[Après l'affichage des trente-deuxièmes de finale]
- Mortecouille !!
Le juron favori de Pisan, celui qui faisait rire aux éclats la fillette blonde qu'Aliénor était alors sous le regard mi-courroucé mi-consterné de sa mère et vassale de la Dame Rose, retentit sous la tente après que le valet envoyé aux nouvelles lui ait donné le nom de son adversaire.
- Vous avez dit que j'affrontais qui ?!
- Guillaume de Jeneffe, vicomte de March...
- Oui oui c'est bon, je sais qui il est !
Et de longue date en plus, quand on a un père qui fut Licorneux de son vivant -parce que maintenant qu'il était mort c'était tout de suite moins notable- forcément le nom du Grand Maître de l'époque, ça dit quelque chose. Et même sans ça, à l'avoir vu oeuvrer lors des joutes auxquelles elle avait pu assister, puis participer, Aliénor ne pouvait ignorer la réputation qui le précédait, ce qui était loin, mais alors très loin de la tranquiliser.
Et la blondinette d'arpenter nerveusement le logement de toile qu'elle occupait avec Aimelin, sous le regard impassible de l'homme qui venait de lui annoncer la mauvaise nouvelle, tout en maugréant
- Nan mais c'est pas vrai, pourquoi je suis pas tombée sur quelqu'un avec aussi peu d'expérience que moi ?! Vais manger du sable, et en beauté en plus, ça commence à bien faire de passer plus de temps les fesses par terre que sur la selle, j'ai dû contrarier le Très Haut d'une façon ou d'une autre pour avoir aussi peu de chance, c'est pas possible autrement !
Un arrêt, sourcils froncés, le temps de tourner sa dernière réflexion dans son esprit, avant de secouer la tête. Ça n'était quand même pas parce qu'elle avait vidé les caves de Brienne à son profit -du moins ce qu'y avait laissé les autres vassaux de sa suzeraine autant dire pas grand chose- vu qu'elle avait profité de leur passage en Touraine pour faire parvenir à Maltea de quoi les regarnir -un peu. Non vraiment, elle avait beau chercher, elle ne voyait pourtant aucun pêché tel qu'il pouvait lui valoir une aussi cuisante punition.
Un soupir, il ne lui resterait plus qu'à tenter de choir élégamment autant que faire se pouvait, et en prime ne pas se blesser. Autant dire que ce n'était pas gagné. Surtout qu'engoncée dans sa boite de métal, elle ne pourrait même pas bénéficier d'un décolleté aguicheur pour tenter de déconcentrer l'adversaire.
Les pervenches se fixèrent sur la caisse qui contenait son matériel, avant de se tourner vers le valet.
- Hm, rassurez-moi. Vous avez bien apporté l'espèce de truc rembourré qu'on peut porter sous l'armure -ou quel que soit son nom, j'ai oublié- c'est pas resté à Lesmont ? Histoire que je ne me casse rien à la suite du vol plané qui ne va pas manquer ?
L'homme vint se planter face à l'adolescente, affichant un calme qui contrastait avec la mine énervée de la blondinette.
-Vous savez, si vous avez peur, vous pouvez toujours déclarer forfait.
- J'AI PAS PEUR ! Menteuse ! J'veux juste rentrer chez moi en un seul morceau ! Tant qu'à faire...
- Alors si je peux me permettre de vous donner un conseil c'est : oubliez que vous n'avez aucune chance, allez-y, foncez, on sait jamais, sur un malentendu ça peut marcher. *
- Oué, sur un malentendu, on va dire ça ! Et de conclure entre ses dents Faudrait qu'il soit quand même sacrément gros, le malentendu.
[En bord de lice]
Sa frisone laissée aux bons soins de ses gens après en avoir vérifié le harnachement et les protections, Aliénor s'était dirigée près de la lice. Son duel n'était prévu qu'en fin de tableau, mais elle avait tenu à être présente dès le début, pour regarder le spectacle offert par les autres jouteurs. Et surtout pour suivre les passages de Célénya et Aimelin. Elle avait, la veille, assisté aux éliminatoires depuis les tribunes, et espérait bien que cette nouvelle journée de joutes verrait ses compagnons de campement réitérer leur bon résultat.
