Anaon
- Aria de soupir. Froissement de peau. Les chairs se mêlent dans le rythme d'un même assaut. Spasmes du désir. Les doigts se resserrent dans la chevelure d'ébène. La gorge se brûle au contact du souffle en déroute, celui d'une bête qui cavale. Les corps se prennent, s'apprennent encore l'art de la douceur et la douleur. Yeux grands ouverts, elle accuse sans broncher les conséquences de sa propre jouissance. Étrange sensation...
Elle analyse, spectatrice, ses propres soupirs. Son corps frémit, son corps gémit, mais l'esprit reste insensible à cette adrénaline qui le galvanise. Elle est comme... étrangère à ses propres chairs. Contemplatrice d'un plaisir mécanique à travers des parois vivantes. Soubresaut. Son amant s'enhardit entre ses cuisses. Elle reste impavide.
Les azurites s'attardent sur le monde qui les entoure. Du noir, partout. Un monde d'encre. Vide. Eux seuls, éclairés par une lumière qu'elle ne peut pas voir, allongés sur un lit de ténèbres. C'est étrange qu'elle ne s'en surprenne pas. Mais ici les sensations n'ont pas leur place. Ses narines frémissent. Ça sent l'eau. Un mélange de poisson et de mousse humide. Ça sent les plantes aussi. Une armada de senteur qui s'entremêlent. L'odeur de la rose surtout, mêlée à celle plus brut du bois de sapin. Le nez se chargent de toutes ses fragrances réunies dans un mélange des plus improbables. Des odeurs qui essayent de titiller la mémoire endormie de ses méninges. Il y en a une autre qui se dégage à présent. Comme un flash lumineux qui traverse son esprit. Le genre de senteur qu'on ne peut qualifier, mais que l'on reconnaît immédiatement. L'odeur du vivant. Elle constate alors que Judas contre son corps n'a pas d'odeur.
On les regarde. Elle n'a pas besoin de le voir pour le savoir. Elle le sait, c'est tout. La tête pivote et le regard se fige. Il y a une petite fille qui les observe dans l'ombre. Instant hors du monde. Elle a de longs cheveux d'un blond des plus blanc... mais surtout de magnifiques yeux gris. De grand yeux qui figeraient n'importe quelle âme. De beaux yeux innocents et tristes. Elle a huit ans. Elle sent, l'Anaon, son souffle qui se coupe. Elle voudrait tendre une main vers la petite fille, mais ses doigts restent arrimés aux reins de son amant.
Les ténèbres se meuvent. Il y a des mains qui sortent de l'ombre, des pognes d'homme. Des doigts agiles, des doigts crasseux. Des dizaines qui s'agitent et qui se coulent sur la peau d'albâtre de gamine, qui sculptent ses courbes de manière les plus obscènes. Ils la déshabillent. La petite fille ne bouge pas, son regard toujours scellé dans celui de l'Anaon. Elle grandit à mesure que les mains impétueuses se font plus nombreuses. Elle a quatorze ans. Des bleus apparaissent sur sa peau. Ses lèvres se fendent en laissant couler quelque perles carmines. La douleur, dans le gris de ses yeux.
Judas grogne à son oreille. C'est la fin. L'Anaon tremble. Son cur s'emballe au même rythme que sa respiration s'essouffle. Les azurites n'ont pas quitté la silhouette qui se fait peu à peu ronger par la perversité. Elle veut pleurer. Tout s'emballe.
Elle ne sait pas alors, à l'instant du dernier coup de rein, à l'instant ou les ombres ont recouvert le corps de sa fille, elle ne sait pas si c'est un cri de jouissance ou un sanglot qui vient éclater sa nuit.
Claquement. Éveil. La conscience encore engluée dans ses limbes, elle garde les yeux clos. L'ouïe est déjà à l'affut. Elle entend les pas feutrés de la domestique qui s'éloigne dans le couloir. Comme chaque matin, elle vient de lui apporter une bassine d'eau fraiche et propre. Claquement étouffés. Il pleut. Un soupire vient affaissé la poitrine de la mercenaire alors qu'elle émerge pleinement de ses limbes. De sa culpabilité. Les paupières s'entrouvrent douloureusement. Elles lui semblent gonflées et pâteuses. Le manque de sommeil. Par l'interstice qui se dévoile, elle boit la lumière malade qui envahit la pièce par les rainures des volets clos. Une lumière blanche et moribonde. Une lumière de jour de pluie.
