Ingeburge
[Après la clôture des festivités de la Saint-Privat]
Les derniers convois d'invités se retiraient dans un concert de grincements de roues, d'ordres jetés aux bêtes, à la valetaille, de hennissements et de piaffements de chevaux, d'enfants qui riaient ou pleuraient, de joyeux et mélancoliques au revoir, de bons vux pour le voyage et de promesses de se retrouver ailleurs pour guerroyer, festoyer ou palabrer. Les cortèges s'étiraient sur les trois ou quatre routes principales qui rayonnaient du cur du vicomté où s'étaient tenues les réjouissances. Cette dernière vague de départs en annonçait un autre, celui du train de la duchesse d'Auxerre et au sein du village qui lui avait été réservé, l'effervescence régnait. Vérification des voitures, des chevaux à l'extérieur; emplissage des malles, coffres et autres contenants, démontage des meubles à l'intérieur de l'auberge chacun était occupé. Au milieu de toute cette agitation, Ingeburge répondait au courrier en souffrance, rangeait son coffret à bijoux, sa chapelle de voyage et toute une foule de babioles de prix. L'arbitrage par une pareille chaleur l'avait épuisée et elle n'avait qu'une hâte désormais, celle de voir le mandat d'Actarius d'Euphor s'achever et de pouvoir s'enfuir enfin vers un nord où il devait faire chaud car à l'intérieur des terres mais un nord où elle serait chez elle. Cependant avant cela il fallait supporter les quatre dernières semaines de mandature qui pour la première moitié était d'ores et déjà bien remplie. Montpellier était le but du périple à venir, il s'agissait de superviser une cérémonie de remise de décorations et de remerciements puis de participer à une session de dix jours de l'assemblée nobiliaire locale. La relecture de ses notes à ce copieux sujet serait l'activité dominante du voyage vers la capitale languedocienne. Toute à son tri de colliers précieux dans une boîte de marqueterie, les pensées de la Froide vagabondaient vers l'occupant du château tout proche. Lui aussi partirait puisqu'en tant que comte régnant, il serait celui qui présiderait aux réjouissances prévues et il était à parier qu'il lui proposerait de faire cortège commun.
Il y eut alors une ombre entre la croisée vers laquelle elle était tournée et elle. Levant les yeux, elle reconnut l'une de ses chambrières. Celle-ci triturait un bout de son devantier et baissait la tête. Sur un mot de sa maîtresse et non sans avoir marqué plusieurs hésitations, elle révéla qu'une huve manquait ainsi qu'un bandeau d'orfèvrerie. La perte hypothétique du voile n'était pas grave en soi, Ingeburge en avait d'autres et si elle avait le souci de ses affaires, c'était dans ces cas-là moins par attachement que par souci de ne pas voir ses filles voler; on commençait par un morceau d'étoffe et on finissait par des bagues. La disparition du bandeau en revanche l'embêtait davantage, certains lui venaient de sa famille, d'autres avaient été commandés par son époux ou par elle-même. Chacun de ses bijoux, chacune de ses parures avaient une histoire. Lequel, finit-elle par demander, chassant l'idée que le coûteux objet était définitivement égaré. La jeune fille rougissante indiqua que les autres et elle avaient conclu qu'il s'agissait de celui figurant des fleurs d'aubépines. La duchesse hocha légèrement la tête, quelque peu soulagée, ce n'était pas un cadeau, juste un de ses caprices, un autre pourrait être commandé auprès du maître-orfèvre qui le lui avait confectionné. D'un signe, elle congédia la malheureuse et reprit sa tâche; elle avait besoin de réfléchir. Il ne fallut pas plus d'une minute pour écarter le vol, la perte et même la dissimulation quelque part si quelqu'un le lui avait abîmé. Avec acuité, elle revoyait cette chaude journée durant laquelle elle était restée au soleil, la convocation du comte du Languedoc sur l'éperon, l'ascension rendue difficile par le terrain escarpé et la touffeur et enfin le geste qu'elle avait eu de retirer sa huve et le cercle de métal précieux qui le retenait afin de se rafraîchir les mains, les poignets et le visage.
