--La.morue
La femme se recule pour admirer la façade de sa nouvelle maison. Enfin chez elle ! Pas trop tôt, surtout quand on est souvent sur les chemins à trimer comme une folle pour gagner son pain.
Elle avait économisé longtemps, Yola, pour pouvoir acheter avec son propre argent sa propre taverne et y couler une retraite peinarde. Le corps déformé par l'âge et le turbin, elle avait décidé de raccrocher et d'ouvrir une maison honnête. Car elle n'est plus toute jeune, l'espagnole à la voix et aux yeux de velours. Autrefois, en un battement de cils, elle ravivait la flamme des vieux matelots. Mais les ans l'avaient transformée en morue. La Morue, c'était pour elle comme un deuxième prénom. Yola, c'était pour le curé, à confesse.
Elle rit, et son rire fait balloter dangereusement ses appâts, qui garnissent généreusement ses décolletés. Elle en avait confessé, des marins, des ivrognes et des bourgeois à la bourse bien garnie. Tous venaient la voir pour l'absolution. Elle aurait été une sacrée diaconesse, pour sûr ! Mais elle n'avait pas la vocation. Et puis, sa beauté ne s'accordait pas à l'habit des nonnes et des curés. Elle préférait prêcher l'amour ailleurs que dans une sombre maison pleine de courants d'airs.
Le vent se lève, faisant grincer l'enseigne représentant une jeune femme blonde naissant de l'écume des vagues. Que lui avait-on dit de cette femme ? Une déesse païenne, quelque chose de ce genre. Vêtue d'un pagne cachant ses parties intimes, les bars croisés sur ses seins, elle sortait triomphalement d'une coquille gigantesque. Qu'elle était belle, l'enseigne ! Si la Morue avait été un homme, elle aurait bavé devant une telle beauté.
Elle entre dans sa taverne, et jette un coup d'il sur les tables et les tabourets de la salle principale. Derrière une lourde tenture se dissimule une salle de jeux de hasard, donnant par une porte dérobée sur une ruelle. C'est qu'elle n'a pas d'autorisation, la Morue, pour tenir un tripot. Mais le jeu donne soif, et une petite commission sur les gains lui permettra d'améliorer les recettes de "L'écume renaissante".
Elle regarde les escaliers, menant à quelques chambres. Les chambres, ça peut se remplir aussi. Yola a un étrange sourire.
Elle referme la porte, allume les chandelles de suif et attend les premiers clients. Elle est prête. Elle appelle :
"Opale, mi corazón ! Descends immédiatément, qué yé té vois !"
Des bruits de pas à l'étage, puis dans les escaliers. La Morue hoche la tête. Sa petite servante est prête, elle aussi.
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Yola, dicte la Morue.
"Podría ver todos los días irrecuperables
posándose como una bandada de pájaros imaginarios." (Bernado Atxaga)