demain.

Il transmet alors à la blonde le sachet dans lequel il venait d'ajouter le contenu d'un autre.

- Tenez, prenez ceci pour lui confectionner une dernière tisane.

Et, connaissant maintenant la curiosité assumée de son hostesse, il précise, prévenant la question qui fuserait :

- C'est un mélange de plantes fort communes que vous lui donnerez juste après le bain, quand il sera au lit.
La sauge pour faciliter la cicatrisation de sa blessure, la menthe comme analgésique pour le soulager de ses douleurs la nuit prochaine et contre la fièvre.
Et qui l'aidera à digérer accessoirement ce repas plantureux dont vous nous avez régalé,
ajoute-t-il en souriant.

Et tandis que le jeune novice se lève pour prendre congé, il informe l'aubergiste de ses intentions, tapotant le pli posé devant lui.

- Ah ! Ma soeur ! Pour le moment, malgré l'urgence dont me fait part le frère Ignon à travers ce message, nous ne pouvons reprendre la route avant le garissement de la navrure de nostre jeune ami. Aussi je crains que nous devions profiter encore quelques jours de vostre hospistalité...



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Agathe.



A l'adresse du jeune novice qui saluait ses protecteurs, elle lui lance :

- Ton bain a été préparé dans ta chambre, mon beau. La porte au fond du couloir... Ta fenestre donne sur le jardin, tu seras au calme pour la nuit...
Je monte te porter ta tisane...


Et alors qu'il passe près d'elle, elle ajoute à voix basse :

... et aussi de l'eau chaude pour rechaudir ton baquet...
Moi les médicastres...


Elle sourit au frère et reprend d'une voix pleine d'enthousiasme tandis qu'elle se lève à son tour :

- Va pour les fruits dès demain.
On va vite le requinquer ce jeune homme !
Et pour vostre séjour prolongé, pas d'inquiétude. Le frère Ignon m'a assuré qu'il prendrait en charge les frais. Et pour ça, il paie toujours rubis sur l'ongle.


Puis, en saisissant la marmite vide, elle s'exclame :

- En tout cas, je suis bien heureuse que vous ayez fait bonne pitance.
C'est sûr qu'à l'abbaye... doivent pas en servir souvent du coq au vin.
Et c'est pourtant pas de la vinasse qui coule à tire la rigole là-haut !

Allez, bonne nuit mon frère. Je vous laisse la lampe pour gagner vostre chambre.


Julienas



L'expression de l'aubergiste le fit sourire. Cette dérive courante était-elle dûe à l'association entre les vocables relevant des liquides ?
La question demeure. Tout comme l'origine de sa formulation correcte.

Boit-on "à tire-larigot" ? Dans ce cas, l'origine viendrait de la petite flûte éponyme.
D'autres prétendent que c'est plutôt "à tire la rigaud", du nom de l'Archevêque de Rouen et conseiller du roi Saint Louis au treizième siècle : Eudes Rigaud.
Q'importe...


- Bonne nuit à vous ma soeur et merci, répond-il en se replongeant une dernière fois sur le message de son cousin apporté par le jeune novice, en quête d'indice lui permettant d'en apprendre d'avantage.

Pourquoi tant de mystères ? Que pouvait le hanter le frère Ignon à ce point et qui justifiait sa demande pressante ?
Pourtant, lorsqu'il était en convalescence à Troyes, le cellérier l'avait convié à venir lui rendre visite à l'abbaye d'Hautvillers sans manifester d'inquiétude particulière dans son premier courrier. Un fait nouveau s'était donc nécessairement produit entre-temps.
Et des plus tragiques selon le contenu de son dernier message...



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Julienas



[Centre ville de Troyes - Une semaine auparavant]


Empruntant la ruelle des Chats fort étroite, il avise sur le sol poussiéreux la chute de morceaux d'épluchure jetés d'une fenêtre. Des cochons se bousculent alors autour des détritus, se souciant peu des passants qui appartiennent au décor.

- Hééé ! 'Pouvez pas faire attention non ! hurle un grand soudard en direction des étages du bâtiment, surpris par l'espèce d'ongulé qui s'était faufilé entre ses jambes.

Contournant l'attroupement passablement excité, le frère longe les pièces exiguës des demeures populaires puis arrive à hauteur d'une voie plus large, bordée de maisons de bois à chevrons abritant boutiques d'artisans et "logettes" de marchands, jouxtant l'église du quartier. Au milieu des clameurs et bruits de charrette, les chalands se pressent sur leurs ouvroirs, triturant fruits, légumes et objets de confection divers. La chaleur pesante ne semble pas calmer leurs ardeurs, pas plus que la puanteur ambiante.

La rue débouche sur une petite place où une foule agglutinée semble attirer toujours plus de monde. De loin, il croit entendre une voix d'homme haranguant la populace.
Il s'en approche et peut entendre chanter, avec un accent flamand prononcé :


"Par Gambrinus et Saint Sixtus !"
Quand bien mesme vestes mal
assorties coulent de roche fort
sombre et rafraîchie, mais
si entendez bien plus qu'or val
nulle question qu'elles restent à la trappe.


Le goliard exécute alors quelques pas de danse au milieu de la foule massée en cercle et fait mine d'inviter son âne vêtu de pièces colorées à l'accompagner. Dressé à baisser les oreilles sur un signe convenu, le quadrupède marque son refus en secouant la tête de gauche à droite, puis pousse ses "Hi han" toujours appréciés du public. Profitant ensuite que son cavalier dépité se tourne vers l'assistance en grimaçant, il cesse de braire et le fait valdinguer en avant d'un coups de salière dans le fondement. Rires et applaudissement des badauds...

Le clerc satirique salue alors son public captivé par son numéro bien rodé. Cette fois, ils sont bien mûrs.
Il lève donc les mains pour réclamer le silence et annonce en criant :


- Oyez, oyez braves gens !
Pour vostre divertissement
plus tost que de vespres ce soir,
à la mesme heure courrez voir
l'histoire de Pierre le laboureur
que vos serviteurs auront l'honneur
en Cour du Mortier d'Or
de vous conter mes trésors.