Ce n'était qu'un bandeau! Une lettre, un coursier bien payé et en une quinzaine de jours tout au plus peut-être moins si le messager décidait d'emprunter la voie maritime , et sa commande serait entre les mains de l'artiste vénitien auprès duquel elle se fournissait. Pourtant, elle était désormais à l'intérieur du castel, suivant docilement un valet chargé de la mener à la grande salle. C'était là où elle avait oublié ses affaires, après une scène « familiale » qui l'avait laissée mi-gênée, mi-irritée au point apparemment de semer quelques-unes de ses possessions. Elle avait lutté néanmoins avant de se rendre dans l'antre du Phnix, parce que donc, elle pouvait aisément remplacer ce qu'elle avait omis de reprendre et parce qu'il y avait eu aussi le risque de croiser le maître des lieux qui était la dernière personne qu'elle était en état de voir. Mais rien n'avait été plus fort en vérité que l'idée que ledit maître possédât quelque chose d'elle et elle en avait rougi, ne voyant que l'indécence d'un tel accaparement. Un peu follement, elle occultait ce listel immaculé rebrodé de lettrines d'or qu'elle lui avait elle-même offert; elle ne songeait qu'au fait qu'il eût quelque chose qui lui appartenait. Las, à côté de l'aiguière, il n'y avait rien de plus que ce qui devait s'y trouver ordinairement : de voile et de bandeau, point. Il fallait chercher ailleurs et cet ailleurs était bien trop dangereux, bien trop empli de périls pour qu'elle acceptât de s'y aventurer. Tant pis, elle abandonnait bien volontiers ses reliques là où elle ne s'était jusque lors point résolue à le faire et elle décida dans le même mouvement de planter là le valet auquel elle glissa qu'elle saurait bien trouver la sortie par elle-même. A la vérité, maintenant déterminée à rebrousser chemin, elle ne voulait plus voir ces domestiques qui semblaient être entrés dans le plan de séduction de leur maître et se montraient de fait si empressés.
Ainsi donc, avec toute sa dignité et toute sa hauteur, la nouvellement marquise de La Roche s'en alla errer dans les corridors de la forteresse tourneloise non sans jeter de petits coups d'il inquiets autour d'elle et tendre l'oreille au moindre frôlement entendu, qu'il fût réel ou imaginé. La fierté froide n'était qu'apparente, Ingeburge n'était en fait pas sur cette posture en son esprit. Les sens aux aguets, elle avançait d'un pas lent et peu assuré. Elle eût voulu progresser plus vite mais c'eût été risquer de se déconcentrer, d'entendre moins bien et de rentrer dans quelque chose ou pire, dans quelqu'un. Elle ne voulait surtout pas se faire remarquer et alors qu'elle commençait à se perdre dans un lieu qu'elle connaissait mal pour s'être efforcée de ne rien en retenir à chaque fois qu'elle y avait mis les pieds, elle se figurait que le valet qui l'avait escorté prévenait à cet instant même le comte du Languedoc qu'il avait une visiteuse ou que la garde s'était déjà chargée de l'informer de sa venue. A chaque coude que faisait le couloir, elle s'imaginait voir se dessiner la haute carrure de l'Euphor devant elle, chaque éclat de voix la faisait tressaillir et chaque ombre lui semblait être le refuge où se terrait un ennemi. Elle finit par rencontrer du monde à force de tourner sans parvenir à s'y retrouver et elle connut en ces deux ou trois occasions une terreur qui lui coupait les jambes. Néanmoins elle refusa de demander de l'aide, ne voulant plus voir ces mines serviles et ne voulant pas non plus laisser transparaître son effroi.
A nouveau seule, elle s'arrêta un instant, se gourmandant de ses faiblesses. Elle pouvait tomber sur Actarius? A la bonne heure, elle s'en tirerait d'une pirouette ou d'une phrase blessante comme elle l'avait déjà fait auparavant et rentrée à l'auberge, elle rirait de ses tremblements et de ses craintes. C'était ridicule et elle se mut à nouveau, non sans se morigéner in petto. Et c'est peut-être parce qu'elle était trop occupée à se réprimander et à ne plus faire attention aux alentours qu'elle sursauta violemment, plus que les fois précédentes, quand elle perçut, toute proche, une conversation. Sans attendre deux hommes, cet accent insupportable, des voix plutôt graves, c'était suffisant pour décréter l'état d'alerte maximale , elle tourna sur elle-même à la recherche d'une solution. Une porte se matérialisa devant ses yeux grands ouverts et ne prenant pas le temps de la réflexion, elle s'y précipita en conjurant tous les saints que cette porte-là fut déverrouillée, poussa le vantail qui céda à son plus grand soulagement et entra pour s'enfermer tout aussitôt. La respiration haletante, elle contempla quelques secondes le panneau qu'elle venait de clore sans savoir si elle s'était montrée suffisamment discrète dans son geste. Mais cela importait peu, elle était à l'abri, et fermant les yeux, elle s'adossa à la porte qui mettait une barrière entre elle et tous les dangers du dehors.
