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[RP - Appartements Privés] Fils de Buse

Melchiore
Paradoxal, en son for tel qu'en son abord, l'œil de Melchiore reluisait d'une joyeuse vivacité quand il n'aspirait qu'à vomir son trop plein de rancœur dans la gorge du monde. Toute son aigreur tenait là, massivement ratatinée derrière une apparente hyperactivité. Et, debout au bord du monde, au bord du fortin ruiné de Compierre, il observait l'étang qui s'étendait, des abysses plus loin, au dessous de lui. Ce n'était rien moins qu'un étang boueux dont on percevait à peine la couleur, tout en bas, à travers la canopée. Content malgré tout d'en être arrivé là, Montmorency laissa pour l'heure échapper un grondement distrait à l'attention des nuages où il abîmait sa contemplation.

Perché au bord d'un garde-corps dont ne subsistaient que de vagues saillies de pierres émoussées, l'angevin déversait ses grandes eaux par dessus les frondaisons, arc-bouté sur l'éminence rocheuse, la tête roulant sur les épaules. Là, canne coincée sous le coude, col relevé jusqu'aux esgourdes, chevelure en perpétuelle érection, Melchiore se détendait sous les cieux ombrageux du Nivernais. Dans le lointain, plus à l'Ouest, les buses piaillaient sûrement entre elles. Montmorency n'en offrit aux cieux qu'un sourire plus infernal encore . Depuis que l'Anjou se portait mieux, il lui semblait que les lauriers étaient la chose contre laquelle les buses affectionnaient le plus de se reposer. Le confort les rendaient frileuses. Il ne cessait pourtant de s'en persuader: un angevin n'était réellement lui-même que dans la plus pure détresse. Là où le ciel se déchainait contre lui, il n'en surgissait que plus grand, toutes serres brandies contre l'oppresseur, proie et prédateur. Qu'on se désintéresse de son sort, et l'angevin sombrait dans l'opulence.

Si Diogène avait commis l'erreur de prendre le chien comme égérie philosophique, Melchiore, lui, supplantait tout cela par la gent volatile. Dans son bestiaire foisonnaient des nuées d'oiseaux. Parce qu'ils migraient sans cesse vers de plus fastes cieux, parce qu'ils tournaient en rond, certes, mais pour mieux appréhender leur bouffetance. Et mieux la délaisser aussitôt. Aux charognes revenaient les restes.

Les volatiles, également parce qu'ils vivaient en conchiant les confins du monde, besognaient impudiquement leur conjoint sans s'encombrer d'un quelconque savoir-vivre, piaillant contre les premiers orages pour la plupart. Les volatiles enfin parce qu'aucune frontière n'aurait su définir l'étendue de leur domination. Ce qu'ils trouvaient de nid douillet devenaient Leur dès lors qu'ils l'avaient décidé, et c'était ainsi: dut-ce n'être qu'éphémère. Que foutre? Corbeaux, harpies, hobereaux, chats-huant, gerfauts: voilà la race des plus communs angevins. Melchiore connaissait, dans les bancs célestes de l'angevinisme, des crevards de moineaux, des pigeons déplumés, des effraies effrayées, des canailles de cailles, des poulets cuirassés, des pintades conspuées évidemment, des oies royalistes, des linottes entêtées, de brutaux butors en quantité, bien sûr, des pies brigandes, des pinçons rigolards, des canards détonants, des dindons de la farce, aussi. Toute une volière dans laquelle ça gazouillait, jacassait, piaulait, criaillait, jasait.

Mais parmi ces vautours, la buse seule émergeait comme une grande prédatrice. Sur le perchoir hiérarchique de l'Anjou, elle dominait la clique plumitive d'un simple claquement de bec. Mais s'il arrivait au Montmorency de vouloir prendre son essor, on se raillait gaillardement de lui, avorton qu'il était. En buse estropiée, tripode, claudicante, il n'était voué qu' à crever le bec ouvert dans le premier guêpier venu. Sa sottise était d'avantage prise au sérieux que ses plus fins traits d'esprit. On le taxait de bêtise, d'inconséquence. Aussi, bête et inconséquent, il l'était devenu. Mais, résigné à faire les choses correctement, il avait ajouté à toutes ces tares sa part d'insolence, de grandiloquence, d'art patenté et de philosophie camée. Mais,
'Yeah!' claimait-il à l'envie. Yeah. Que foutre? De buse extrace, Melchiore n'aspirait à rien moins que de mettre en branle sa loi du Talion. Et on verrait, alors -bordel de dieu!-, de quoi il était capable. Lui-même n'en doutait pas. Ou peu.