Une main qui passe sur son front, écartant une mèche blonde pour la replacer derrière l'oreille. De ses années passées en Languedoc, elle n'avait pas oublié combien la chaleur pouvait être écrasante, ce qui ne l'avait pas empêché de rajouter, sous son armure, des épaisseurs matelassées destinées à amortir la chute inéluctable selon elle, et bien évidemment elle crevait de chaud. De trouille aussi, mais ça, elle aurait encore préféré embrasser un artésien que de le reconnaître !
La dame de Lasson ouvrait les réjouissances de la matinée, une passe rondement menée mettant son adversaire à terre. Les pervenches observèrent la maîtrise du geste, l'assiette sur la monture, tout ce qui pourrait lui servir par la suite. Parce que même s'il existait une part de chance à l'exercice, il n'en demeurait pas moins que l'expérience était un atout non négligeable. Quoique pour ce qui concernait la joute qui succéda à la première, l'expérience céda le pas devant la deuxième champenoise du jour qui resta en selle.
A l'appel des tournoyeurs suivants, ses pensées s'évadèrent un instant vers Le Mans, Tours, Vendôme, rencontre et bons moments partagés avec la duchesse d'Amboise avant que leurs chemins ne se séparent pour finalement se retrouver en ces terres du Sud du royaume. Une grimace lors de la chute de Sya qui semblait, heureusement, n'avoir pas souffert du contact brutal avec le sol avant de songer qu'elle aurait plaisir à aller la saluer, une fois son propre tour passé.
Regard un peu distrait pour les duels qui suivirent, avant de porter le buste en avant, toute son attention dirigée vers les deux jouteurs qui venaient se présenter. Aimelin allait affronter Terwagne et la petite blonde oscillait entre amusement et perplexité. Amusement parce qu'elle aurait été loin de se douter les voir s'affronter en lice un jour et avait été surprise de constater la veille la participation de la Vicomtesse à ces joutes, ne la sachant pas attirée par ce genre de regroupement. Perplexité parce qu'elle n'aurait pas aimé être dans la tête du seigneur d'Etampes, c'est que ça devait y tourbillonner sec. Surement la raison d'ailleurs pour laquelle elle ne l'avait pas trouvé à ses côtés lorsqu'elle s'était réveillée au petit matin, les mots entre eux étaient inutiles pour qu'elle sache son besoin de s'isoler dès lors qu'il était soucieux.
Terwagne, Aimelin, et ce lien, cette relation qu'Aliénor avait mis du temps à comprendre, se mettant alors en retrait, avec discrétion et pudeur, non par indifférence mais bien pour ne pas interférer entre eux et laisser chacun choisir son chemin. Non sans un certain malaise cependant, d'être une partie de ce triangle qu'ils formaient. Elle aurait pu être jalouse de la jeune femme, la détester même, et pourtant au lieu de ça, celle-ci faisait partie des très rares personnes que la blondinette appréciait, admirait, respectait, une amitié sincère étrangement née des sentiments qu'elles éprouvaient pour le même homme.
Drôle d'endroit pour des retrouvailles quand même, et drôles de circonstances. Un regard vers les drapeaux qui s'abaissaient puis qui revint vers les deux jouteurs alors que ceux-ci donnaient à leur monture l'impulsion du départ. Et le nez qui se plissa lorsque Terwagne rejoignit le sol, les pervenches qui ne la quittèrent pas, pourvu qu'elle ne soit pas blessée. La grimace qu'elle affichait fut bientôt remplacée par un léger sourire, rassurée autant de la voir se relever avec l'aide d'Aimelin que de distinguer l'expression de son visage, amusée, cette expression légère qu'elle pouvait avoir lorsqu'elle exprimait quelque espièglerie. Et si, d'où elle était, Aliénor ne pouvait entendre ce qu'ils se disaient, cela ne lui importait guère au final, cela ne regardait qu'eux.
[En lice, enfin ?]
Citation:
Pour ce vingt-septième duel, entrée en lice d'un des cadors en joutes du Royaume de France, Guillaume de Jeneffe, vicomte de Marchiennes, seigneur de Wavrin, chevalier de l'Ordre Royal de la Licorne, Grand Ecuyer de France. Face à lui, une Champenoise, Aliénor Vastel, dame de Lesmont.
