D'aussi loin qu'elle s'en souvînt, Ingeburge n'avait pas voulu être héraut. Des traditions danoises en la matière, elle ignorait tout, ayant quitté le royaume scandinave jeune et n'ayant jamais cherché à faire valoir de quelconques droits sur un héritage dont elle ignorait tout elle s'était simplement bien mariée, puisque uniquement élevée pour convoler en jutes noces et avait, sous l'égide de son époux d'alors, commencé à s'investir en Provence. La Provence, voisine, cousine et ennemie du Languedoc. C'était peut-être aussi pour cela que l'héraldique ne l'avait pas attirée : les Provençaux faisaient des trucs bizarres et on peut le dire, moches. Son intérêt pour la chose héraldique se limitait aux droits dont elle pouvait jouir; elle avait ainsi donc un peu sottement et sans ne rien y connaître autorisé le prétendu marquisat à s'occuper de la noblesse provençale. Son attirance n'avait pas davantage décollé quand promue Connétable de Rome, elle avait été bombardée dans le même mouvement coresponsable du collège héraldique romain, rien que ça. Elle laissait les autres faire et avait une filleule très douée pour s'occuper de ses affaires. Puis, elle avait quitté le Saint-Empire et son folklore pour une Bourgogne dont elle était devenue la duchesse quelques semaines après son installation. Et là... Là, « hérauderie » n'était pas un vain mot et elle avait découvert tout ce qu'elle avait ignoré jusque lors et avait commencé à martyriser le poursuivant local devenu héraut et son maître. Theudbald de Malhuys lui avait montré le chemin, présenté les rudiments, l'avait initiée au langage héraldique, fait découvrir de vieux parchemins, cartulaires, armoriaux, l'avait encouragée à postuler à une marche de généalogie. Ainsi tout avait débuté.
Et aussi loin qu'elle s'en souvînt, ce qui était plus récent tout de même, elle n'avait pas voulu être Roi d'Armes de France. Quand son nom était sorti après la révocation de Thomas de Clérel, elle s'était mise d'elle-même en retrait. Elle avait aussi peu avant refusé le maréchalat, ne s'en sentant pas digne. Et aujourd'hui encore... Mais voilà, quand Perrinne de Gisors-Breuil avait démissionné à l'automne mille quatre cent cinquante-neuf, Ingeburge finalement devenue maréchal avait reçu une lettre l'enjoignant à se présenter et elle l'avait fait, pas convaincue pour deux sous, sans aucune envie même; elle ne s'était exécutée que parce que le billet émanait de la seule personne à laquelle l'on ne pouvait rétorquer non quand on sert la Couronne de France. Cette couronne aveuglante posée sur la tête de sa correspondante l'avait contrainte à accepter de postuler. Le collège héraldique s'était prononcé, sans départager personne et le Grand Maître de France, avec avis de la reine Nebisa, avait tranché. Elle l'avait senti le couperet sur sa nuque gracile quand elle avait gagné le droit de pouvoir crier « Montjoie! Saint-Denis! » si l'envie lui en prenait. Depuis ce jour sinistre, elle était restée vissée sur l'échafaud où elle avait été exécutée et recevait de temps à autre déclarations d'amour bien senties comme les condamnés à mort recevaient légumes pourris et imprécations; toutes étaient conservées avec dévotion. Depuis ce jour sinistre, elle passait plus de temps à répondre à des lettres, à trancher des litiges, à proférer des menaces avec une neutralité confondante et à jouer les confesseurs pour nobles entre deux réunions à la Curia Regis.
Tout cela pour dire qu'elle comprenait que l'on eût envie de devenir héraut car elle aurait voulu l'être encore, quitter cette défroque de Roi d'Armes de France qui en plus d'être bleue et donc laide lui collait à la peau. Elle n'était plus que Montjoie, en toutes circonstances, du matin au soir, en public ou en privé, et elle l'était surtout quand elle était Ingeburge et qu'il n'y avait aucune raison qu'on la vît autrement. Sa personne avait disparu derrière la charge. Ingeburge aurait voulu pouvoir dessiner aussi longtemps qu'elle le voulait, se perdre dans l'étude des registres notariés sans avoir à s'inquiéter du temps qui file et ne se rattrape et sans se dire que si elle ne répondait pas tout de suite, elle prendrait du retard. Béni le temps où elle n'était que Phylogène, un héraut parmi d'autres, un piou-piou s'épanouissant à l'ombre protectrice de Montj'Oie. Mais voilà, elle devait protéger et défendre maintenant et ne plus dessiner, elle devait intervenir et régler les litiges et non pas passer ses journées à visiter des fiefs et à en vérifier le bornage, à imaginer des armoiries, à mettre à jour des nobiliaires. Etait-ce pour cela qu'elle avait conservé la marche du Languedoc sous sa tutelle directe? Pour garder encore un lien avec la réalité et ne pas être celle qui trônait tout en haut, enfermée en la chapelle Saint-Antoine? Peut-être même si en tant que noble elle-même, elle connaissait une partie des aspirations de ses pairs et n'était pas vraiment coupée.
Oui, mieux que quiconque, elle comprenait que l'on voulût devenir héraut, elle avait conservé intact son enthousiasme, elle aimait toujours à découvrir, à apprendre, à chercher, à dessiner et cette flamme-là ne faisait en fait que prendre de l'ampleur. Aussi ne refusait-elle jamais de prendre quelqu'un sous son aile, par conviction d'avoir contracté une dette perpétuelle qu'elle ne pouvait honorer qu'en transmettant à son tour. Faire un feu s'apprenait et s'enseignait, c'était nécessaire pour survivre et quand on avait goûté à la chaleur de l'héraldique, on ne pouvait plus s'en passer. C'est ce qu'elle ferait aujourd'hui, on plutôt, elle s'enquerrait des motivations de celles qui l'avaient sollicitée et verrait si elles possédaient quelques braises sur lesquelles il pourrait être intéressant de souffler. Deux demandes différentes pour la même volonté, celle de faire croître la flammèche en belle flamme crépitante.
Ainsi donc la glaciale Montjoie qui détenait comme d'autres le feu sacré s'en vint dans la pièce du château comtal où elle avait demandé à ce qu'on installât les apprenties pyromanes. De celles-ci, elle ne savait que peu et en cherchait à découvrir que ce qui l'intéressait et c'est donc en toute retenue qu'elle les salua aussitôt entrée dans la salle :
Ma dame, ma demoiselle, le bonjour. Il n'y eut pas un mot de plus et il n'y en aurait jamais de superflu. Lentement, elle alla rejoindre un fauteuil, accompagné sur bruissement délicat de la soie sur le sol et dans la même tonalité soyeuse, s'assit sur le rebord de son siège. La reliure de cuir qu'elle portait entre ses mains fut déposée sur la table qui lui faisait directement face et qui la séparerait aussi physiquement qu'elle était symboliquement séparée de la rousse et de la brune de celles-ci. Sur le plateau, des feuilles de parchemin, des godets, des plumes, des pinceaux, une foule d'objets dédiés à l'enluminure.
Son regard froid passa de l'une à l'autre, dépourvu de vie. EDIT : Fôtes_________________
[Indispo pas prévue, rattrapage en cours.]