Et tandis que son propre père croupissait en taule, pioupioutant dans sa cage, Melchiore était résolu à faire son premier coup d'essai en solo. Après avoir rajusté sa brayette, il se racla profondément la gorge avant d'expectorer un crachat épais dont il honora la canopée. Et de guigner, droit devant, l'imposante demeure du Nivernais. S'il s'avérait qu'elle contînt la moindre relique, ce soir, Montmorency l'emporterait.

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And for next year !
Melchiore
Dans cette même nuit, deux nouvelles heures avaient échu. Bien peu pour le commun des dormeurs. Assez cependant pour que le jeune Montmorency se rendît compte de son erreur. Perpétrer, seul, un cambriolage bancal en milieu hostile et aux abords d’une telle demeure relevait d’une inconséquence sans bornes dont lui seul savait se montrer capable. Sans doute une prise moins abusive de Côque, quelques heures plus tôt, l’eût aidé à garder l’esprit suffisamment clair pour éviter l’enchaînement de bavures qu’il avait égrenées sur son passage. Mais le brouhaha qu’il avait dans la tête et qu’il nommait pompeusement sa "pensée" ne l’étourdit pas au point de conclure par l’affirmative. Ce qui ne l’empêcha pas de songer, dans la naïveté de l’instant, qu’il finirait bien par trouver une issue. Une issue plus clémente que celle qui s’offrait à lui dans l’immédiat : se jeter dans le vide en espérant que, plus bas, un sol meuble favorisât sa chute, pourvu qu’elle fût lente.

Car voici ce à quoi se résumait le panorama de la Buse : le dos plaqué contre la roche extérieure du château, il se perchait sur une saillie architecturale en contemplant l’étendue Nivernaise. Nocturne, fraiche, humide. Le point du fortin sur lequel il s’était tenu plus tôt se percevait à peine au-delà d’une vaste canopée. Tout sombrait dans le gris, excepté la lueur vacillante d’une chandelle, qui lui provoquait des sueurs froides. Elle allait et venait, mue par son porteur, derrière les carreaux d’une fenêtre par laquelle il venait tout juste de s’éclipser. La pièce pourtant regorgeait de belle argenterie. N’eût été l’arrivée importune du rôdeur nocturne, Melchiore en eût copieusement chouravé une partie du contenu. Un butin qu’il aurait exhibé auprès de la gent Buseuse en piaffant d’orgueil. Seulement, le butin était resté inviolé, et son havresac, lui, gisait dans la salle, vide de tout méfait.

La guigne : un souffle d’air menaça de rouvrir la fenêtre mal rabattue derrière lui. Aussi Melchiore brandit-il, la figure toute crispée de ferveur, le bec de sa canne pour intimer le calme au battant récalcitrant. Sur quoi manqua glisser son pied sur l’encorbellement. Un morceau de pierre érodé se détacha de la saillie pour plonger trois étages plus bas. Sa chute augura d’un massif buissonneux tout en dessous. Un moindre mal s’il venait lui-même à tomber. Bénis soient les jardiniers. La perspective de clamser la tête éclatée sur du bitume lui inspirait un vague dégoût, d’ordre esthétique. La mort le trouverait amputé de sa chevelure en perpétuelle érection, du sang coagulé sur son architecture capillaire. Il préférait à cette mort-là d’autres trépas, infiniment moins cléments.