Enfin, multipliant encore et encore les grimaces, il salue longuement son auditoire tandis que les spectateurs les plus pressés commencent à se disperser.

Le soleil avait déjà passé son zénith. Il était temps de gagner la cathédrale s'il ne voulait manquer les vespres en l'Abbaye de Saint-Loup où il avait trouvé refuge pour le temps de sa convalescence. Il se dirigea donc vers le parvis et prit le temps de réaliser quelques croquis à la hâte sur le dernier palimpseste encore disponible dans son précieux porte-document. Il grimaça à la vue de l'angle arraché par l'un de ces cinq gredins qui l'avaient dépouillé sur la route menant de Tonnerre à Troyes. Par chance, le coups d'épée s'était abattu quasiment tangentiellement et avait été amorti par le cuir tanné de la besace. L'angle de la couverture composée de plusieurs feuillets avait été arraché. Une restauration restait donc envisageable. Une chance qu'il ne fût pas nettement sectionné !

Il classa consciencieusement ses dernières esquisses dans le porte-document, du moins dans ce qu'il en restait, et s'engouffra dans la haute bâtisse. L'air frais se fit sentir dès l'ouverture de la lourde porte et rafraichissait les visiteurs plus nombreux qu'à l'accoutumée en pareil lieu consacré. Si le Paradis siège dans le soleil, celui-ci conduit bien les foules dans les églises en tout cas, songea-t-il en souriant.

Après une génuflexion au seuil de la nef, il suivit son itinéraire habituel, par le bas-côté à destre pour gagner le transept sud et enfin le déambulatoire.

Alors, oubliant les coups de burin des artisans à l'ouvrage dans la partie occidentale, il s'agenouille dans une chapelle rayonnante et récite son Credo...



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Julienas



[Cloître de l'abbaye de Saint-Loup à Troyes - Le lendemain]


"Le cloitre n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat" lui avait dit Gaston, le roux, en sortant de la chambre jaune.

A l'invitation du frère jardinier, il l'avait donc suivi dans la longue galerie ouverte sur le jardin. Les senteurs estivales étaient plus discrètes qu'en juillet, mais pas moins subtiles pour autant. Des frères désherbaient en silence les massifs fleuris. Ils ne semblèrent pas remarquer leur présence, tant ils étaient absorbés dans leurs méditations.

En guise d'explication, le frère Gaston crut bon d'arguer les principes de la règle suivie à l'abbaye.


- Pour ramener les religieux à la vie commune, Saint Augustin composa un traité pour leur prouver que le travail des mains était leur unique voie de salut. Ainsi, il disait "Je ne sais qu'une chose, c'est que Saint Paul ne volait pas, qu'il n'était ni brigand, ni larron, ni cocher, ni chasseur, ni histrion, ni homme à faire un métier infâme, mais qu'il gagnait les choses nécessaires à la vie par un travail légitime et honorable, semblable à celui des forgerons, des maçons, des cordonniers, des laboureurs et des autres artisans".

Puis il ajouta en désignant les frères au travail :

- Il proposait cet exemple à ceux qui prétendaient vivre dans l'oisiveté comme les oiseaux du ciel auxquels Dieu donne la pâture. Et il concluait en disant qu'il fallait que chaque jour, à certaines heures, le religieux travaillât de ses mains et qu'il consacrât le reste de son temps a la lecture et à l'oraison.

Voilà, c'est par ici. La seconde porte à droite mon frère.


Après un échange de saluts silencieux, ils se séparèrent devant la lourde porte sur laquelle débouchait la galerie.



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Julienas



[Scriptorium de l'abbaye de Saint-Loup]

La chaleur excessive qui régnait dans la pièce ne pouvait s'expliquer que par une source de chauffage invisible au premier regard, même pour un observateur aguerri.
"Curieux", se dit-il de chauffer en plein mois d'août quand le bois est une denrée fort précieuse. D'autant que cet été était particulièrement chaud et sec.
La rigueur des hivers qui gèlent les doigts des copistes engourdis par le froid était chose connue, ce qui rendait la situation d'autant plus incompréhensible.
C'est donc plongé dans ses réflexions qu'il avança dans le scriptorium.

Celui-ci jouxtait la vaste bibliothèque qui abritait des ouvrages religieux mais aussi profanes. "Tout savoir, tout connaitre", l'humanisme pénétrait progressivement les esprits des érudits de diverses confessions. On accumulait les copies de textes dignes d’intérêt afin d'en assurer la pérennité, quand bien même ceux-ci ne prétendaient pas nécessairement élever l'âme du lecteur. En outre, un ouvrage commandité par un riche ordonnateur constituait une source de revenus souvent inespérés. Et quand une partie des bâtiments menaçaient de s'écrouler, ou qu'une toiture attendait depuis longtemps d'être refaite, la piété pouvait céder au pragmatisme. Il était alors bien tentant de se détourner, pour un temps seulement, de l'hagiographie des saints, telles que celles qui contribuent à la richesse de notre Livre des Vertus...

Les moines au travail levèrent les yeux à l'intrusion du frère Julienas, annoncé par les gros gonds à l'entrée. Puis le silence emplit la pièce à nouveau tandis que les copistes et les enlumineurs échangeaient des regards entendus. Que le frère languedocien vienne consulter le bibliothécaire devait avoir été annoncé sitôt donné le conseil de l'abbé ; la vitesse de transmission des informations étant inversement proportionnelle à la quantité d'évènements se produisant en une journée. La réclusion, de surcroît, ne faisait qu'accroître l'importance qu'on voulait bien accorder à tout fait insignifiant.

Le bibliothécaire vint alors à sa rencontre en le saluant d'un signe de tête, puis lui dit à voix basse :


- Frère Julienas je présume. On m'a informé de vostre visite recommandée par l'abbé.

