Willen
Du haut des nuages les plus élevés, du sommet des montagnes les plus pointues, du fonds des océans les plus abyssaux... une clameur incroyable s'élevait. Chevauchant les vents, survolant les tempêtes, traversant les plaines, ébranlant les forêts, jaillissant des mers et des rivières, tous finirent par apprendre la nouvelle.
Apolonie était enfin morte et Willen exultait.
Le registre des décédés était très clair : le décès serait définitif. Le fantôme du vicomte avait même demandé aux fonctionnaires paradisiaques une procédure d'approfondissement, histoire de ne pas se retrouver avec un semi-cadavre qui se réveillerait au premier médecin venu. Au diable les médecins ! A retarder ainsi l'uvre de cette vieille fripouille d'Aristote on privait les oisifs du Ciel de nouveaux compagnons. L'intérêt de ceux-ci restait relatif, cependant : les résidents connaissaient tout des Mortels puisqu'ils passaient une bonne partie de leur éternité à les observer, à prendre des notes sur leur comportement et à parier sur leurs prochaines actions.
Mouhahaha. La réception du Paradis - n'oubliez pas de rendre les clés si vous sortez - était également formelle : la dénommée Apolonie, débarrassée de ses titres à rallonge, pourrait rejoindre les méritants de ce monde et des autres. Des mois de pillage et de tueries s'étaient mal terminés et Willen lui avait signifié l'impossibilité de lui tenir compagnie là-haut parmi les nuages. Puis elle avait suivi son conseil, consciemment ou non : un sage retour en Bourbonnais-Auvergne, un engagement raisonné en politique, une défaite électorale non suivie d'un bain de sang, et même un mariage avec un membre respectable de la noblesse royaliste. Ah, ce cher Alayn... l'épouser n'était pas une marque de respectabilité pour l'ancien Mestre de camp, loin de là : plutôt une marque d'aveuglement. D'ailleurs, il était celui des deux vicomtes qui avait survécu le moins longtemps...
Tué par l'alcool. C'était d'un ridicule... au moins ils ne le croiseraient pas avant un bon bout de temps : au purgatoire les morts stupides ! Loin des yeux, loin du cur, on verrait bien si l'âme du rejeton Viverols brûlerait aussi ardemment après quelques millénaires d'attente dans le vide intersidéral en compagnie de fats en tout genre.
Restait un autre rejeton, bien vivant celui-là. Le fils d'Apolonie, oui, le doute n'était pas permis à ce sujet. Celui d'un vicomte qui pourrait difficilement être d'Escorailles... de qui le petit sang-mêlé tiendrait-il ? De la fureur naïve de la mère, ou du conservatisme raisonnable du père ? D'aucun des deux peut-être, si une autre éducation se proposait à l'enfant, deux fois orphelin.
Quel qu'était le futur, Willen avait pour tâche de s'occuper du présent. A savoir : aider la nouvelle arrivante à trouver son chemin, de préférence à ses bras et avec le sourire. Après tout, sa tendre n'avait pas réellement changé depuis son départ. Il comprenait son évolution et avait fini par l'apprécier, comme un amateur de farine découvre une belle miche de pain dorée et en goûte la nouvelle saveur...
~~~~~~~
Sur un nuage blanc, quelque part au milieu de l'improbable, un spectre prit son envol et se laissa tomber, tomber, tomber... passa devant les clochers de la grande ville de Clermont, virevolta une dernière fois et s'arrêta sur le toit d'une petite chapelle au nom peu orthodoxe, ou même aristotélicien. Si les pigeons qui y étaient stationnés le remarquèrent, ils n'en dirent pas un mot, tout occupés à fienter et froufrouter qu'ils étaient.
Nom de Dieu, quelle idée de choisir une chapelle là où il faudrait une cathédrale. Pestant pour lui seul, certain de ne pas être entendu des vivants qui ne voulaient rien entendre de toute façon, Willen attendait l'arrivée du cercueil. Non pas pour s'extasier devant un cadavre qui ne devait plus être très frais - merci Aristote pour ton don de putréfaction - mais pour respecter les convenances. On ne se signale pas avant le début de la cérémonie officielle, même si c'est pour guider une âme vers l'au-delà.