Sa position pour l’heure semblait donc délicate. Qu’il s’avisât de retourner dans la grande salle délaissée, et on lui mettrait assurément la main dessus. Qu’il restât où il se trouvait et il finirait par choir lui aussi quelques mètres plus bas. En outre, sa position n’avait rien de confortable et il s’éraflait volontiers la peau du dos contre le mur, pour peu qu’il tâchât d’y rester accolé. Dans un coup d’œil navré vers les abysses, il pensa aux milliers d’autres endroits où il aurait pu se trouver à cet instant précis. Tous lui semblèrent être de bien meilleures options. Il n’aurait, pour exemple, pas craché sur une expédition avancée dans les souterrains de Douetum. Pas craché sur un camping sauvage aux abords de la Touraine. Encore moins craché sur des agapes destructrices à Brissac. Et surtout pas craché sur une simple soirée à Soulanger, à pisser dans des luths et à pérorer sur la ringardise du monde.

Il pensa surtout qu’avoir peur du vide, pour une Buse, frisait le comble de la nullité. Un hibou hulula au loin, qui acheva de mettre son panache en berne.


-P’tain dmerde.

Avant que de finir définitivement la banane la première dans les buissons du Nivernais, il lui fallut se résoudre à longer piteusement l’encorbellement jusqu’à ce grand saule qui, adossé là-bas contre le bâtiment, le verrait redescendre, ni vu, ni –hélas- connu. Par raccroc, la principale branche qu’il lui fallait atteindre étendait sa ramure jusqu’au bord d’un balcon sur lequel il s’alla jeter comme un noyé à une bouée. S’avisant de l’assaut périlleux à entreprendre encore, ce fut le gémissement sourd de la porte qui anéantit son projet d’escapade. Cette porte-là béait trop peu pour être honnête, et les lourds rideaux qui l’encadraient présageaient assez des richesses qu’il pourrait y trouver. S’il subsistait encore quelques bribes de raison en lui, elles furent anéanties sitôt qu’éclot sur son faciès un sourire pétri d’effronterie.

Ne jamais rien apprendre de ses erreurs, voici le propre de Melchiore.

Il ne trouva là que la vacuité de son temps perdu, un lustre trop haut perché à son goût, quelques guéridons, un dais épais, une psyché sans doute, et une cheminée parée de dorures qui, à moins qu’il ne détruisît partiellement la maçonnerie, ne lui serait d’aucune espèce d’utilité en termes de gloriole. Et puis, il résidait là un vide si grand que la chambre –car c’en était une- semblait difficilement le contenir malgré son ampleur. Avec l’air blasé de qui s’apprête à rentrer, bredouille, cueillir sur la joue une paire de mandales, Melchiore écarta le dais du lit pour vérifier la valeur hypothétique de son contenu. Il y trouva d’épaisses ténèbres. À peine quelques minces rayons de lumière nuiteuse suffisaient à trahir la présence d’un jeune homme. Il gisait là comme dans un linceul.

À contre-nuit, Montmorency repoussa en silence le dais pour y mieux voir. Pâle dans son sommeil, dépourvu de la moindre liquette, l’objet de sa contemplation ne présentait nul attirail de valeur. Pire, constata-t-il en se penchant sur le visage épuré par un genre de quiétude nocturne, il ressemblait à d’autres sujets de déboire qu’il avait connus dans un passé toujours trop récent. En son esprit de contradiction, Melchiore en conçut un atroce ressentiment. Cette proie-ci, puisqu’elle avait la malchance de lui plaire, paierait la dette des autres. Et s’il devait rentrer à vide, il comptait que le dormeur l’y aiderait.

Voici que la raison le désertait à nouveau, cette infidèle. Pénétrant les paisibles ténèbres, c’est dans un silence feutré que le fils de Buse s’invita dans la couche inconnue. De manière incertaine, il fit peser son genou sur le tronc du dormeur et, laissant choir sa béquille au sol, glissa une main dans les cheveux en attrapant vivement le crin du jeune homme. L’autre lui scella la bouche. Animé par une fièvre euphorique, Melchiore vint souffler à l’oreille de l’inconnu pour lui intimer le silence. Le silence et l’éveil.