Si, au fil des années, les règles monastiques étaient souvent moins rigoureusement observées dans certaines communautés cléricales, le silence propice à la concentration était une nécessité et un confort accepté et respecté par chacun au scriptorium, comme dans la bibliothèque.

Lui rendant son salut, il répondit dans un quasi chuchotement :


- Bonjour frère Batim. J'ai besoin de vos conseils d'expert en effet.

Le scriptorium de l'abbaye de Saint Loup occupait une vaste pièce. Rien à voir avec ces installations provisoires utilisées à l'occasion d'une commande précise dans certaines communautés pauvrement dotées. Car dans ces dernières, il n'était pas rare que l'on destine temporairement un espace libre dans une pièce quelconque à la création ou la copie d'une oeuvre. Trois pilastres de pierre au sommet d'un triangle régulier traversaient l'espace central, du sol au plafond. Il identifia la source de chaleur lorsqu'ils passèrent à proximité du plus proche. Dans quel but ceci ? A moins que la question ne fût plutôt : "pour quelle cause ?"...

Il s'épongea le front avec le revers de sa tunique, ce qui fit sourire le bibliothécaire qui devinait ses interrogations.


- Vous comprendrez tout à l'heure, dit-il sobrement à son intention.

Il se dirigèrent vers un lutrin sur lequel le frère Julienas posa son porte-document extrait de sa besace, ainsi que l'angle arraché au cours de son attaque récente. Il tourna un regard interrogateur vers le frère Batim, attendant son diagnostique avec grand espoir. Celui-ci chaussa ses bésicles et examina les deux pièces très attentivement en conservant un masque impassible...

Après un bon moment, tandis qu'il analysait les éléments à ressouder, Julienas se tourna, avisant le travail du vieux copiste planté sur sa droite. La calligraphie était particulièrement soignée. Une copie quasi conforme à l'original, de style monochrome, si ce n'était la légère nuance de teinte de l'encre employée, visible pour un oeil exercé.


- Hummm... Un moment je vous prie, je reviens de suite, dit le frère bibliothécaire en posant sa paire de verres sur le porte-document endommagé.

Le vieux copiste poursuivait la transcription de son manuscrit sans relâche, concentré sur la formation de chacune des lettres qui s'alignaient avec une précision d'orfèvre. Une belle illustration de l'héritage transmis par Bernard de Claivaux qui réforma l'abbaye au douzième siècle.

Quand le frère Batim revint avec un sourire à peine esquissé au coin des lèvres, le viel homme lui fit un signe discret et lui indiqua à l'aide de son calame le texte en cours de copie, d'un air interrogateur. Le bibliothécaire lui lut alors, à voix basse, la page qu'il est en train de composer.


"Deux amours ont donc fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité céleste.
L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le Seigneur.
L’une demande sa gloire aux hommes ; pour l’autre, Dieu témoin de sa conscience est sa plus grande gloire.
L’une dans sa gloire dresse la tête ; l’autre dit à son Dieu : « tu es ma gloire et tu élèves ma tête ».
L’une dans ses chefs ou dans les nations qu’elle subjugue, est dominée par la passion de dominer ; dans l’autre, on se rend mutuellement service par charité, les chefs en dirigeant, les sujets en obéissant.
L’une, en ses maîtres, aime sa force ; l’autre dit à son Dieu : « je t’aimerai Seigneur, toi ma force."


"La cité de Dieu par Saint Augustin", se dit Julienas en lui-même en considérant le manuscrit soigneusement réalisé par le vieil homme analphabète. Il n'est en effet pas nécessaire de saisir le sens des écrits pour en reproduire scrupuleusement la graphie. Le sens aigu de l'observation et la minutie du graphisme suffisait au vieux frère pour reproduire les textes qu'on lui commandait de copier et dont il ignorait le sens.

Avisant une pile de papiers blanchâtres destinés vraisemblablement aux écrits courants, non destinés à la postérité, il demanda au frère Batim l'autorisation d'en prendre un exemplaire quand il en eut terminé avec le vieux copiste. Sa réserve de palimpsestes épuisée, il entendait profiter de sa convalescence en la ville de Troyes pour contacter son cousin, le frère Ignon de l'abbaye Saint Pierre d'Hautvillers, près d’Épernay.


- Venez mon frère, suivez-moi, lui chuchota le bibliothécaire en l'invitant à quitter le scriptorium...


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Julienas



[Abbaye de Saint-Loup - Du scriptorium à la cuisine.]

- Mais, pour en revenir à vostre copiste... N'y a-t-il pas un risque accru d'erreurs de transcription, avec un frère ignorant de la chose écrite ? Je dis ça, sans dénier ses talents remarquables pour ce qui est du résultat obtenu, bien entendu...

Le frère Batim leva les avant-bras tandis qu'ils s'engageaient dans le large escalier qui conduisait à l'étage inférieur.

- Cela se peut en effet mon frère... Indéniablement, un copiste analphabète ne pourra éviter des fautes qu'un lettré ne saurait faire. Cela dit, le frère Anselme n'est pas seulement doué pour l'observation et le graphisme, vous savez. Il fait preuve d'une capacité de concentration prodigieuse qui lui permet de rivaliser avec nos copistes mesme les plus érudits...

Et devant l'air incrédule du frère languedocien, il précise :

- C'est qu'il est fréquent de voir des copistes fort instruits être victimes de Titivillus. La fatigue, la distraction, l'excès de nourriture, voire de boisson, peuvent conduire nos frères dans l'erreur.

- Titivillus... J'ai eu l'occasion de lire, dans les marges de certains manuscrits, des mentions se référant à lui. Comme par exemple : "Que ce démon de Titivillus m'épargne aujourd'hui". Il s'agit d'une plaisanterie entre les frères, n'est ce pas ?

- Ah, qui sait ? répond le bibliothécaire avec un sourire équivoque.

