Gabrielle_blackney
« Whiskey River take my mind
Don't let his mem're torture me
Whiskey River don't run dry
You're all I've got, take care of me »
- Willie Nelson -
Minable. Elle avait dit « je vais me mettre minable ». Et ma foi, force est davouer quelle avait fort bien réussi.Toutes les villes ont leur rue de Traverse, Nîmes ne faisait pas exception. Gabrielle était de retour au petit matin, la mine défaite, les yeux bouffis, puant lalcool, la sueur et le vomi. Collante, poisseuse, dégueulasse. Un ange défraichi, une princesse au teint brouillé, une noble partie sencanailler dans les bas quartiers. Bonnie avait fait son retour. Un retour modeste. Un retour forcé, mais un retour obligatoire.
Cracher sa colère en tapant du poing sur la table de jeu.
Noyer sa peine dans du mauvais alcool.
Oublier sa douleur en balançant des chopes contre les murs.
Enzo, pourquoi a-t-il fallu que tu viennes prendre de force ce que je taurais volontiers donné ? Pourquoi a-t-il fallu que ta bouche vienne vomir ces mots atroces ? Pourquoi faut-il que tu ailles calmer tes angoisses entre les cuisses dune autre ? Enzo, pourquoi ne peux-tu pas maimer, tout simplement ?
Et Gabrielle avait subi. Elle avait pardonné. Mais la colère restait là. Une envie de défoncer les murs, une envie de crier, une envie de frapper, une envie de détruire, Lui, Elle, Eux. Alors elle était partie pour cette raison. Pour évacuer sa colère. Si elle avait eu un garde sous la main, elle laurait frappé jusquà en pleurer. Elle aurait tout évacué dans la violence physique. Mais elle navait personne à lOustau qui pouvait la supporter en un moment pareil. Elle était donc partie.
Etonnamment, sa nuit agitée, à boire et jouer au milieu de type pas bien recommandables, lui avait fait du bien. Certes sa tête cognait, ses poings étaient douloureux et écorchés, son estomac vrillait et menaçait à chaque pas de rejeter son contenu. Mais son esprit lui, se sentait plus apaisé. Quand elle pensait à son mari, elle navait plus cette envie de révolte, cette envie de lui faire mal. Non, quand elle pensait à lui, elle avait juste envie de refaire le chemin en sens inverse, de monter les escaliers qui menaient à leur chambre et daller se caler dans ses bras pour dormir. Mais il était encore trop tôt. Elle reviendrait oui. Mais pas encore tout de suite. Bientôt. Et elle priait pour quil lattende.
Une lettre lattendait à lauberge. Une écriture quelle reconnaitrait entre mille. Cette écriture penchée et maladroite, toujours un peu trop pressée. Un sourire. Un peu dimpatience aussi. Une envie de le lire, dentendre dans sa tête sa voix rauque à laccent gascon qui lui dira que
Citation:À vous,
De nous,
Vous êtes partie. Prenez le temps qu'il vous faut. Nous ne vous en voulons pas. Revenez juste.
Prenez soin de vous, nous le prendrions mal si vous mourriez sur les chemins.
Que le très-haut vous garde,
Vostre mari.
Simple, efficace, essentiel. Pas un mot inutile. Pas une fioriture.
Les yeux bleus sombres relisent les quelques lignes. Il veut quelle revienne. Quand elle veut. Il ne lui en veut pas.
Des mots. Rien que des mots. Les mots ne servent à rien. Il lui dit souvent quils sont inutiles.
Gabrielle a lesprit embrumé avec lalcool et le reste.
Est-ce quil veut quelle revienne vraiment ? Est-ce quil tient à elle ? Est-ce quil veut sauver les apparences ? Est-ce quil veut juste son héritier ? Gabrielle nen sait rien. La lettre est froide, neutre, impersonnelle.
Les mots ne servent à rien mais ils sont parfois tout ce quon a.
La brune soupire et pose le vélin sur le lit.
Et elle maudit les auberges minables dans lesquelles on ne peut pas prendre de bain.
Tant pis. Elle dormira dans la fange de sa nuit. Il sera temps daller faire un tour aux bains publics dans quelques heures.
Il la trahie, salie, alors après tout cest peut-être bien tout ce quelle mérite.
Tu sais quoi, Enzo, je nen veux pas du Trés Haut. Cest toi que je voulais comme gardien et protecteur.
Dis-moi que je te manque, dis-moi que tu souffres, dis-moi que tu me veux.