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And for next year !
Charlemagne_vf
Dormir, ne pas vivre. Dormir, être mort, du pareil au même, à un détail près, puisque l'un des deux est suivi du réveil. Pour l'autre, qui sait ? Mais dans tous les cas, il s'agit d'un sommeil, plus ou moins long, plus ou moins profond, avec des rêves, des cauchemars, ou l'oubli simple de l'existence et la perte de la conscience.
Enroulé dans son drap, qui lui est un linceul, oui, Charlemagne de Castelmaure respire à peine. Le fin filet d'air qui rentre dans ses narines pour en ressortir un instant plus tard suffit juste à alimenter ses poumons, à rythmer les légers mouvements de son diaphragme qui se gonfle et se dégonfle avec la régularité d'une horloge tout juste remontée. Un va-et-vient parfait, le pas entre vie et mort. La chambre du jeune Duc, plongée dans la pénombre, où il fait plus noir que gris, n'est traversée que par un ou deux rais lunaires, qui n'atteignent même pas la face alabastrine de l'Aiglon endormi, d'un sommeil de Prince. La fraîcheur de l'automne lui est un confort particulier ; les yeux clos ne gardent pas même le film d'un rêve. Tout est calme et plat, et quel trouble pourrait bien troubler cette innocence qui ne ronronne même pas. Même la place de l'autre est vide : Jehan Fervac ne partage pas la couche, il est parti depuis des jours en repentance pieuse. Une crise de foi qui laisse le Fils de France seul, le soir. Une solitude à laquelle il s'accommode sans mal, puisqu'elle est temporaire. Il fait de ses nuits un moment salutaire : aucune agitation qui soit charnelle, aucun bras venant étreindre son torse, aucun baiser pour l'éveiller. Il se repose de nombreuses nuits sans dormir.
Le courant d'air des rideaux qui se tirent, le grincement de la porte que l'on entrouvre ne l'éveillèrent pas. Le monde, en dehors du néant léthargique, n'existait plus.
Le bruissement sourd de la béquille frappant le sol est vain : le Soleil gronde un peu, son poing frais se serre, sans qu'il l'ait désiré. Pas de réveil. La nuit se repaît de tout, alliée inconstante de Charlemagne, allongé sur le ventre, macchabée à qui sied la nudité, cadavre exquis.

Il faut la chaleur d'une jambe sur son dos, le désagréable frottement d'un pantalon entre ses reins, la moiteur d'une main sur ses lèvres, et la force d'un poing dans ses cheveux pour que s'ouvrent les yeux. Le souffle à son oreille est brûlant. Le Prince, qui se serait levé dans un sursaut, criant de stupeur et le coeur battant, est immobile. Embué par Morphée, les cils venant de se délier, il est d'abord perdu, puis il se détend au murmure qui lui ordonne le silence.
C'est Jehan. Qui d'autre aurait pu braver les couloirs et les portes du Palais, jusqu'au sein de leur temple, de cette chambre où personne n'entre tant que l'Infant n'a pas déclaré la zone libre pour la journée ? Personne. Il n'y a que l'Ombre pour se glisser dans ce lit avec le naturel du régulier. Pas de panique, et le plaisir certain du retour au bercail de l'être aimé.
Un soupire d'aise, d'abord.

Puis le brouillard de l'esprit princier se lève. La main reste trop longtemps, et l'étreinte n'a rien d'amoureuse.
La passion des retrouvailles n'a rien de commun avec ce musellement. Et l'odeur, la peau : ce n'est pas l'Ours. Alors les yeux de l'Aiglon s'agitent, et de ses lèvres s'échappent des sons inintelligibles. Il crie en fait, il parle, il ordonne, il appelle sa garde, mais ne sortent que des bruits sourds, des "mmhmmmhgrmmrgggbblll", caractéristiques de l'otage.
Le corps blanc se tend, se défend, les coudes battent. L'Aiglon cherche à s'envoler, sans succès. Il mord la main de son agresseur, il glisse, il essaye de se recroqueviller, il s'extirpe. On résiste, on le retient.


Lâ...chez...moi ! Je peux vous faire tuer ! Gniiiiin.