Il marque une courte pause, puis poursuit d'un ton plus bas, bien que les lieux ne se prêtaient pas aux chuchotements :

- Titivillus est souvent accablé des erreurs commises par les copistes. Il les inspirerait en les écartant de leur oeuvre sacrée...
Une façon de se dédouaner avec le sourire en somme
, ponctua-t-il simplement.

Il se tourne alors vers le frère du Languedoc, lui désigne la voie à senestre au sortir de l'escalier puis reprend :

- On peut les comprendre mon frère. Imaginez l'excès de fatigue, les longues heures à l'ouvrage, stationné debout, la main crispée atteinte de crampes car ne devant pas s'appuyer sur le support en cours de rédaction... Le froid en hiver, qui engourdit copistes et enlumineurs, au point que dans certaines abbayes ceux-ci vont se réfugier au chauffoir, profitant qu'ils réchauffent leurs encres gelées... Ah ! Et les yeux brûlants de fatigue... Quand ce n'est pas usés par la pénombre, lors de travaux tardifs, à la lueur des flammes vacillantes des lampes à huile...
Sans compter les quelques cas de frères somnolents, par trop abreuvés ou rassasiés au réfectoire... Mesme si cela reste sporadique...
Et ces courtes nuits entrecoupées par les heures, où ils sont tenus d'assister aux offices...


Et tandis qu'ils traversent le vaste réfectoire désert, le frère Batim continue :

- Vous savez Julienas... On pense souvent que nos scriptoria et bibliothèques sont des sinécures pour nos frères les moins vigoureux ou affaiblis par la maladie ou l'excès d'efforts accumulés au fil des ans. Des refuges en quelques sortes pour ceux qui ne pourraient participer aux travaux difficiles tels que ceux des champs, de la coupe de bois, ou toute autre activité physiquement pénible...

Il se redresse et dit d'un ton sec :

- Il n'en est rien ! Ce travail de conservation des manuscrits pour la postérité est un véritable sacerdoce mon frère.
Croyez-moi, il faut l'avoir enduré pendant des mois... des années pour en connaitre toutes les souffrances.


Ils arrivèrent au seuil d'une arcade en pierre assez basse, surplombant une large porte en chêne cloutée, presque aussi large que haute.

- Nous y sommes frère Julienas. Vous allez comprendre l'origine de cette chaleur qui emplissait le scriptorium à l'étage...
Je vous en prie
, dit-il en s'effaçant après avoir ouvert la porte de la cuisine.



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Julienas



[Cuisine de l'Abbaye de Saint-Loup.]

Ils entrèrent dans la pièce hexagonale, bien plus chaude que les autres pièces. Trois pans de mur étaient équipés chacun d'un foyer. Un seul était allumé, source de cette chaleur qui vous sautait au visage, particulièrement en cet été particulièrement sec. Contre deux autres murs, opposés à celui par lequel on entrait, se tenaient deux larges tables de pierre destinées à la confection des repas. Deux autres tables plus grandes, en pierre elles aussi, occupaient le centre de l'alvéole où butinaient trois moines.

Le frère Batim se dirigea alors vers le plus petit des trois et procède aux présentations sobrement.

- Frère Julienas, de Montpellier dans le Languedoc.

Puis en désignant l'homme âgé :

- Frère Renaud, nostre responsable des cuisines... surnommé "Petit Renaud".

Les hommes se saluent et échangent quelques civilités courantes tandis que le frère Batim décroche une casserole suspendue à un râtelier qu'il dépose sur le feu à côté d'une marmite où mijote un ragoût de porc aux aromates.

- L'évacuation des fumées et de la chaleur passe par les piliers qui traversent le scriptorium, à l'étage du dessus je présume, osa le frère Julienas en regardant les conduits qui s'engouffraient dans le plafond.

- C'est exact mon frère, dit le vieux cuisinier en recueillant le panier de carottes jaunes que le jardinier venait d’apporter.
Nous pouvons ainsi assurer une température plus douce en hiver pour nos frères copistes et enlumineurs, contrairement à beaucoup d'abbayes où leurs conditions de travail sont hautement plus rigoureuses. C'est que quand nos feux brûlent à plein régime, en bas, c'est une vraie fournaise...
En été, un seul feu est mis en service, celui-ci comme vous pouvez le voir...
Vous pourriez penser qu'on pourrait s'en passer j'imagine...
dit-il en esquissant un sourire.

- Oui, je me faisais justement cette réflexion, répond Jules.
Hippocrate ne nous enseigne-t-il pas de respecter les rythmes de la nature et les complexions ?
De ce fait, on pourrait s'attendre à ce que la communauté ne se nourrisse essentiellement de fruits et légumes frais en été, et aussi de laitages... Pas de viande cuite en tout cas, d'autant que vostre règle...


- Et nos pauvres malades mon frère ? Qu'en faites-vous ? dit le frère Renaud tout en finissant de laver les carottes.
Puis il posa les légumes jaunes sur une table de pierre qu'un frère finissait de nettoyer.


Seuls nos malades ont droit à de la viande, et cuite s'il vous plait ! dit-il sans se départir de son air satisfait.
C'est pourquoi nous maintenons en été un four en activité, trois fois par semaine, mesme si cela nous couste un peu, question bois et inconfort pour nos frères du scriptorium.
Mais ceci nous rappelle à tous aussi d'avoir en pensée, et donc dans nos prières, nos pauvres frères affaiblis.


De plus, à l'étage supérieur, donc au-dessus du scriptorium, l'aile est entièrement occupée par l'infirmerie et ses dépendances.
Les risques de contagion imposent qu'une organisation indépendante, propre à celle-ci, lui soit réservée, vous comprenez ? Hummm ?


Puis il se mit à tourner le ragoût en poursuivant ses explications.

- Si la chaleur de ce mois d'août est excessive, reconnaissez tout de mesme que les nuits sont relativement fraîches. Et croyez-moi, nos malades apprécient le peu de chaleur provenant de nostre cuisine une fois ce foyer ralenti au minimum...