Première passe... La Vastel se laissera-t-elle intimider par l'expérience du Jeneffe? L'issue du combat nous le dira et le fait est que la première semble vouloir prendre le duel à son compte. S'avançant rapidement, elle abaisse sa lance d'un bras sûr, touche et brise. Côté vicomte de Marchiennes, la tentative est moins heureuse : la targe est manquée. Et ce n'est pas tout... vous n'aviez jamais vu un Flamand voler? Eh bien, c'est fait. Le chevalier se relève, sans être affecté par la moindre blessure.
Par chute de son adversaire, la dame de Lesmont est déclarée vainqueur!
Si les résultats des champenoises penchaient plutôt du côté du succès ce matin-là, Aliénor avait pourtant affiché un sourire narquois devant la chute d'Ereon face au maître des lieux. Au moins le duc de Champagne pourrait-il faire valoir qu'il avait cédé la politesse à celui qui les recevait, du moins cela aurait été sans nul doute la réaction de la blondinette, jamais à court de mauvaise foi lorsque l'occasion s'en présentait, en de telles circonstances.
C'était maintenant son tour et juchée sur Etoile, elle se présenta en bout de lice après avoir salué Montjoie.
La chaleur qui régnait sous sa carapace de métal, alliée à l'appréhension de la joute qu'elle allait mener, n'aidait en rien à la rendre sereine. Une dernière inspiration avant de rabaisser la visière de son heaume devant son visage, puis de saisir la lance qui lui était tendue et de faire glisser ses pervenches vers les tribunes puis l'autre bout de la lice, observant son adversaire. Bon, quand faut y aller... Qu'est-ce qu'il a dit, déjà, l'autre ? "Allez-y, foncez"... moué, plus qu'à espérer le malentendu... Et puisqu'avec son petit gabarit -même renforcé par une armure- et son faible nombre de participations à des joutes, elle ne pouvait égaler la force et l'expérience du Grand Ecuyer de France, c'est avec toute sa fierté et la fougue de sa jeunesse qu'elle s'élança au signal, donnant une vive talonnade à sa frisone qui n'attendait que ça pour partir en foulées puissantes, soulevant sous ses sabots le sable de la lice.
Ne pas se laisser griser par le galop, raffermir sa prise sur sa lance et l'abaisser avec détermination, le regard fixé sur la targe opposée qui se rapproche, porter son poids vers l'avant pour toucher. Et grimacer lorsque le bois éclate sous le choc qui remonte le long de son bras jusqu'à l'épaule. Lâcher le tronçon pour tenter de se maintenir en selle, et faire ralentir sa monture tout en faisant in petto
le bilan de cette première passe. Lance brisée, et en prime elle n'est pas tombée, l'honneur est sauf.
Aliénor fit demi-tour en bout de lice, et les mirettes s'écarquillèrent en constatant que son adversaire, lui, était à terre. Et toute la tension qui l'avait étreinte jusqu'à présent retomba d'un coup, alors qu'elle ôtait ses gantelets puis son heaume, libérant sa chevelure et aspirant une goulée d'air, en même temps qu'elle dirigeait sa frisone vers le Vicomte, un franc sourire sur les lèvres. Chevalier, j'ai peu l'habitude qu'un homme tombe à mes pieds, j'espère que la chute n'a pas été trop brutale. Moqueuse la petite blonde ? Oui un peu quand même. Et d'ajouter Quoi qu'il en soit, je vous remercie pour cette passe, ce fut un plaisir et un honneur que de croiser la lance contre vous. Une pensée pour son père, une pensée pour Pisan, et de laisser les morts pour revenir aux vivants et chercher Aimelin d'un regard dans lequel brillait une petite lueur de fierté, faisant taire pour un instant la petite voix au fond d'elle qui lui rappelait que si la chance -ou un malentendu !- était intervenue dans sa victoire, il n'en serait sans doute pas toujours de même. -----------------------------------------------------------------------
* On aura reconnu une réplique des "Bronzés font du ski", légèrement adaptée^^_________________