Je temmerde Enzo. Je taime, mais je temmerde.
Et Gabrielle sendort, dun sommeil lourd et sans rêve, le vélin froissé entre les doigts.
Traduction :
La rivière de whisky a pris mon esprit
Ne laisse pas son souvenir me torturer
La rivière de whisky ne sassèche pas
Tu es tout ce que jai, prends soin de moi_________________
Gabrielle_blackney
« Une nuit que j'étais
A me morfondre
Dans quelque pub anglais
Du cur de Londres
Parcourant l'Amour Mon-
Stre de Pauwels
Me vint une vision
Dans l'eau de Seltz »
- Serge Gainsbourg -
Si Gabrielle se morfond, cest dans une quelconque taverne de Nîmes, Pauwels nest pas encore né et sa vision se dessine dans le fond dun gobelet en étain rempli dalcool bon marché.
Mais en cette troisième nuit de fuite, Gabrielle ne joue plus au ramponneau, elle ne senivre pas, elle ne senfonce pas dans les ruelles sombres en prétendant être une autre. Non, en cette troisième nuit, Gabrielle est seule dans la salle de lauberge minable où elle dort, les yeux fixés sur un liquide fort et douteux. Elle ne le boira pas ce verre. Elle réfléchit. Elle pense à sa vie, elle pense à lui.
Le coursier vient de lui amener deux lettres, fort différentes. Deux lettres de personnes qui comptent dans sa vie. Elles sont là, étalées devant elle et les yeux de Gabrielle relisent les mots.
Pourquoi faut-il que ce soit une gamine de même pas 13 ans qui lui écrive ce quil ne lui dira jamais ?
Pourquoi faut-il quune gamine de même pas 13 ans la comprenne mieux que lui ?
Pourquoi est-il incapable de lui dire « reviens, tu me manques » ?
Citation:À vous, Gabrielle, nostre femme.
De nous, Enzo, vostre supposé époux.
Gabrielle,
Nous vous attendons. Nous ne savons pas quand. Nous ne savons pas si tout ira mieux à vostre retour, mais nous vous attendons quand même. Ici, c'est calme. Nous ne pouvons pas être quelqu'un d'autre comme vous tentez de faire. Alors nous attendons juste. Certains se demandent ce qui se passe, ce qui c'est passé. Nous ne disons rien. Ça ne donne rien. Nous disons juste qu'on vous attend et que vous nous avez écrit que le retour était envisageable. Tout est ralenti ici. À croire que vous êtes partie avec tout. Nous voudrions nous aussi plein de choses que nous n'allons pas nommer ici.
Prenez soin de vous, Gabrielle.
Puisqu'il n'y a pas autre chose à dire.
Nous serons là où vous nous avez abandonné.
À l'Oustau. À Nîmes vous ne devez pas avoir de Calvados, ni Whisky écossais.
C'est peut-être une bonne raison pour revenir, non ? Nous nen savons rien...
À demain.
Vostre époux.
Elle relit lécriture brouillon et sourit un peu. Enzo et ses lettres cryptées. Il en dit des choses dans ces mots griffonnés un peu de travers. Il faut juste savoir les comprendre. Gabrielle rêve parfois quil ose de la naïveté et de la simplicité enfantine. Comme Ella. Mais naïf et simple, ça nest pas Enzo. Enzo est tortueux et complexe. Et ses lettres aussi. Même les plus simples. Alors Gabrielle relit les quelques lignes. Elle les trouve tranquilles ces lignes, pleines dune acceptation qui ne ressemble pas vraiment à son mari, pleines de résignation peut-être même. Un calme peu commun. Un calme douteux. Un calme inquiétant.
Alors elle tente de comprendre ce quil ne lui dit pas. De lire entre les lignes ce quil na pas écrit.
Est-ce que tu vas bien Enzo ? Est-ce que tu dors la nuit ? Est-ce que tu rêves de moi ? Est-ce quAudoin et Isleen prennent soin de toi comme je leur ai demandé ? Je me demande à quoi tu penses en ce moment. Comment tu es habillé. Si tu relèves tes mêches trop longues de ton mouvement machinal de la main. Je me demande ce que regarde tes yeux verts. Si tu es assis dans ce fauteuil près de la cheminée. Si tu bois. Si tu discutes avec ceux de la mesnie. Si tu souris aux gens en taverne.