- Je vois mon frère, dit Jules en hochant la tête. Tout ceci me semble ingénieux, et particulièrement bien pensé dans la conception des plans de l'édifice...

Le cuisinier sourit.

- Oh, ça ne s'est pas fait en un jour, savez... Il a fallu des siècles d'expériences et d'erreurs accumulées pour que les améliorations apparaissent, progressivement.
C'est là un des signes de l'intelligence des hommes mon frère. Plutost que de débattre et discutailler en vaines querelles, les plus sages savent tenir compte de tous les avantages et difficultés pour améliorer leur quotidien, au moindre coût. Ceci passe bien entendu par une concertation éclairée de tous les protagonistes, mais aussi par la conservation des savoirs accumulés, autant pour ce qui est bon qu'inutile, voire mauvais.


- Que voilà de sages propos qu'on aimerait entendre plus souvent, frère Renaud, dit Julienas en se tournant vers le bibliothécaire.

Celui-ci avait ajouté deux verres d'eau à un peu de farine de blé et faisait chauffer le mélange sans cesser de remuer avec une spatule de bois.


- Dites, frère Batim, pardonnez-moi mais... Pour en revenir à mon porte-document... Pensez-vous pouvoir le réparer ?

Le frère ajoute alors un peu d'eau à sa soupe encore épaisse, puis répond en riant :

- Dès que je disposerai de ma mixture de restauration, ce sera un jeu d'enfant. Le soucis est que cette dernière ne peut estre gardée en réserve, deux ou trois jours tout au plus...

- Et quand pensez-vous en obtenir, frère Batim ? demande Jules inquiet. Est-ce onéreux ?

Le bibliothécaire repose sa cuillère et lui met sa casserole sous le nez en disant :

- Maintenant ! Voilà c'est prêt ! Et pour pas cher n'est-ce pas ?

Stupeur de Jules qui s'attendait à quelques substances complexes nécessitant des composés rares et une élaboration savante.

Et en ajoutant une cuillère de miel :


- Et voilà de quoi réutiliser l'excédant demain. Le sucre retarde la prise de cette paste.

Il n'ajouta pas qu'il avait des couvertures de manuscrits en attente de restauration.

- Vous voulez dire que cette... paste suffira à ressouder la couverture de mon porte document ?

- Oui mon frère, répond le bibliothécaire. Non seulement elle va souder les deux parties déchirées, mais de plus elle suffira à combler les vides de matières perdues lors de vostre accident. N'ayez crainte, vostre porte-document sera aussi solide qu'au premier jour.

Il se tourne ensuite et dépose la casserole sur une des tables en pierre au milieu de la cuisine.

- Bien, voyons maintenant vostre porte document, frère Julienas. Une fois la soudure effectuée, nous mettrons sous presse les deux parties assemblées. D'ici demain, vous en retrouverez l'usage.
Ah, j'y songe. Pour vostre papier, je vais tâcher de vous obtenir une entrevue avec Messire Grandidier. Celui-ci dirige le Moulin de la Terte, une papeterie fort réputée ici. C'est lui nostre fournisseur attitré.


Julienas sort alors son porte document et l'angle déchiré qu'il dépose sur la pierre.

- Intéressant, oui, je vous remercie mon frère.

Puis, une idée commençant à germer dans sa tête il demande :

- Dites, croyez-vous qu'il me soit possible, en usant de chiffons, de fabriquer moi aussi du papier pour mes notes et croquis ?
C'est que jusqu'à présent je récupère les vieux manuscrits sur parchemins endommagés ou devenus illisibles que je gratte pour écrire à nouveau sur la peau. Mais l'opération est fastidieuse et je ne trouve pas toujours suffisamment de supports à transformer en palimpsestes... Des chiffons, ça me semble plus facile à obtenir et je me disais que...


Le frère Batim rit de bon coeur.

- Vous n’arrêter pas une minute vous, Julienas ! Toujours en queste de trouvailles...
Vous verrez cela avec Messire Grandidier. Nul doute qu'il vous inspire quelques idées pour vos petits travaux...
Ceci-dit, ne croyez pas trouver autant de chiffons si facilement mon frère.
Nos chiffonniers qui nous fournissent conservent jalousement leurs sources et vont parfois jusqu'à se disputer des morceaux d'étoffes usées. Car ceux-ci deviennent précieux, vous savez, le papier prend toujours plus de valeur avec le développement de l'imprimerie...


- L'imprimerie... Si je puis me permettre, quel regard portez-vous sur cette invention, en tant que bibliothécaire ?

- Vaste sujet Julienas... Vaste sujet...

Le frère Batim réfléchit un moment, puis dit en semblant mâcher ses mots :

- Je fais partie de ces hommes amoureux des ouvrages rédigés sur parchemin, ou mesme vélin pour les plus précieux, tout comme vous mon frère qui parcourez les bibliothèques du Royaume... Aussi, tout comme vous aussi je présume, je suis plutost réticent à ce mode d'impression, qui n'a pas la qualité de ce que nos frères savent produire en nos murs, ainsi que dans les autres scriptoria. Que ce soit pour la qualité des supports comme pour l'écriture. Et je ne parle pas des illustrations !

Il soupire.

- Et puis... Je pense que vous aussi vous avez dû avoir l'occasion de tenir de ces... opus imprimés entre vos mains. Ne trouvez-vous pas qu'il leur manque cette part d'asme qu'on retrouve dans nos manuscrits ? La trace des hommes qui ont souffert, mais qui ont pu avoir aussi du plaisir parfois, à remplir manuscrits et vélins... Cette trace fait cruellement défaut dans ces imprimés je trouve...

- Assurément, répond Jules, plutôt hostile à l'essor de cette invention relativement récente.

- Ceci-dit, si ces oeuvres imprimées nous permettent d'avoir accès à des écrits que, sans elle, nous ne pourrions connaistre, dans ce cas j'admettrais que cette invention comporte des avantages indéniables. Que je serai mesme le premier à saluer !