Mais avant, il faut s'extraire, il faut courir à toutes jambes, il faut enfiler une chemise.
C'est tout un drame. Charlemagne se voit déjà défunt. Le visage de l'inconnu lui apparaît sous le voile de la pénombre, il le distingue mal. Il est effrayant, et c'est tout.

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All I want for Christmas...
Melchiore
La crête fièrement élevée, comme pour narguer les ténèbres, c'est sans se douter le moins du monde de sa bévue que la Buse a pris l'Aiglon pour son perchoir. Et c'est un agité que ce perchoir-là. Il s'agite, oui, il bascule, le bouscule. Il semble animé par un vent de rébellion plus violent qu'aucune bourrasque. Prise dans la tourmente, la Buse, interloquée, égayée aussi par telle frénésie, cherche à asseoir l'emprise de ses serres sur le dos pour, à chaque tressaillement, tenter de maintenir, vaille que vaille, son précaire équilibre. Pour Montmorency, la chose vire à l'amusement, il piaffe, il s'esclaffe, il érafle incidemment le dos gracile pressé là sous son genou. Aux yeux de Melchiore, l'instant est récréatif. La charmante agitation de l'autre ne fait qu'ajouter à sa bête distraction. Et de sa bouche éclosent de bidonnées ricaneries, étouffées par la touffeur de l'épais dais*. La détresse lui procure de ces étranges amusettes comme seuls en ont les simples d'esprit. Esprit de contradiction, disions-nous. De manière générale, la joie ambiante lui insuffle le cafard. La morosité le pousse à la joie. Ainsi Melchiore interprète-t-il le monde ; pour se consoler de ses imperfections, sans doute.

Ainsi, la Buse tient bon. Quelques secondes du moins. Ne manque qu'une morsure pour lui faire lâcher prise. L'Aiglon lui pince la main, et le puéril babil de Melchiore se meut en un criaillement fâché.


-Grraaïïmmbl !

Son air crâne se délite. L'autre lui échappe. C'est la débandade. Le jeu cependant l'intéresse assez. Melchiore chavire sur le côté, et se se débat comme un sauvage pour lutter contre la fuite de sa proie. Proie qui, à force d'agitation, semble se prendre à son propre filet. Le drap, emballé, emmêlé, le resserre et le saucissonne. C'est du moins ce que perçoit Melchiore dans ces ombres plus grises que noires. Il émet un hoquet qui peut passer pour un témoignage d'hilarité. La bataille, aveugle, effarouchée, ne prend que quelques secondes avant que Melchiore ne retrouve, cette fois, le corps sur lequel peser maladroitement, et une gorge sur laquelle refermer une main qui se veut dissuasive. L'Aiglon dévoile son ramage. C'est une menace comme en a déjà entendues Melchiore. Croâ, pense-t-il alors. Croâ donc. Croâ si tu veux.

Bien qu'elle ne soit pas reluisante, il apprécie assez sa propre existence pour désirer qu'elle dure encore quelques éons. Il a beau, inconsciemment, s'évertuer à la foutre en l'air à petit feu, il en mesure assez la préciosité. D'ordinaire, on ne laisse pas vivre les Buses qui naissent ainsi estropiées. D'ordinaire, on les soulage d'une vie par avance compliquée. Cette facilité, on la lui a refusée. En proie au stupre, il néglige la menaçante épée de Damoclès que brandit l'Aiglon au dessus de lui. Elle n'a ni la froideur, ni la palpable réalité des quelques autres lames d'acier qu'on lui a déjà collées sous le menton, pour complaire à de cruelles moqueries. La conscience du danger le frôle à peine, qui pourtant le fait brandir à son tour une allégorie de lame pour contrer celle de l'Aiglon. À défaut de croiser le fer, il croise le vers.

-Lequel de nos sangs coulerait l'plus vite ?

