Pendant la plus mauvaise saison de lannée, sur une mer ouverte à tous les vents, jetant leurs ancres dans dincommensurables profondeurs, les flottes combinées avaient à soutenir le double combat des tempêtes et de lennemi. Elles avaient derrière elles lOcéan aux vagues grondantes, devant elles les batteries qui crachaient la flamme et le fer.
Au mois de décembre, les tempêtes sont terribles et successives. Qui les essuya en mer, sous la toile, comme on dit en termes de marine, peut seul se faire une idée de ce quest un pareil temps pour une flotte obligée de jeter lancre. Le navire reste alors immobile, mais tremblant de tous ses membres, comme un géant enchaîné, et, quelle que soit la fureur des flots, il ne peut fuir devant eux.
Pendant toute cette nuit, au milieu des ténèbres et de la tempête, on entendait de temps en temps ce formidable coup de canon qui crie à la création :
« Nous sommes perdus ! » dernier râle de la vie qui a son écho dans la tombe.
Aux premiers rayons du jour, sombre et presque aussi menaçant que la nuit qui venait de sécouler si lentement, on vit leffroyable position de la flotte. La ligne était rompue ; les câbles et les mâts étaient brisés ; quelques bâtiments, arrachés à leurs ancres, allaient à la dérive. Les vagues les soulevaient comme des montagnes prêtes à les engloutir. Aux yeux même des marins aguerris, la position était désastreuse.
Le navire du Vladimissime était brisé en plusieurs endroits et faisait eau. Il était le dernier de la ligne à gauche et touchait presque aux rochers qui se prolongent près dune demi-lieue dans la mer, dans une direction parallèle à la côte. Les matelots, travaillant, avec lardeur dhommes qui sentent que leur vie dépend de la vigueur de leurs bras, les uns aux pompes, les autres à la manoeuvre du bâtiment, prouvaient à des yeux exercés que toute cette fatigue resterait inutile ; et la perte de ceux qui montaient le bâtiment était inévitable, lorsque, par un bonheur inespéré, avec le jour le vent baissa et la mer se calma.
Un éclair despérance passa dans le coeur des marins : cette espérance se changea bientôt en certitude de salut. On distribua un verre deau-de-vie aux matelots, et un peu dordre commença de renaître à bord. On put permettre à la moitié des hommes de se reposer : il était quatre heures de laprès-midi.
Le lieutenant, qui était autorisé à partager le repos de ces hommes, monta alors sur le pont, et s'adressa à son capitaine, le général, le Vladimissime.
jai remis tout en bon ordre : le vent souffle nord-nord-ouest ; nous sommes à lancre sur soixante-huit brasses de fond avec soixante et onze brasses de câble. Et la cale, la cale, Nicolas ? Tout va bien de ce côté ; nous sommes maîtres de leau. Avez-vous quelques ordres à me donner ? Aucun, puisque vous avez pourvu à tout, Nicolas ; seulement, recevez lexpression de ma reconnaissance, et faites tous mes compliments à léquipage pour son travail de cette nuit. Sans ce travail plus quhumain, nous serions, à lheure quil est, accrochés comme une guenille à quelque rocher où nous pêcherions des étoiles de mer. Ah si. Veillez à faire prévenir ma fille ! Je ne sais où elle se trouve, aux dernières nouvelles elle était sur Montpellier. Hâtez-vous !Nicolas sourit aux paroles du général.
Bon,cela sera fait, quand au reste cela ne vaut pas la peine den parler. Cest lorsque nous étions sur le Vladimir dans lAdriatique que nous en avons vu, et dautres que celles-là ! Par bonheur encore, quil ny a pas de typhon dans la Manche, quoique ce soit une chose curieuse que de les voir se former et disparaître. Oui, ma foi, cela doit être fort curieux, Nicolas. Je suis sûr que nos typhons de la Baltique sont plus dangereux pour les verres de punch que pour les vaisseaux.Certainement, leau a été faite pour les poissons et les écrevisses, le lait pour les enfants et les poitrinaires, le vin pour les jeunes gens et les jolies femmes, le madère pour les hommes et les soldats. Mais le rhum et leau-de-vie, cest la boisson naturelle des héros.Mon coeur bat, à sa vue, un branle-bas de tous les diables. Oh ! quand tu seras depuis trente ans sur le parquet du vieux Neptune ; quand tu auras vu autant de grains que jai vu de centaines de tempêtes, tu reconnaîtras quun bon verre de grog vaut mieux que tous les manteaux du monde, fussent-ils de renard bleu ou de zibeline ; au second verre, tu sentiras un génie entrer dans ta tête ; au troisième, un oiseau chanter dans ton coeur : alors tu te pencheras par-dessus la muraille et tu regarderas passer les vagues aussi tranquillement que si cétaient des troupeaux de moutons. Les mâts crieront et craqueront au-dessus de ta tête, et tu te soucieras de leurs craquements et de leurs cris. Et, malgré tout cela, la nuit passée, Nicolas, sil neût pas fait si sombre, peut-être eussions-nous pu, à certains moments, voir passer la pâleur sur tes joues.Que le diable ait mon âme sil y a un mot de vrai dans ce que tu dis là, La