Tête légèrement basculée vers l'arrière, traits chavirés par la souffrance, paupières abaissées et une main baguée sur le tassel de cendal noir qui couvrait décemment sa poitrine, elle tâcha de se calmer et de reprendre ses esprits. Pour l'heure, l'idée qu'elle s'était alarmée pour rien ne lui venait pas, elle cherchait simplement à contrôler cette panique irraisonnée, ne se faisant pas à cette peur qu'elle avait du Phnix. C'était irrationnel et familier depuis quelques semaines; jamais auparavant elle ne l'avait ainsi craint. Sa main glissa lentement sur le taffetas de la houppelande et alla finalement à l'autre bras dans la manche duquel, au niveau du poignet, avait été glissé un petit carré de tissu blanc. Non sans trembler, elle appliqua le mouchoir parfumé au Lys de Florence sur son nez et les effluves délicates l'apaisèrent quelque peu. Le souffle désormais plus paisible, elle rouvrit les yeux et ses prunelles pâles retrouvant un jour relatif vagabondèrent prudemment dans la pièce dans laquelle elle s'était constituée prisonnière. Dans sa fuite, elle n'avait pas pris en compte qu'elle aurait pu déranger quelqu'un en faisant irruption dans la pièce et que ce quelqu'un aurait pu se trouver être celui que précisément elle fuyait. L'équation avait été simple en son esprit troublé : une voix masculine et chantante, c'était l'Euphor qui s'approchait d'elle, il fallait donc se dérober à l'Euphor. A celui-ci, elle avait échappé, qu'il se fût agi ou non de lui dans le couloir et parce qu'il n'était pas là. En revanche, cette frimousse rousse, elle ne pouvait pas la manquer.
Oh.
L'onomatopée lui échappa juste avant qu'elle se reprît. Le masque d'indifférence venait d'être à nouveau passé et elle se redressait maintenant, comme si son entrée précipitée et émue n'avait été qu'une chimère. Mieux, comme si elle venait de tranquillement paraître dans un salon où une société choisie était réunie, elle laissa tomber trois mots de sa voix plate et rauque :
Le bonjour, Ella.
Ou la Protégée... en espérant que le protecteur ne fût pas à proximité immédiate. Mais celui-ci n'était pas le problème le plus pressant, il fallait avant toute chose se tirer du guêpier dans lequel elle s'était fourrée. C'était simple en théorie, il n'y avait qu'à prendre le chemin inverse et sortir. Oui, mais voilà, une théorie n'avait rien de certain avant la mise en pratique et Ingeburge ne se sentait pas d'expérimenter l'hypothèse car si Actarius n'était pas là, elle n'avait aucune certitude sur sa localisation et cela pouvait être bel et bien lui qui s'approchait en devisant avec un tiers. Alors? Les solutions étaient limitées. S'en aller par la porte était trop risqué, passer par la fenêtre moins mais la possibilité fut tout de même mise de côté. Il n'y avait qu'à rester avec la rouquine pendant un laps de temps suffisamment long pour éliminer tout danger et suffisamment court pour qu'il ne survînt strictement rien entre elle deux.
Son regard mort se reporta sur la jeune fille puis avec une application extrême et glacée, elle replia son mouchoir, remit celui-ci à sa place, lissa d'un geste léger une de ses manches, tapota le voile qui couvrait sa chevelure tressée, le tout sans desserrer les lèvres.
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Ingeborg aka Ingeburge aka Montjoie aka chuipavotlarbin.
Armes qui seront refaites, un jour.
Roi d'Armes de France, duchesse d'Auxerre, bla bla bla bla bla.