Encore quelques minutes... son regard d'un blanc profond, à défaut de rencontrer l'azur désiré, parcourait les grains de sable sur la route et les fleurs des champs. Un monde et le Paradis, dira-t-on...
Enfin, il arrivait ! Un joli cercueil de bois, agréable à la vue. Parce qu'au toucher...
L'excentrique ectoplasme se laissa glisser entre les pierres de l'édifice pour mieux flotter dans un coin, admirant l'adresse des maçons qui avaient fait du beau travail. Avec un saint patron comme celui-ci, ils avaient dû mettre du cur à l'ouvrage, à n'en pas douter.
Bon sang, c'était fou ce que les gens aimaient se tasser au sol. Pourquoi ne profitaient-ils pas eux aussi de l'entièreté du volume de la chapelle ? Tout cela était d'un ridicule...
Bon bon bon. Il fallait encore le temps que l'autre décédée se manifeste. Qui reconnaissait-il dans cette belle assemblée ? Certains des Marigny, pour sûr, qui venaient toujours par quatre ou cinq d'ailleurs. Des Moulinois. Des Bourbonnais et des Auvergnats connus de réputation seulement. Des étrangers croisés au détour d'un couloir de la caserne ou des locaux de la puissante Alliance du centre. Tous les autres... des inconnus bizarres et/ou intéressants. Bah. Il finirait par connaître la plupart, après quelques siècles passés à la même taverne là-haut, autour d'une bière céleste. Mmm, comment ça le jeu part en sucette ?
Il y avait aussi le gosse. Gaspard, c'était cela ? Il paraissait déjà grand pour son âge : nul doute qu'à quelques mois on lui donnerait plusieurs années. Dans tous les cas, c'était encore un paquet de chair molle bavant et babillant. Sans intérêt particulier, donc.
Un léger frémissement de l'air, un rire reconnaissable entre tous : elle. Délicate plume posée sur le bois, à gauche. Willen s'en approcha doucement, craignant qu'elle ne s'envole sans lui. Quatorze mois, c'était finalement si peu... sourire fantomatique.
"Juste un moment ? Je vous offre l'éternité, si vous le voulez..."
Apolonie était enfin morte et Willen exultait.
Le registre des décédés était très clair : le décès serait définitif. Le fantôme du vicomte avait même demandé aux fonctionnaires paradisiaques une procédure d'approfondissement, histoire de ne pas se retrouver avec un semi-cadavre qui se réveillerait au premier médecin venu. Au diable les médecins ! A retarder ainsi l'uvre de cette vieille fripouille d'Aristote on privait les oisifs du Ciel de nouveaux compagnons. L'intérêt de ceux-ci restait relatif, cependant : les résidents connaissaient tout des Mortels puisqu'ils passaient une bonne partie de leur éternité à les observer, à prendre des notes sur leur comportement et à parier sur leurs prochaines actions.
Mouhahaha. La réception du Paradis - n'oubliez pas de rendre les clés si vous sortez - était également formelle : la dénommée Apolonie, débarrassée de ses titres à rallonge, pourrait rejoindre les méritants de ce monde et des autres. Des mois de pillage et de tueries s'étaient mal terminés et Willen lui avait signifié l'impossibilité de lui tenir compagnie là-haut parmi les nuages. Puis elle avait suivi son conseil, consciemment ou non : un sage retour en Bourbonnais-Auvergne, un engagement raisonné en politique, une défaite électorale non suivie d'un bain de sang, et même un mariage avec un membre respectable de la noblesse royaliste. Ah, ce cher Alayn... l'épouser n'était pas une marque de respectabilité pour l'ancien Mestre de camp, loin de là : plutôt une marque d'aveuglement. D'ailleurs, il était celui des deux vicomtes qui avait survécu le moins longtemps...
Tué par l'alcool. C'était d'un ridicule... au moins ils ne le croiseraient pas avant un bon bout de temps : au purgatoire les morts stupides ! Loin des yeux, loin du cur, on verrait bien si l'âme du rejeton Viverols brûlerait aussi ardemment après quelques millénaires d'attente dans le vide intersidéral en compagnie de fats en tout genre.