La balafrée s'assoit sur sa couche avec précaution. Elle vient frotter en grimaçant ses yeux qui ne la brûlent que plus encore. Ce n'est qu'à l'aube, à l'instant même où elle a l'habitude de se lever, que l'Anaon avait trouvé le sommeil. Un répit de deux pauvres heures des plus chaotiques. Routine. Le regard céruléen s'attardent sur la fenêtre qui distille la mince lueur de l'extérieur. Puis il s'affaisse sur son rebord et sur le petit coffret de bois qui y demeure sagement posé. Sa gorge se noue. Un petit coffre légèrement travaillé, sans grosse fioriture. Élégant dans sa discrétion. Une dernière demeure pour la cendre de ses souvenirs. Elle sent le sel de quelques larmes lui picorer les paupières, mais rien ne vient franchir ses remparts de chairs.
Le chaperon se lève, lèvres pincées et mains sur ses tempes. Vertiges et nausées sont devenues de désagréables amies. Dérouillant ses muscles fourbus de ne pas avoir goutter à un vrai repos depuis longtemps, la mercenaire se dirige vers un coffre acculé au mur adjacent. Cela fait quelques jours qu'elle a retrouvé l'enceinte de Château-Gontier. Et cela faisait plus d'une lune qu'elle l'avait totalement délaissé, sans un mot, sans un signe, pour partir on ne sait où, avant de revenir un beau soir trouver la Josselinière sur les bancs d'une taverne.
L'Anaon s'accroupit devant la malle dont elle fait sauter les clapets.
Un soir, où elle n'avait servi pour seule explication à la Penthiève qu'un simple "Pardonnez-moi". Yolanda avait crié, mais Yolanda est Miséricorde. Elle avait pardonné sans autre forme de procès. Les langues s'étaient alors déliées sur des sujets divers. Objectivement, on pourrait dire que l'Anaon n'a pas passé une trop mauvaise soirée. Mais à l'heure du départ, la blonde avait voulu savoir le Pourquoi. L'Anaon s'était immédiatement renfermée et depuis lors, elle se montrait des plus mutiques et distantes avec l'entourage de la jeune noble.
Le regard contemple le fond du coffre. Bustier et gilet. Une paire de braie et deux chemises. Quelques étoffes plus chaudes pour les temps froids. Il faudrait songer à garnir un peu cette garde-robe. Nourrie, logée, blanchie, la solde qui tombe dans sa poche à la fin de chaque semaine n'est qu'un pur bénéfice qu'elle amasse depuis l'été sans jamais le dépensé. Judas lui doit d'ailleurs deux paires de braie. Elle pourra sans doute courir longtemps avant d'avoir gain de cause.
Ce soir-là, la Roide avait aussi eu droit à une retrouvailles. Une surprise. Elle en a encore des frissons et la main qui tremble. Ah, elle revoit cette gorge si joliment livrée. Et ce doux reflet du métal sur la couleur de la chair. Ce soir, elle avait voulu "danser" comme elle n'avait pas voulut le faire depuis longtemps. Ça lui avait mis le vertige aux tripes. Il n'y a bien eu que le de Nerra qui lui a collé une adrénaline pareille. De Nerra qui était là, ce soir. Ce soir, où elle aurait tout fait pour danser, si seulement...
Le couvercle du coffre claque. Braies et chemise noires en main, la mercenaire s'approche de la bassine et s'affaire à ses ablutions. L'eau fraiche soulage ses yeux rougis par les insomnies, mais elle ne fait pas pour autant de miracle. Elle n'efface pas les heures passées le regard grand ouvert sur les imperfections de son plafond. Les ridules de l'âge sont devenus sillons. Les doigts glissent patiemment dans les cheveux bruns avant de lisser l'unique tresse qui pend à son oreille. La seconde s'est liée au blond qui sommeille dans le coffret de la fenêtre.
Enfin changée et rafraîchie, le chaperon quitte sa petite chambre pour rejoindre celle de sa protégée, accolée à la sienne. Quelques coups pour annoncer son arrivée. Aucun bruit. La porte est poussée sur un amas d'obscurité. Pas de Yolanda debout, ni de demoiselle de compagnie. A croire que tout le monde s'est accordé sans concertation pour s'octroyer une petite grasse matinée. La balafrée traverse alors l'obscurité sans un mot et vient tirer les rideaux et volets qui obstruent la lumière du jour.
La chambre se nimbe d'une lueur opalescente. Le chaperon se tourne. Les mains se nouent dans son dos. Elle attend.
Musique " More Prays ", The Tudors Saison 2 par Trevor Morris
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Images originales: Victoria Francès, concept art Diablo III - [Clik]