HS.
Les derniers convois d'invités se retiraient dans un concert de grincements de roues, d'ordres jetés aux bêtes, à la valetaille, de hennissements et de piaffements de chevaux, d'enfants qui riaient ou pleuraient, de joyeux et mélancoliques au revoir, de bons vux pour le voyage et de promesses de se retrouver ailleurs pour guerroyer, festoyer ou palabrer. Les cortèges s'étiraient sur les trois ou quatre routes principales qui rayonnaient du cur du vicomté où s'étaient tenues les réjouissances. Cette dernière vague de départs en annonçait un autre, celui du train de la duchesse d'Auxerre et au sein du village qui lui avait été réservé, l'effervescence régnait. Vérification des voitures, des chevaux à l'extérieur; emplissage des malles, coffres et autres contenants, démontage des meubles à l'intérieur de l'auberge chacun était occupé. Au milieu de toute cette agitation, Ingeburge répondait au courrier en souffrance, rangeait son coffret à bijoux, sa chapelle de voyage et toute une foule de babioles de prix. L'arbitrage par une pareille chaleur l'avait épuisée et elle n'avait qu'une hâte désormais, celle de voir le mandat d'Actarius d'Euphor s'achever et de pouvoir s'enfuir enfin vers un nord où il devait faire chaud car à l'intérieur des terres mais un nord où elle serait chez elle. Cependant avant cela il fallait supporter les quatre dernières semaines de mandature qui pour la première moitié était d'ores et déjà bien remplie. Montpellier était le but du périple à venir, il s'agissait de superviser une cérémonie de remise de décorations et de remerciements puis de participer à une session de dix jours de l'assemblée nobiliaire locale. La relecture de ses notes à ce copieux sujet serait l'activité dominante du voyage vers la capitale languedocienne. Toute à son tri de colliers précieux dans une boîte de marqueterie, les pensées de la Froide vagabondaient vers l'occupant du château tout proche. Lui aussi partirait puisqu'en tant que comte régnant, il serait celui qui présiderait aux réjouissances prévues et il était à parier qu'il lui proposerait de faire cortège commun.
Il y eut alors une ombre entre la croisée vers laquelle elle était tournée et elle. Levant les yeux, elle reconnut l'une de ses chambrières. Celle-ci triturait un bout de son devantier et baissait la tête. Sur un mot de sa maîtresse et non sans avoir marqué plusieurs hésitations, elle révéla qu'une huve manquait ainsi qu'un bandeau d'orfèvrerie. La perte hypothétique du voile n'était pas grave en soi, Ingeburge en avait d'autres et si elle avait le souci de ses affaires, c'était dans ces cas-là moins par attachement que par souci de ne pas voir ses filles voler; on commençait par un morceau d'étoffe et on finissait par des bagues. La disparition du bandeau en revanche l'embêtait davantage, certains lui venaient de sa famille, d'autres avaient été commandés par son époux ou par elle-même. Chacun de ses bijoux, chacune de ses parures avaient une histoire. Lequel, finit-elle par demander, chassant l'idée que le coûteux objet était définitivement égaré. La jeune fille rougissante indiqua que les autres et elle avaient conclu qu'il s'agissait de celui figurant des fleurs d'aubépines. La duchesse hocha légèrement la tête, quelque peu soulagée, ce n'était pas un cadeau, juste un de ses caprices, un autre pourrait être commandé auprès du maître-orfèvre qui le lui avait confectionné. D'un signe, elle congédia la malheureuse et reprit sa tâche; elle avait besoin de réfléchir. Il ne fallut pas plus d'une minute pour écarter le vol, la perte et même la dissimulation quelque part si quelqu'un le lui avait abîmé. Avec acuité, elle revoyait cette chaude journée durant laquelle elle était restée au soleil, la convocation du comte du Languedoc sur l'éperon, l'ascension rendue difficile par le terrain escarpé et la touffeur et enfin le geste qu'elle avait eu de retirer sa huve et le cercle de métal précieux qui le retenait afin de se rafraîchir les mains, les poignets et le visage.