tempête, cest ma vie, à moi. Que Dieu nous donne souvent de pareilles nuits ; le service ne sera pas négligé comme dans les temps de calme. Lorsque le vent souffle, alors les pieds et les mains sont occupés, et je suis fier, car il me semble que je prends le commandement de toute la nature. Merci pour votre tempête, lieutenant ! jai été mouillé jusquaux os, je me suis couché sans souper, ayant une faim de chien de mer, et, pour compléter ma chance, jai roulé deux fois à bas de mon lit !Tiens, tu es un vrai bambin, mon cher Vlad, Ah çà ! mais tu voudrais donc que ton bâtiment voguât dans leau de rose ; que le vent neût été créé que pour chatouiller tes voiles, et que les lieutenants dansassent seulement avec les dames ? Plaisantez tant que vous voudrez,Nicolas : je vous déclare que je ne refuserais pas, dans ce moment surtout, de me réchauffer près dune jolie lady ou de dormir voluptueusement, après un bon dîner. Cela me paraîtrait plus agréable que dentendre siffler le vent et dêtre près de boire, à chaque instant, mon dernier coup à la même tasse que les requins et les baleines.Pour moi, je tiens quil y a toujours plus de danger sur terre que sur mer ; sur terre, tu risques éternellement de perdre ta bourse ou ton coeur. Par exemple, lorsque tu me conduisis dans la maison de Stephen, tu te le rappelles, nest-ce pas ? je ne savais comment me gouverner au milieu des canapés et des fauteuils qui encombraient le salon ; jeusse mieux aimé gouverner par une nuit sans étoiles au milieu de la passe de Devils-Gripp.Le jour commençait à baisser ; le vent augmentait au fur et à mesure que baissait le jour, et il se changeait peu à peu en tourmente ; mais, comme tout était prévu, on attendit la nuit avec une certaine tranquillité.
En ce moment, on vit paraître à lhorizon un navire qui arrivait sur la flotte toutes voiles dehors ; poussé par la tempête renaissante, il semblait vouloir marcher plus vite quelle ; on reconnut bientôt que cétait un navire de guerre anglais. Son drapeau rouge flamboyait comme un éclair au milieu des nuages. Tous les yeux se tournèrent de son côté.
Ah ! voyons un peu comme notre gentleman va jeter lancre par ce joli temps.,
Ah çà ! mais il est fou ; il force de voiles en entrant dans la ligne ! Regarde donc : ses mâts plient comme des roseaux. Ne te semble-t-il pas les entendre craquer dici ? Ou son capitaine en a dautres dans sa poche, ou il a des démons au lieu de matelots.On vit monter le drapeau de signal au vaisseau amiral ; mais, comme sil ny faisait aucune attention, ou comme sil était entraîné par une force irrésistible, le navire ne parut pas sen préoccuper.
Eh bien, il ne répond pas ? Mais il va tout droit sur le rocher !Trois drapeaux sélevèrent à la fois sur le vaisseau amiral.
Il na seulement pas lair de se douter quon lui parle.Lincertitude, la crainte et létonnement se peignirent sur tous les visages.
Le même signal se répéta, accompagné dun coup de canon en manière de réprimande.
Le bâtiment ny fit aucune attention et continua de marcher droit sur lécueil.
En vain lamiral redoublait ses signaux : il ne paraissait pas les voir, ne sarrêtait pas, ne diminuait pas même sa marche.
Tout le monde regardait avec terreur le navire insensé : il était évident quil allait droit à sa perte.
Il ne comprend pas nos signaux ! Il ne vient pas de lAngleterre, il vient de lOcéan. En tout cas, il devrait voir le rocher, qui est indiqué sur toutes les cartes. Il na quune seconde pour virer de bord, ou il est perdu.Le moment était suprême.
Le bâtiment était déjà assez proche pour que lon vît ses hommes, qui sagitaient sur le pont. On essayait damener la misaine ; mais, au moment où léquipage était occupé à cette manoeuvre, on entendit un craquement terrible. Cétait le mât qui se brisait.
Il na pas de gouvernail, il est perdu !
Et, tout bon marin quil était, il détourna les yeux.
Il avait raison : le bâtiment, condamné à mort, semblait avoir hâte darriver à sa perte. Poussé par le vent, entraîné par les courants, quoiquon eût successivement amené toutes les voiles, il ne marchait plus, il volait.
On voyait le désespoir de léquipage ; il ny avait plus de commandement, plus dordre, plus de discipline. Les matelots couraient çà et là, tendant les mains vers les autres bâtiments, et demandant instinctivement un secours quil était impossible de leur porter.
Leur dernière heure sonna.
Avec la rapidité de léclair, avec la force et le bruit de la foudre, le bâtiment alla heurter le roc.
À linstant même, on le vit, au milieu de lécume, se briser en morceaux. Les voiles se dispersèrent ; une delles senvola comme un aigle dans les nuages. Une vague énorme souleva tous ces débris et les jeta une fois encore sur le rocher.
Tout est fini ! Nicolas ! Trouvez ma fille, c'est urgent ! Et, en effet, à la place où, un instant auparavant, sélevait encore le vaisseau, les vagues seules bondissaient, se heurtant les unes contre les autres et sécroulant en écume.