Le sien ne fait qu'un tour. Pour satisfaire à l'innommable, la providence a -on ne sait comment- rejeté la tête de Melchiore contre l'aine de sa proie. Niché là, il perçoit les sinuosités du drapé, et sous elles, l'appendice abdominal, assoupi. Il se souvient comme, moins d'un an plus tôt, on a éveillé le sien de troublante façon. Les mois passés n'ont pas suffi à lui ôter ce souvenir-là, qui reflue comme un ressac, prêt à l'emporter de nouveau. Le bec de la Buse s'ouvre grand comme pour gober l'ergot, qu'il couve en exhalant un long souffle cuisant à travers le tissu. Il peut presque en imaginer l'allure. C'est une coque, c'est une tique, c'est une grappe, -que dis-je, c'est une grappe?- c'est un pédoncule !* Il souffle encore, comme pour en ranimer la vigueur. C'est pourtant la sienne, de vigueur, qu'il sent poindre. La chose en est d'autant plus supplicieuse qu'il ne trouve à téter que l'âcreté du drap.

Le sang lui bat aux tempes. Le sang lui bat aux tempes parce que Barthes n'aura que trop raison : l'érotisme, c'est le gant qui baille. C'est l’ambivalence que créent l'alliance de ces drapés et de l'imagination fertile du Montmorency. Il lui faut encore, dans un instant où sa méfiance et son emprise sur l'Aiglon se relâchent, forcer le linceul d'une main offensive, pour remonter le long d'une jambe chercher le Graal, comme on trousse les jupes d'une putain.





*Attention, contrepèterie.
**L'un de ces vers a été parodié, saurez-vous retrouver lequel ?

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And for next year !
Charlemagne_vf
La vache, j'y crois pas !

Qui croirait à une scène pareille. Quand à la menace de mort succède l'attouchement pervers, on s'étonne et on se glace, on laisse la stupeur nous tordre et on prie pour se réveiller, parce que c'est improbable, et la pénombre est, un peu, le repère de l'accoucheuse des Fées, qui dansant sur le nez des innocents, les berce de rêves et de cauchemars. Parfois, les uns et les autres s'emmêlent, et la peur viscérale trouve son écho dans le fantasme délicieux. Quoi d'autre qu'un fantasme ? Charlemagne de Castelmaure, homme aimant les hommes, rêve comme un autre d'être saisi sans ménagement, mais comme tout bon fantasme, on pleure à son approche, parce qu'il est mieux de l'imaginer que de le vivre. Et quel paradoxe que celui du viol : oui, mais consenti, alors ce n'est plus pareil. Là, l'Aiglon ne veut pas, et l'Aiglon pourrait être blasé.
N'avait-il pas appris que son penchant était interdit, honteux ? Bien sur. Alors pourquoi le trouver si partagé ? C'était le troisième en deux mois. Le premier, amant désiré. Le second, audacieux impudent qui avait pris sans demander, et qui avait reçu avec ardeur. Le troisième, enfin : une Buse égarée dans le nid d'un Aigle. C'est moche, et ça n'est même pas excitant.
Pourtant, le corps trahit l'esprit, la stimulation du bec entraîné amuse le pédoncule, donc, qui croît en automne comme il l'aurait du faire au printemps. C'est moche.

La sensation qui s'empare des tripes du Prince est toute étrange. Après tout, l'occasion est inespérée, et qui peut prétendre ne jamais avoir désiré qu'un être tombe du ciel pour assouvir des désirs cachés à la faveur de la nuit, pour s'enfuir par le balcon au petit matin. Ce pourrait être une parenthèse charnelle, et rien d'autre. Même le dessin de leurs visages resterait inconnu à ces pécheurs. C'est l'histoire de chats gris, tous, dans la nuit, noire. C'est l'affaire de rien. On dira que c'était un rêve, un érotisme.
Toutefois, ce coeur qui bat trop fort, cette inquiétude du Prince, c'est l'indice du vrai, de la réalité qui l'étreint trop pour prétendre n'être que possible et idéale. Il panique.
D'abord parce qu'ainsi, et l'air de rien, c'est une victime. Ensuite parce que la Buse pourrait penser qu'il aime cet état, et de fait, ce fichu corps, et cette partie qui résiste encore et toujours à son contrôle ne le dément pas. Enfin, il ne veut simplement pas.
Et ce pourrait être n'importe qui. Un laid, un nain, un elfe, un homme tronc, un homme arbre, un lépreux. Pire : un boiteux.