Je sens à travers ta lettre que tu tennuies, alors je me demande si je te manque vraiment ou si cest juste la distraction que je toffre. Tu te sens abandonné. Tu nas jamais supporté de ne pas être au centre de mes attentions. Même au tout début. Tu étais jaloux de tout ce que joffrais aux autres. Tu étais bien idiot de ne pas voir que tu étais déjà plus que les autres. Je lis ta lettre et je souris devant tes mots imbéciles. Tu crois vraiment que je reviendrais pour une bouteille de Calva ? Enzo, je nose croire que tu nas pas compris que si je reviens cest pour toi.
Tu me manques. Je crois que je vais songer au retour. Ta lettre sonne triste et sombre et je naime pas ça. Je crois bien avoir lesprit plus clair et lâme plus légère. Je crois que jai oublié, que jai mis ces
choses derrière. Alors oui, je peux rentrer. Bientôt...
Sois patient, je suis presque là.
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Isleen
Ha lirlandaise en avait rallé de ne pas bien savoir le lire le français, du moins de savoir en lire que des bouts, surtout lorsque ayant reconnu le prénom au bas de la lettre reçue, elle navait pas jeté au feu le courrier. Une esquisse de sourire avait un instant apparu sur le visage de la rouquine en pensant aux lettres reçues des candidats à la mairie, aux candidats à lélection comtale, aux informations du maire, tant de courriers quelle ne prenait pas la peine de lire, servant à alimenter lâtre.
La lettre reçue, elle avait dans un coin calme de taverne tentée de prononcer, lire, déchiffrer les mots posés, elle avait été seule pour le faire, sinon lorgueil en aurait prit un coup, et elle aurait surement demandé de laide pour la lire. Il lui avait fallu trois pichets et un bon mal de crane pour en venir à bout, et la lettre était pas bien longue pourtant, les mots simples, Gabrielle avait fait, court en allant à lessentiel, petite attention que lirlandaise appréciait. Mais mon Dieu que ça avait été rude, elle ne se souvenait pas avoir tant eu de misère à apprendre sa propre langue, à lécrire, mais les sonorités étaient tellement différentes parfois que ça lui en compliquait grandement la compréhension.
Le lendemain, le mal de crane toujours présent, fort de la compréhension dans lensemble du courrier, lirlandaise avait commencé sur un coin de table une lettre à destination de son amie. La matinée passée, à force de rature dans un sens et dans un autre, et de mots en gaélique couchés sur du papier au lieu de mots français, lirlandaise sétait résolu à faire appel a un écrivain public, sa première lettre en français seule, ne serait pas pour tout de suite.
Elle avait choisi ses mots, les avait dicté avec soin, pour quils soient précis, mais ne dévoilent rien à lécrivain sur la vie à la Mesnie, elle avait signé et la lettre maintenant senvolait vers sa destinatrice.
Citation:Gabrielle,
Tu es partie, je comprend pourquoi.
Ne tinquiète pas, nous veillons sur lui, plus lui que moi dailleurs, il est plus de taille.
Prend soin de toi.
Isleen
Court et précis, la brune comprendra bien entre les lignes, elle comprendra quAudoin veille sur Enzo, lempêchera de faire lirréparable, quelle le fait plus de loin, que ferrait-elle dailleurs contre un Grand en colère, hein ? Vu sa taille pas grand-chose, quoiquelle avait réussi à en mettre quelques uns à terre de grands, un bon coup bien placé et hop, les voilà au sol à crier en appelant maman. Là, il fallait reconnaître que sur ce coup, Audoin assurait bien son rôle, sil navait été là pour sortir Enzo des flammes, il était au moins présent en ce moment. Tout bien considéré, elle avait fait la meilleur part du boulot, parce que vu létat ou il se mettait en ce moment, il valait mieux lhombre, que la cleptomane. _________________
Gabrielle_blackney
Avant la fuite, un mot posé sur l'oreiller.
Citation:
Enzo,
Je ne sais trop quand vous trouverez ce mot.
A votre réveil sûrement, avant peut-être.
Je suis partie.
Jaurais pu ne rien vous dire, faire comme vous, disparaître, vous laisser sans nouvelles, dans lattente
ou pas. Allez-vous mattendre, je nen rien après tout.
Mais moi, je sais que je vais revenir. Bientôt sans doute. Vous allez me manquer très vite. Vous me manquez déjà dailleurs.
Jespère que vous comprendrez bien que je ne vous fuis pas. Vous êtes même probablement le seul que jaimerais vraiment voir.
