Le Dragon, c'est ainsi que ses neveux et nièces l'avaient surnommé. Ce sobriquet un peu rude dans la bouche d'un bambin alors que celui-ci devrait susurrer un petit "ma Tante" plein d'affection. Mais la Lefebvre s'acharnait à se montrer aussi dure en famille qu'en société. D'ailleurs, pour les Lefebvre, la "société" désignait à peu de chose près la Famille au sens large. La Rombière n'avait jamais vraiment vu le monde, elle s'en faisait une vague idée et s'attachait à les mépriser tous. Paris, c'était, au fond, ses premiers pas dans l'arène. Paris, c'était mettre les pieds dans une fosse sombre et immense où elle n'était plus "Madame Lefebvre", "le Dragon", "la Rombière", "l'Héritière", "la Veuve Pucelle", "la Veuve Noire"...
Ce bal, c'était son tout premier. C'était sa première sortie depuis son arrivée à Paris. Ce bal, c'était une mondanité du monde. Une mondanité du monde, c'est bien différent d'une mondanité Lefebvre. Mais soit ! Elle avait tenu à se montrer. Elle avait voulu voir, et elle avait vu. Elle avait vu et elle avait compris que, si dans son petit monde connu et très fermé, elle était une sorte de Reyne. Ici, de ce vaste monde, dans ce monde qu'elle méprisait avant même d'en faire la connaissance : elle avait le sentiment de n'être plus rien d'autre qu'une vieille chouette amère.
Oh... Tu peux te cambrer, Cunégonde. Tu peux arborer ton minois sévère, tes lèvres si pincées que ta mâchoire en souffre. Tu peux te montrer fière et arrogante, tu peux te montrer hautaine et dure comme la pierre. Tu peux faire tout cela... Mais ce soir, sous cette pluie battante, tu n'es rien d'autre qu'un vieux cailloux ruisselant que l'eau du Ciel et celle de tes larmes creusent, si bien que tu luttes à t'en broyer le dos pour ne point faillir, pour ne point teffriter. Tu as voulu entrer dans l'arène, Cunégonde ? Voilà où tu en es ! Tu n'est plus qu'un pantin désarticuler qui ne rêve plus que de seffondrer mais qui, par la fierté qui te colle, qui t'inonde et dont tu ne débarrasse que dans le sommeil, tu reste droite, le front haut... Mais tes yeux sont emplis de larmes, et tes larmes inondent ton visage de marbre. Tu ne peux rien y faire, Cunégonde. Tu ne peux rien faire contre ces larmes, et ça te fous en rogne. Avoues-le !
Et comme si cela ne suffisait point, voilà que la mégère Danoise vient te rejoindre. Tu la hais. Tu la hais parce que c'est elle qui t'as fait faillir. Tu la hais parce qu'au fond, ces larmes qui coulent, elle en est en partie responsable.
Et elle te touches l'épaule, elle te touche et tu te raidis. Tu es trop fière, la Rombière, trop fière pour te laisser parler ainsi, trop fière pour te laisser tapoter l'épaule, trop faire pour te laisser réconforter... trop fière pour te laisser fiche de toi.
"Vieille belette"... c'est ainsi qu'elle te surnomme. Toi le Dragon, toi la Veuve Noire, toi la Rombière...
Elle te parles de Grimoald, elle te dit qu'il est laid... Comment ose t-elle ? Oh... tu ne te gêne point, toi, pour le trainer dans la boue ce petit bougre. Mais personne d'autre que toi peux ainsi traiter un Lefebvre. Car même s'il t'exaspère, au fond tu l'aimes ce petit bout. Tu l'aimes mais tu ne lui as jamais montré. Tu ne lui as jamais montré car il fallait bien quelqu'un pour lui imposer un semblant d'autorité. Il te déteste, tu le sais bien. Tu le sais et ça te mine. Si bien qu'à ton tour, tu le déteste. Tu le déteste car tu n'a plus aucune autorité sur lui. S'il revient vers toi, ce n'est que pour reprendre sa place d'Héritier, et tu le sais. Mais la Danoise, cette truie, tu ne puis tolérer qu'elle parle ainsi de ton neveu, qu'elle parle ainsi de ton sang. Tu te raidis, la Rombière. Oui, au fur et mesure qu'elle te parle, tu te raidis et tes prunelles se posent sur cette Blonde. Tes prunelles de jais se font menaçantes et tes traits se tendent.
Et là, comble de l'affront, et se met à te caresser les cheveux comme à une enfant que l'on réconforte. Tu ne peux le supporter. C'en est trop !
Pour qui se prend t-elle ? Tu n'es que dà peine quinze ans son aînée. Mais vois, Cunégonde. Tu es déjà vielle !
Et ce qu'elle te dis, tu ne puis le supporter non plus. Tu boue de rage. Si tes prunelles pouvaient prendre la couleur du sang, elle les prendraient. Mais elle ne le peuvent pas. Alors tes prunelles se font brillante, la lueur dans tes yeux se fait plus vive, plus étincelante ! La dernière remarque, ce clin d'oeil, te fait te cambrer encore un peu plus.
Tu es sur le point d'exploser, Cunégonde...
Elle t'invite à rentrer, elle te parle comme à une frêle et vieille femme devenue trop fragile.
Tu exploses, Cunégonde !
- Il suffit !
Ôte tes sales pâtes de Greluche... Tu te penses encore forte, encore dans la jeunesse, n'est-ce pas ? Tu finiras dans la fosse, rongée par les vers. Vois ce que tu es... une folle !
Si cela te sied... Va donc forniquer avec le Chapeauté...
Le bal se termine pour moi... Mais prends garde... Les années, toi aussi, finiront par te ronger..
Prunelles assassine qui se pose sur la Blonde danoise... Puis sur Enigma qui leur fait face. Elle lui parle de son neveu, de ce mariage. Ainsi donc elle est au courant. La Lefebvre n'a point le courage de lui faire la morale, ni quoi que ce soit d'autre. Après tout, elle n'est rien ici. Mais tout de même, elle lève ses yeux sur la jeune fille. Etrangement, ses prunelles ne sont point menaçantes, ni méchante :
- Je ne sais qui tu es, jeune fille. Mais il est des choses que tu ne peux comprendre. Ce n'est point ma décision. Il en est ainsi... point !
Personne n'a à me dire ce que je dois faire de mon neveu. Il est temps qu'il apprenne l'obéissance, ainsi que son devoir envers sa Famille et ses aînés !
Je suis lasse... Passez une agréable fin de soirée, ma fille.
Elle fait volte-face et elle marche, aussi digne qu'elle le peut, en direction du coche par lequel elle est arrivée un peu plus tôt. Elle n'attends point que le cocher la fasse monter. Elle est trop pressé de retrouver son cocon, sa forteresse.
- Angus ! Nous rentrons..
Aussitôt, les chevaux se mettent au petit trot et le coche disparaît dans la pénombre.
La Rombière repense à la petite Albanne. Elle a vu qu'elle n'était point montée dans le coche. Non, elle était restée. La Lefebvre ne s'en réjouissait pas plus que cela. Au contraire, elle éprouvait une pointe de déception et de compassion à l'égard de la jeune danoise.
Dans le coche qui allait maintenant à vive allure, elle essayait en vain de recouvrer ses esprit.
A nouveau, les larmes se mettent à couler. Mais cette fois, elle est seule. Alors elle s'étale sur la banquette et se laisse aller aux long sanglots silencieux...
Dure soirée pour la Rombière...