Ce n'était qu'un bandeau! Une lettre, un coursier bien payé et en une quinzaine de jours tout au plus peut-être moins si le messager décidait d'emprunter la voie maritime , et sa commande serait entre les mains de l'artiste vénitien auprès duquel elle se fournissait. Pourtant, elle était désormais à l'intérieur du castel, suivant docilement un valet chargé de la mener à la grande salle. C'était là où elle avait oublié ses affaires, après une scène « familiale » qui l'avait laissée mi-gênée, mi-irritée au point apparemment de semer quelques-unes de ses possessions. Elle avait lutté néanmoins avant de se rendre dans l'antre du Phnix, parce que donc, elle pouvait aisément remplacer ce qu'elle avait omis de reprendre et parce qu'il y avait eu aussi le risque de croiser le maître des lieux qui était la dernière personne qu'elle était en état de voir. Mais rien n'avait été plus fort en vérité que l'idée que ledit maître possédât quelque chose d'elle et elle en avait rougi, ne voyant que l'indécence d'un tel accaparement. Un peu follement, elle occultait ce listel immaculé rebrodé de lettrines d'or qu'elle lui avait elle-même offert; elle ne songeait qu'au fait qu'il eût quelque chose qui lui appartenait. Las, à côté de l'aiguière, il n'y avait rien de plus que ce qui devait s'y trouver ordinairement : de voile et de bandeau, point. Il fallait chercher ailleurs et cet ailleurs était bien trop dangereux, bien trop empli de périls pour qu'elle acceptât de s'y aventurer. Tant pis, elle abandonnait bien volontiers ses reliques là où elle ne s'était jusque lors point résolue à le faire et elle décida dans le même mouvement de planter là le valet auquel elle glissa qu'elle saurait bien trouver la sortie par elle-même. A la vérité, maintenant déterminée à rebrousser chemin, elle ne voulait plus voir ces domestiques qui semblaient être entrés dans le plan de séduction de leur maître et se montraient de fait si empressés.
Ainsi donc, avec toute sa dignité et toute sa hauteur, la nouvellement marquise de La Roche s'en alla errer dans les corridors de la forteresse tourneloise non sans jeter de petits coups d'il inquiets autour d'elle et tendre l'oreille au moindre frôlement entendu, qu'il fût réel ou imaginé. La fierté froide n'était qu'apparente, Ingeburge n'était en fait pas sur cette posture en son esprit. Les sens aux aguets, elle avançait d'un pas lent et peu assuré. Elle eût voulu progresser plus vite mais c'eût été risquer de se déconcentrer, d'entendre moins bien et de rentrer dans quelque chose ou pire, dans quelqu'un. Elle ne voulait surtout pas se faire remarquer et alors qu'elle commençait à se perdre dans un lieu qu'elle connaissait mal pour s'être efforcée de ne rien en retenir à chaque fois qu'elle y avait mis les pieds, elle se figurait que le valet qui l'avait escorté prévenait à cet instant même le comte du Languedoc qu'il avait une visiteuse ou que la garde s'était déjà chargée de l'informer de sa venue. A chaque coude que faisait le couloir, elle s'imaginait voir se dessiner la haute carrure de l'Euphor devant elle, chaque éclat de voix la faisait tressaillir et chaque ombre lui semblait être le refuge où se terrait un ennemi. Elle finit par rencontrer du monde à force de tourner sans parvenir à s'y retrouver et elle connut en ces deux ou trois occasions une terreur qui lui coupait les jambes. Néanmoins elle refusa de demander de l'aide, ne voulant plus voir ces mines serviles et ne voulant pas non plus laisser transparaître son effroi.
A nouveau seule, elle s'arrêta un instant, se gourmandant de ses faiblesses. Elle pouvait tomber sur Actarius? A la bonne heure, elle s'en tirerait d'une pirouette ou d'une phrase blessante comme elle l'avait déjà fait auparavant et rentrée à l'auberge, elle rirait de ses tremblements et de ses craintes. C'était ridicule et elle se mut à nouveau, non sans se morigéner in petto. Et c'est peut-être parce qu'elle était trop occupée à se réprimander et à ne plus faire attention aux alentours qu'elle sursauta violemment, plus que les fois précédentes, quand elle perçut, toute proche, une conversation. Sans attendre deux hommes, cet accent insupportable, des voix plutôt graves, c'était suffisant pour décréter l'état d'alerte maximale , elle tourna sur elle-même à la recherche d'une solution. Une porte se matérialisa devant ses yeux grands ouverts et ne prenant pas le temps de la réflexion, elle s'y précipita en conjurant tous les saints que cette porte-là fut déverrouillée, poussa le vantail qui céda à son plus grand soulagement et entra pour s'enfermer tout aussitôt. La respiration haletante, elle contempla quelques secondes le panneau qu'elle venait de clore sans savoir si elle s'était montrée suffisamment discrète dans son geste. Mais cela importait peu, elle était à l'abri, et fermant les yeux, elle s'adossa à la porte qui mettait une barrière entre elle et tous les dangers du dehors.