- Humm... Mais mon frère... Ne pensez-vous pas que pour des raisons économiques évidentes, les imprimeurs vont surtout consacrer leurs investissements sur des oeuvres qui leur garantiront un bon bénéfice ? Rejetant de ce fait les productions réservées à des groupuscules de spécialistes, ou amateurs éclairés, ceux-ci étant par trop peu nombreux pour constituer une clientèle rentable.

- La production de masse en somme, Julienas... Oui... Je pense à cela aussi... C'est effectivement inévitable.
Dans ce cas, on peut augurer, à plus ou moins long terme, que nous aurons toujours à oeuvrer sur des textes rares, destinées à quelques riches clients. Tandis que l'imprimerie s'occupera de la large diffusion d'ouvrages plus populaires.


Il mit l'index devant ses lèvres tandis qu'il marquait une pause, toujours réfléchissant.

- Vous savez, quand l'imprimerie sortira nostre Livre des Vertus et qu'il sera largement accessible en tous points du Royaume, il me plait de rêver que nos frères perdus, parce qu'ignorant tout de nostre Religion, retrouveront la voie vers la Vérité et qu'ils sauveront leur asme...

Alors, je pourrai bénir ces inventeurs de l'imprimerie, frère Julienas...



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Julienas



[Cellule de Julienas - Abbaye de Saint-Loup.]

Il trouva le courrier sur le sol de sa cellule, après en avoir ouvert la porte. Se baissant pour le ramasser, il préleva deux grains de blé abandonnés sur le parquet.
"Le frère Laurent est de battage aujourd'hui", se dit-il en esquissant un sourire, "à moins qu'il ne soit passé servir une collation aux frères affectés à la besogne...".

Quelques jours auparavant, au retour de la papeterie de Messire Grandidier, le Moulin de la Terte, il avait rencontré le frère Laurent au parloir. Celui-ci garnissait son sac des courriers destinés aux frères dans les différentes parties de l'abbaye. Il préparait ce qu'il appelait "sa tournée" et n'aurait cédé sa place à aucun de ses frères, tant il prisait cette activité qui lui offrait des rencontres variées, chaque jour de distribution.

Après qu'il eut extrait la chaise de dessous la petite table, rares éléments meublant la pièce dépouillée, il s'assit et lut...


Citation:

Abbaye Saint Pierre d'Hautvillers, ce 23 août 1460.



Mon cher Jules,

Le Très Haut soit loué !

Ton message me réjouit et je suis grandement soulagé d'apprendre que tu sois sorti indemne de ce brigandage sordide sur la route entre Tonnerre et Troyes.
Ces arlans sont impitoyables et ne reculent devant rien, n'hésitant pas à occire pour de bon qui oserait leur résister.
Un véritable miracle qu'ils t'aient laissé la vie sauve !
A cinq contre un, eux armés, comme tu me le précises dans ton courrier, contre toi et ton pauvre manche, tu te serais fait ratiboisé. Bénie soit donc cette petite troupe qui survint au moment opportun pour leur faire prendre la fuite. Je prierai le Très Haut pour que tu garisses vite de tes navrures afin de pouvoir reprendre la route. Mais je te sais robuste et j'ai confiance en ta science en matière de médecine pour recouvrer tes forces au plus vite.

A ce sujet, je te félicite pour tes brillantes études à l'abbaye de Noirlac. Pour ce que je connois du frère Uriel, la réputation de l'Homme dépassant les frontières de son Duché, tu ne pouvais pas mieux réussir, tant la qualité de son enseignement est grande et renommée. Il a bien mérité son titre de Cardinal et tu peux l'assurer de nostre confiance pour ses interventions à Rome. Car il ne suffit pas d'estre instruit pour prodiguer un enseignement de qualité, n'est-ce pas ? Pratiquant toi-mesme l'enseignement aristotélicien, tu sais combien l'art de cette noble activité s'acquiert avec le temps, au prix de longues études et de remise en cause permanente des pratiques que l'on a éprouvées avec succès ou mesme parfois échec.

Ainsi donc te voila en convalescence en l'abbaye de Saint Loup dans le centre de Troyes. J'y ai moi-mesme fait de fréquents séjours à l'époque où je travaillais sur les manuscrits sacrés qui font la gloire de nostre ordre. J'imagine que ta passion des textes va trouver de quoi te combler de joie en la bibliothèque de nos frères particulièrement bien fournie.
Je te recommande, si tu ne les as déjà consultés, les écrits de Chrétien de Troyes, en particulier ses romans chevaleresques magnifiquement illustrés. De superbes copies de livres d'heures également, dont les originaux furent décorés par des ateliers prestigieux, dont celui du Maistre du Missel de Troyes, notamment.
Tu trouveras également de nombreux traités concernant les édifices religieux de nostre belle région, et mesme au-delà. Le fond contient moult traités d'architecture et des récits concernant la cathédrale de Troyes dont tu peux voir la flèche depuis le jardin de Saint Loup. De quoi alimenter tes notes et croquis qui ont échappé à ces brigands fort heureusement. Nul doute que tu dois te régaler, mon Jules, toi l'amoureux des textes et enluminures...

Pour ma part, ma vie à Hautvillers prend une nouvelle tournure puisque je viens d'apprendre que j'allais estre nommé cellérier de l'abbaye Saint Pierre. Je dois prendre mes fonctions demain et je serai heureux de te recevoir parmi nous dès que tu seras gari. Je me réjouis déjà à l'idée de te faire visiter nos vignes et nos ceps raisineux, ainsi que nos caves où sont vinifiés nos vins rouges, blancs et rosés. Je devrai en recevoir les clés dans deux jours, une fois officiellement nommé, selon nostre abbé.