Restait un autre rejeton, bien vivant celui-là. Le fils d'Apolonie, oui, le doute n'était pas permis à ce sujet. Celui d'un vicomte qui pourrait difficilement être d'Escorailles... de qui le petit sang-mêlé tiendrait-il ? De la fureur naïve de la mère, ou du conservatisme raisonnable du père ? D'aucun des deux peut-être, si une autre éducation se proposait à l'enfant, deux fois orphelin.
Quel qu'était le futur, Willen avait pour tâche de s'occuper du présent. A savoir : aider la nouvelle arrivante à trouver son chemin, de préférence à ses bras et avec le sourire. Après tout, sa tendre n'avait pas réellement changé depuis son départ. Il comprenait son évolution et avait fini par l'apprécier, comme un amateur de farine découvre une belle miche de pain dorée et en goûte la nouvelle saveur...
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Sur un nuage blanc, quelque part au milieu de l'improbable, un spectre prit son envol et se laissa tomber, tomber, tomber... passa devant les clochers de la grande ville de Clermont, virevolta une dernière fois et s'arrêta sur le toit d'une petite chapelle au nom peu orthodoxe, ou même aristotélicien. Si les pigeons qui y étaient stationnés le remarquèrent, ils n'en dirent pas un mot, tout occupés à fienter et froufrouter qu'ils étaient.
Nom de Dieu, quelle idée de choisir une chapelle là où il faudrait une cathédrale. Pestant pour lui seul, certain de ne pas être entendu des vivants qui ne voulaient rien entendre de toute façon, Willen attendait l'arrivée du cercueil. Non pas pour s'extasier devant un cadavre qui ne devait plus être très frais - merci Aristote pour ton don de putréfaction - mais pour respecter les convenances. On ne se signale pas avant le début de la cérémonie officielle, même si c'est pour guider une âme vers l'au-delà.
Encore quelques minutes... son regard d'un blanc profond, à défaut de rencontrer l'azur désiré, parcourait les grains de sable sur la route et les fleurs des champs. Un monde et le Paradis, dira-t-on...
Enfin, il arrivait ! Un joli cercueil de bois, agréable à la vue. Parce qu'au toucher...
L'excentrique ectoplasme se laissa glisser entre les pierres de l'édifice pour mieux flotter dans un coin, admirant l'adresse des maçons qui avaient fait du beau travail. Avec un saint patron comme celui-ci, ils avaient dû mettre du cur à l'ouvrage, à n'en pas douter.
Bon sang, c'était fou ce que les gens aimaient se tasser au sol. Pourquoi ne profitaient-ils pas eux aussi de l'entièreté du volume de la chapelle ? Tout cela était d'un ridicule...
Bon bon bon. Il fallait encore le temps que l'autre décédée se manifeste. Qui reconnaissait-il dans cette belle assemblée ? Certains des Marigny, pour sûr, qui venaient toujours par quatre ou cinq d'ailleurs. Des Moulinois. Des Bourbonnais et des Auvergnats connus de réputation seulement. Des étrangers croisés au détour d'un couloir de la caserne ou des locaux de la puissante Alliance du centre. Tous les autres... des inconnus bizarres et/ou intéressants. Bah. Il finirait par connaître la plupart, après quelques siècles passés à la même taverne là-haut, autour d'une bière céleste. Mmm, comment ça le jeu part en sucette ?
Il y avait aussi le gosse. Gaspard, c'était cela ? Il paraissait déjà grand pour son âge : nul doute qu'à quelques mois on lui donnerait plusieurs années. Dans tous les cas, c'était encore un paquet de chair molle bavant et babillant. Sans intérêt particulier, donc.
Un léger frémissement de l'air, un rire reconnaissable entre tous : elle. Délicate plume posée sur le bois, à gauche. Willen s'en approcha doucement, craignant qu'elle ne s'envole sans lui. Quatorze mois, c'était finalement si peu... sourire fantomatique.
"Juste un moment ? Je vous offre l'éternité, si vous le voulez..."