Tête légèrement basculée vers l'arrière, traits chavirés par la souffrance, paupières abaissées et une main baguée sur le tassel de cendal noir qui couvrait décemment sa poitrine, elle tâcha de se calmer et de reprendre ses esprits. Pour l'heure, l'idée qu'elle s'était alarmée pour rien ne lui venait pas, elle cherchait simplement à contrôler cette panique irraisonnée, ne se faisant pas à cette peur qu'elle avait du Phnix. C'était irrationnel et familier depuis quelques semaines; jamais auparavant elle ne l'avait ainsi craint. Sa main glissa lentement sur le taffetas de la houppelande et alla finalement à l'autre bras dans la manche duquel, au niveau du poignet, avait été glissé un petit carré de tissu blanc. Non sans trembler, elle appliqua le mouchoir parfumé au Lys de Florence sur son nez et les effluves délicates l'apaisèrent quelque peu. Le souffle désormais plus paisible, elle rouvrit les yeux et ses prunelles pâles retrouvant un jour relatif vagabondèrent prudemment dans la pièce dans laquelle elle s'était constituée prisonnière. Dans sa fuite, elle n'avait pas pris en compte qu'elle aurait pu déranger quelqu'un en faisant irruption dans la pièce et que ce quelqu'un aurait pu se trouver être celui que précisément elle fuyait. L'équation avait été simple en son esprit troublé : une voix masculine et chantante, c'était l'Euphor qui s'approchait d'elle, il fallait donc se dérober à l'Euphor. A celui-ci, elle avait échappé, qu'il se fût agi ou non de lui dans le couloir et parce qu'il n'était pas là. En revanche, cette frimousse rousse, elle ne pouvait pas la manquer.
Oh.
L'onomatopée lui échappa juste avant qu'elle se reprît. Le masque d'indifférence venait d'être à nouveau passé et elle se redressait maintenant, comme si son entrée précipitée et émue n'avait été qu'une chimère. Mieux, comme si elle venait de tranquillement paraître dans un salon où une société choisie était réunie, elle laissa tomber trois mots de sa voix plate et rauque :
Le bonjour, Ella.
Ou la Protégée... en espérant que le protecteur ne fût pas à proximité immédiate. Mais celui-ci n'était pas le problème le plus pressant, il fallait avant toute chose se tirer du guêpier dans lequel elle s'était fourrée. C'était simple en théorie, il n'y avait qu'à prendre le chemin inverse et sortir. Oui, mais voilà, une théorie n'avait rien de certain avant la mise en pratique et Ingeburge ne se sentait pas d'expérimenter l'hypothèse car si Actarius n'était pas là, elle n'avait aucune certitude sur sa localisation et cela pouvait être bel et bien lui qui s'approchait en devisant avec un tiers. Alors? Les solutions étaient limitées. S'en aller par la porte était trop risqué, passer par la fenêtre moins mais la possibilité fut tout de même mise de côté. Il n'y avait qu'à rester avec la rouquine pendant un laps de temps suffisamment long pour éliminer tout danger et suffisamment court pour qu'il ne survînt strictement rien entre elle deux.
Son regard mort se reporta sur la jeune fille puis avec une application extrême et glacée, elle replia son mouchoir, remit celui-ci à sa place, lissa d'un geste léger une de ses manches, tapota le voile qui couvrait sa chevelure tressée, le tout sans desserrer les lèvres.
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Ingeborg aka Ingeburge aka Montjoie aka chuipavotlarbin.
Armes qui seront refaites, un jour.
Roi d'Armes de France, duchesse d'Auxerre, bla bla bla bla bla.
HS.