Quittant le camp dun pas trainant, Emi espérait ne pas trop manquer du spectacle programmé. Traits tirés, teint pâle, elle sentait force et joie quitter son corps épuisé. Quavait-elle bu pour se sentir si lasse ? Quelconque médicastre ne saurait-il la guérir de ce poison quelle savait explorer avec soin son corps trop accueillant pour cet ennemi ?
Sous un grand ciel gris, dans une grande rue, sans herbe, sans un chardon, sans une ortie, elle rencontra plusieurs hommes qui marchaient courbés.
Malades à son image, peut être une épidémie faisait rage en cette ville. Chacun d'eux semblait porter sur son dos une énorme Chimère, aussi lourde qu'un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d'un fantassin romain. Elle questionna l'un de ces hommes, et lui demanda où ils allaient ainsi. Il répondit qu'il n'en savait rien, ni lui, ni les autres; mais qu'évidemment ils allaient quelque part, puisqu'ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher. Et le cortège passa à côté delle, s'enfonçant dans l'atmosphère de l'horizon, à l'endroit où la surface arrondie de la planète se dérobe à la curiosité du regard humain.
Pendant quelques instants, Emi s'obstina à vouloir comprendre ce mystère; mais bientôt l'irrésistible Indifférence s'abattit sur elle, et elle fut plus lourdement accablée qu'ils ne l'étaient eux-mêmes par leurs écrasantes Chimères.
La rousse poursuivit pourtant et finit par atteindre le lieu de ses désirs. Sourire aux gardes, souvenirs galants quelle sempresse dhonorer.
Dites, messieurs, dici peu, en ces lieux, viendront jolies jeunes femmes. Laissez les entrer et uvrer à leur guise ! Vous, et dautres, nen tirerez que meilleur plaisir !
Sans délai, avec grâce et effort, Emi entre dans lantre des délices.
Les débats sont ouverts et aucune doléance ne semble sortir des bouches animées. Le procès nest donc point celui du roy ou de la noblesse
Soupirs de désolation, pas pour cette fois encore !
Son pseudo désespoir fut aussitôt éteint par un chant de ralliement. Nouvelles paroles mais timbres de voix connus
Instinctivement, elle rejoignit les rangs pour quon ne la croit pas cavalier solitaire dans la juste arène. La dernière visitée sétait rebellée et seule, la rousse aurait fini emprisonnée ou brûlée. Elle ne trouva plus de place sur les bancs trop courts et, espérant galanterie qui ne saurait venir, elle hésitait à pousser pour faire tomber Aqwa ou encore un homme. Attendant un miracle, elle scruta la salle et ses occupants.
Ici, trop encore portent fardeau de Chimère qui a parfois pris ses aises. Elle se tourna et vit, désignant pour elle-même
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Celui-là, surtout...
La monstrueuse bête n'était pas un poids inerte; au contraire, elle enveloppait et opprimait l'homme de ses muscles élastiques et puissants; elle s'agrafait avec ses deux vastes griffes à la poitrine de sa monture; et sa tête fabuleuse surmontait le front de l'homme, comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient ajouter à la terreur de l'ennemi. Chose curieuse à noter: lhomme n'avait l'air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos; on eût dit qu'il la considérait comme faisant partie de lui-même. Son visages fatigué et sérieux ne témoignait d'aucun désespoir; sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans un sol aussi désolé que ce ciel, il attendait avec la physionomie résignée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours...
Espoir définitivement déçu, elle choisit de sasseoir et de pousser un, deux, trois ou cent cavaliers de lHydre pour rejoindre le nid sans quun autre en tombe
Espoir encore déçu, elle ne peut qu'admirer la chute en cascade. Jolie scène que ces gens tombant l'un après l'autre, se mêlant et râlant...
Mais la scène prend fin aussitôt... Réalité bien autre, personne n'avait chuté!
Ces hallucinations ne facilitent quand même pas la vie!
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que Charles Baudelaire me pardonne cet emprunt_________________