Nous avons tant à nous dire depuis nostre dernière rencontre et j'ai haste de prendre connaissance de tes travaux accumulés sur les édifices religieux de nostre Royaume depuis ton départ du Languedoc. Une bonne chose que le frère Batim ait pu rabuter ton porte-document au passage... Il faudra également que tu m'enseignes la fabrication du papier que tu me dis avoir découvert auprès de Messire Grandidier, du Moulin de la Terte.
C'est que depuis le siècle dernier, la région troyenne est en bien en avance dans ce domaine avec tous ces moulins convertis à la production de ces feuillets bien moins coûteux que nos parchemins actuels. Tu dois savoir maintenant que Troyes fournit les meilleures imprimeries du Royaume et que les troyens sont en teste des papetiers-jurés de l'Université de Paris. Te voila donc à bonne école auprès de ces artisans.
Je fut fort étonné de voir le résultat de ta première production en lisant ton message. Il me tarde de découvrir comment tu parviens à obtenir un papier aussi blanc et aussi fin que celui que tu as utilisé pour m'écrire. D'autant qu'avec mes nouvelles fonctions, je vais estre amené à correspondre d'avantage avec différents interlocuteurs et si je peux éviter d'épuiser nos réserves de parchemins, ce sera toujours une économie substantielle non négligeable pour nostre abbaye. Les temps sont durs, comme tu le sais, et si nos produits se vendent fort bien, que les redevances nous apportent des revenus importants, ceux-ci ne suffisent pas à reconstruire nos bastiments rasés par les anglois récemment.
Nous sommes peu nombreux aussi pour rebastir nostre pauvre abbaye sinistrée...
Que le Très Haut nous vienne en secours, je l'en prie de toutes mes forces.

Pour ton voyage jusque l'abbaye de Saint Pierre d'Hautvillers, quand tu seras réchaupillé, je te conseille d'estre prudent. Il est préférable que tu prennes la route suivie par les pèlerins de Saint-Jacques et les "Michelots". Tu auras ainsi plus de chance de trouver des compagnons de route ; ce qui est plus sûr avec tous ces brigands embusqués à l'affut des voyageurs, de préférence solitaires. Le trajet te sera également plus agréable car les pèlerins cheminent le coeur joyeux, chantant et discutant dans une entente cordiale. Autre avantage, tu trouveras plus facilement de quoi dormir au sec et en sécurité dans ces refuges disséminés le long des voies de pèlerinage, comme tu le pratiques déjà depuis que tu as quitté ta ville natale.

Voici donc l'itinéraire que je te recommande. Au nord de Troyes, tu traverseras le bois de Feuges, puis tu te dirigeras vers les Petites et les Grandes Chapelles, avant de gagner Premierfait. Tu trouveras hébergement ensuite à Rhèges, bien connus des pèlerins, ou bien à Plancy-l'Abbaye. Je te conseille de te diriger vers Pleurs ensuite, ainsi que Vertus, avant d'atteindre Bouzy, en traversant Tours-sur-Marne.

Une fois arrivé à Bouzy, rends-toi à l'auberge du Coq Rouge, tenue par l'aimable Agathe Dubois. "Qué ramolote", comme on dit ici, la tavernière est presqu'aussi bavarde que toi, ce qui n'est pas peu dire... Mais c'est une femme fort dévouée, tu verras, et point rapiate sur les portions. Elle sert un excellent coq au vin de sa paroisse et je ferai le nécessaire pour que les frais de ton séjour lui soit réglés. Hélas, en ce moment, des évènements tragiques plongent la Vallée dans le trouble. Des bandes de brigands encerclent Epernay et je préfère t'éviter de prendre de nouveaux risques à l’approche de nostre abbaye. Aussi, je vais t'envoyer Pierre, un jeune novice que nous avons recueilli enfant, qui ira te trouver en l'auberge à Bouzy mesme. Ne te fie pas à son air nunuche, il n'a pas son pareil pour déjouer les pièges de ces vauriens, habitué qu'il est à parcourir monts et vallées de la région. Il les connait comme son Livre des Vertus et, avec lui, tu pourras aqueiller à travers bois et coteaux.

Il te reste donc à m'informer de la date à laquelle tu penses arriver à Bouzy afin que j'envoie ce jeune garçon à ta rencontre à l'auberge de dame Agathe. De là, il te servira ensuite de guide pour venir à Saint Pierre, par les chemins détournés, car il me tarde de te revoir, cher Jules.

D'ici là, mon cher cousin, que le Très Haut te soit garde,

Frère Ignon



Il ferma le pli et le rangea soigneusement avec ses écrits dans son porte documents réparé.

- En route donc pour la Vallée, dit-il en rassemblant ses rares effets dans sa besace...


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Julienas



[Moulin de la Terte - Troyes]

Le Moulin à aubes était bâti en bord de Seine, dans les faubourgs de Troyes. Arrivés devant la bâtisse de taille imposante, ils entrèrent par la grande porte restée ouverte.
Un porteur chargé d'un lourd fardeau de tissus divers entra à son tour dans la pièce d'entrée.


- 'jour. Pardon, dit-il en indiquant d'un coups de tête la direction où il voulait se rendre.

Le frère Julienas s'effaça et invita ses amis à l'imiter, les deux mains en avant.


- Je vous en prie mon frère.

Et tandis que le porteur passait devant lui, il ajouta :

- Dites-moi, où pouvons-nous trouver Messire Grandidier. Nostre visite lui a été mandée par l'abbé de Saint Loup.
Je l'ai déjà rencontré il y a quelques jours, et je viens faire profiter mes amis ici présents de la visite, car ils sont très inter...


- La-haut, dit le gars en usant de nouveau de sa tête comme pointeur.

Et il disparut alors dans une pièce exigüe, avec son tas de chiffons sur l'épaule.


- C'est un ballot très lourd, dit Jules en pensant à tous les vêtements accumulés dans ce gros sac en toile solide.

Ils gravirent alors les marches de l'escalier en bois qui conduisait au bureau étroit du Maître des lieux.
Trois coups donnés à la porte et ils entrèrent, répondant au
"Entrez !" donné par une voix accoutumée à couvrir le bruits des machines.