Jai juste besoin de calme. Je fuis la violence qui mentoure. Pas vous. Vous ne le savez pas - je nai pas osé aller vous déranger quand jai su que vous étiez seul dans la taverne pas bien loin de moi mais j'ai eu une violente dispute avec Actarius. Il semble quil soit à la fois furieux et très touché de ce que je lui ai dit. Je ne vous ai dailleurs pas remercié pour votre soutien à la caserne. Mais merci. Vraiment. Ca ma touché plus que vous ne limaginez probablement.
Mais je ne peux plus. Je ne veux plus de disputes, plus de mots acides, plus de regards chargés de reproches. Je pensais que je vous avais pardonné cette fameuse nuit. Je lai fait, oui, mais il me restait la colère. Alors je vous lai crachée au visage ce soir en taverne, je vous ai vomi mes mots et ma rancur. Et je le regrette sincèrement.
Cette nuit, je voulais rentrer à lOustau, je voulais mallonger à vos côtés, je voulais tout oublier, mais je savais que je ny arriverais pas.
Alors je suis partie.
Je ne sais pas si vous men voudrez. Un peu ou beaucoup. Je ne sais même pas si vous voudrez bien de moi à mon retour. Je ne sais même pas si vous le savez vous même.
Quand je reviendrai, cest que jaurai tout vidé, vidé la colère, vidé ma haine, vidé ma tristesse, vidé ma douleur, vidé ma mesquinerie.
Quand je reviendrai, je serais prête à essayer de vous rendre heureux. Là, je ny arrive plus et je me sens tellement coupable quand je vous regarde si vous saviez.
Saurez-vous me pardonner mon départ?
May God keep you safe,
Forever yours,
Gabrielle.
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Gabrielle_blackney
La nuit suivante, pendant la fuite, écrit au fond d'une taverne.
Citation:
Enzo,
Je savais que vous me manqueriez, mais pas aussi vite.
Vous magacez, même si vous ny êtes pour rien, vivre avec vous est souvent compliqué mais vivre sans vous est une torture.
Une faiblesse disiez vous.
Peu importe
Vous me manquez.
Jai choisi de partir pourtant, et je ne le regrette pas vraiment.
Ici, je peux boire trop, jurer en anglois, mettre les pieds sur les tables. Je peux essayer du moins
Je crois que jaimerais faire renaitre Bonnie et oublier un peu Gabrielle. Jai tenté mais je ny arrive pas vraiment. Je ne suis plus celle davant . Jai changé et ma jeunesse insouciante me semble loin. Jai limpression davoir trop vécu déjà, davoir trop vu.
Je voudrais perdre ce masque sérieux et triste, je voudrais de nouveau rire le soir au fond des tavernes, je voudrais bien oublier un peu le monde de nouveau.
Nîmes est morte. On ny voit personne. Les gens se terrent et se cachent semble-t-il. Jai rencontré le maire de la ville, Serpentis, il ma parlé de vous. Jai beau menfuir, vous ne me quittez pas. Il paraît quil est le Sénéchal de votre caserne ou quelque chose de ce genre. Je vous ai revu dans cet uniforme qui vous va si bien.
Je menfuis mais votre image me poursuit. Toujours.
Jespère que tout va bien pour vous. Audoin veille sur vous je le sais. Mais je minquiète tout de même.
Je sais que vous nêtes pas bien heureux, Enzo. Jétais bien avec vous pourtant. Et puis il y a eu
ça. Je vais oublier, je vous le promets, je vais reprendre confiance en vous, je vais vous regarder sans plus avoir peur, sans être en colère, sans être triste.
Je voudrais nous retrouver comme avant. Je sais que cest possible, comme ces deux fois à la caserne.
Je voudrais entendre votre rire, je voudrais que vous membrassiez contre les murs, je voudrais que vous me trouviez jolie, que vous me regardiez avec votre petit sourire narquois insupportable, je voudrais que vous rougissiez quand je vous dis « viens », je voudrais que nous grimpions sur les toits, dans les arbres, je voudrais vous entendre râler parce que je vous sers trop fort, je voudrais que vous buviez du calvados et en sentir le goût sur votre langue, je voudrais que vous posiez votre tête sur mes genoux dans le fond dune taverne et faire des nuds avec vos cheveux, je voudrais que notre vie soit belle.
Enzo, vous me manquez.
May God keep you safe,
Forever yours,
Gabrielle.
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