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--Grandidier



- Julienas ! Mais entrez donc ! dit le patron en se levant de son siège rudimentaire.
Il échangèrent une poignée de main et, voyant le couple qui accompagnait le frère languedocien, il ajouta d'une voix aimable, mais sans excès :


- Soyez les bienvenus au Moulin de la Terte.
L'abbé m'a prévenu de vostre visite
, précisa-t-il en les saluant à leur tour.

- Alors, comme ça, on s'intéresse à nostre activité ?
C'est qu'on reçoit beaucoup de visiteurs vous savez.
Et encore, on ne peut pas accueillir tous le monde, sinon on ne travaillerait pas beaucoup,
dit-il en riant légèrement.

Matouminou


La vie est faite de rencontres à condition de voyager. Ils étaient descendus dans le sud, y avaient passé plusieurs semaines, visitant les villes, s'attardant dans les tavernes, discutant avec les autochtones mais avec d'autres voyageurs aussi.

L'été avait du s'incliner devant un automne capricieux, tantôt pluvieux, tantôt venteux.
Quelques belles journées subsistaient tout de même, et l'heure du retour avait sonné pour Matou et Stromb. Ils rentraient en Normandie.

Ils avaient pris un bateau d'Uzes à Lyon. Là, ils y étaient restés, quelques jours, le temps de trouver un autre groupe de voyageurs. ils s'étaient joints à eux, et en toute sécurité, ils avaient atteint Troyes.

Matou redoutait un peu ce passage dans cette ville. A l'aller, ils avaient fait une belle rencontre avec le maire de l'époque, Heinsenberg.
Jovial et bon vivant, celui-ci était devenu un ami. Hélas, l'été est parfois meurtrier, on pense toujours que le soleil et la chaleur nous mettent à l'abri. Il n'en est rien. Heins était mort, laissant un grand vide et une profonde tristesse.

Pourtant Troyes tint une fois de plus ses promesses, en mettant sur leur trajet plusieurs personnes, donc cet homme à l'allure respectueuse et pleine d'assurance. ..Messire Julienas.

De bonne compagnie, aimant à parler sans détour, il leur plut tout de suite. En plus d'avoir un humour subtile, c'était un érudit.
Il leur raconta un peu son parcours pour en venir à leur tendre quelques feuilles de papier.
Matou ouvrit de grands yeux, la feuille légère, entre ses mains, était d'une finesse insoupçonnable.
Elle s'était exclamée:


- Cela ne laisse-t-il pas passer l'encre?

Et Julienas de leur expliquer la fabrication d'une telle merveille. la version qu'en retint Matou fut des plus simplistes: il fallait des chiffons. Or, cela faisait déjà un moment qu'elle avait fait un tri dans les vêtements des enfants mais aussi ceux de ceux de Stromb et des siens. Les tissus souvent bien usés, avaient subi moultes reprises, et ne pouvaient plus décemment porter le nom de vêtements, tout au plus, haillons ou hardes pouvaient les qualifier.
Cependant, elle n'avait pu se résoudre à les jeter et les avait mis dans un gros sac qu'ils se trimballaient depuis le début de leur voyage de retour, et qui prenait une place non négligeable sur leur charrette.

L'occasion faisant le larron, elle saisit cette aubaine pour débarquer un soir, en taverne, avec ce gros sac.
Stromb, habitué depuis un moment, à ses actions fantaisistes, n'avait pas paru étonné quand elle lui avait dit avoir fait le tri dans ses vêtements. Néanmoins, elle avait du sourire quand il avait vérifié les frusques, récupérant, in extrémis, une chemise encore endossable malgré quelques accrocs. Elle avait fait la moue, en réalité, elle n'aimait pas cette chemise, de couleur très terne et avait espéré s'en débarrasser en toute discrétion. C'était loupé.

Julienas n'avait pas caché son intérêt pour cette matière première inattendue.
Il les avait alors invités à l'accompagner jusqu'à un moulin à l'extérieur de la ville, le moulin de Terte, afin de leur montrer comment ces tissus allaient se transformer en papier.

Rendez vous fut donc pris. Non seulement Matou avait envie de savoir ce que deviendraient ses nippes, mais bien plus intéressant encore, elle pourrait voir, du moins l'espérait-elle, les étapes nécessaires à la fabrication de ces précieuses feuilles si légères.

Ils avaient pris place dans la charrette, ainsi que le gros sac regorgeant de divers tissus. Le trajet couvrant la distance entre Troyes et le Moulin de Terte, fut vite parcouru.
La grande bâtisse s'éleva bientôt devant leurs yeux, installée bien entendu au bord de la Seine, car sans eau, point de papier.

Julieanas connaissait les lieux, ils le suivirent, ne le lâchant pas d'une semelle. Ils croisèrent un porteur bien lourdement chargé qui put toutefois leur indiquer, à la demande de Julienas, où se trouvait l'homme qui supervisait le moulin, Messire Granddidier, nom que Matou avait réussi à mémoriser.

L'homme leur avait indiqué de manière brève et concise, que le patron se trouvait à l'étage. Ils gravirent alors, l'un derrière l'autre, l'escalier en bois, pour très vite se retrouver devant une lourde porte en bois également.
Julienas toqua, et un retentissant ENTREZ, se fit attendre. Ils obéirent et se retrouvèrent dans une pièce de dimension modeste.

Ils répondirent à l'homme leur souhaitant la bienvenue, avec un sourire.
Celui-ci s'enquit alors de leur visite


Citation:
- Alors, comme ça, on s'intéresse à nostre activité ?
C'est qu'on reçoit beaucoup de visiteurs vous savez.
Et encore, on ne peut pas accueillir tous le monde, sinon on ne travaillerait pas beaucoup,


Matou se mit à rire doucement à ces propos, hochant la tête:

- Messire Grandidier, nous ne voulons point embarrasser les gens qui travaillent à cette entreprise, mais il est vrai que lorsque Messie Julienas nous a parlé de cette étonnante invention,, notre curiosité a été piquée à vif.


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