Le jeune Duc, dans une position par ailleurs inconfortable, et placé idéalement pour repousser de ses bras blancs le garçon bougeant entre ses draps blancs. C'est une prise à la Jackie Chan, et Melchiore est relégué au pied du lit, et enroulé dans sa peau tissée, le Nivernais quitte sa couche en hâte, mais reste dans sa chambre. L'amour du risque, un peu. Et puis, cet orgueil de penser qu'il n'a pas besoin de se ridiculiser comme dans sa prime jeunesse à appeler une cohorte pour se débarrasser d'un importun. Un importun qui, comme lui, est inverti. Ou une femme qui à la voix rauque. C'est aussi possible, mais la pauvre mourra quand l'autre aura droit à l'indulgence du frère de vice.
Vite, la mèche d'une bougie luit. C'est moins moche, c'est moins sombre. La cécité s'estompe, et l'oeil se fait à la lumière. Bleu marine, il est cerné du rose des fatigués.
Surhomme, Charlemagne toise donc la créature, longeant du dos les murs de sa chambre. C'est pas moche.


Quel homme es-tu, toi, qui caché dans la nuit, a trébuché sur mon secret ?

Adieu à la menace de mort. Adieu au risque. S'il l'a touché comme il l'a fait, c'est qu'il devait savoir, ou que c'est un fol.
Il doit mourir, s'il sait, ou alors, il faut en faire un ami. Les êtres tels sont rares. Et c'est pas moche. Volupté de la faute, et crime en pensée déjà. Il en faudra peu pour pardonner l'égarement de cette Buse dans cette chambre.
Collé contre une tapisserie à dominance de sinople, l'estomac de l'Héritier est somme toute encore noué. C'est étrange, et ça fait peur. C'est irréel surtout, invraisemblable, presque.
Mais serait-il bien utile de raconter la vie banale et tristes d'êtres banals et tristes ?
Lors, le Prince trouvait sa vie trop romanesque, et il s'en navrait déjà. Vivre ainsi, c'est fatiguant. Il est tard. Il est exténué, réveillé comme pour fuir, sans préavis ni même demande.
L'Infant déteste être surpris, autant qu'il n'aime pas être l'inférieur, celui qui ne contrôle pas. Il est chez lui, toutefois. Et toujours, même soumis, il veut rester le Maître. Ce drame encore : ordonner à l'autre de lui ordonner, c'est toujours ordonner. Et s'il fait, c'est qu'il veut.
Or, l'adolescence, c'est le doute, et il ne sait pas trop ce qu'il veut. Alors à défaut d'être sûr, son regard bleuté oscille entre la porte et le balcon, s'arrêtant parfois sur le lit. Il attend peut-être qu'on décide pour lui, même s'il abhorre l'idée.

Puis. Puisqu'à la lumière, le monstre est moins monstrueux, le Fils de France s'en approche un peu. Qu'est-il sinon un humain, après tout ?


Parle.

C'est tout ce qu'il reste à faire pour qui agit si mal. Parler.
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All I want for Christmas...
Melchiore
-Oh le con !

C'est ennuyeux. Comme chaque fois qu'une affaire -pourtant si opportune à ses yeux- lui passe sous le nez, il faut absolument que s'en mêlent les complications, et que vogue la galère. L'affaire aurait pourtant pu être réglée en quelques minutes, et ne jamais plus trouver d'échos. Un crime impuni, sans auteur à qui l'imputer. Le chaland aurait pris son dû avant de repartir, l'innocence intacte. Mais il faut, pour que la procédure verse dans le vice, que l'Aiglon soit investi d'un sursaut de rébellion pour étouffer l'affaire dans l’œuf. Et pour l'heure, voilà que Melchiore est remisé au rang des carpettes, qui lui est si familier.

Son imprudence, un jour, le perdra.

Lorsqu'il s'était pris à vouloir abuser d'Alban, ce dernier avait au moins trouvé de bon ton de se planquer dans un recoin duquel Melchiore n'était plus parvenu à lui mettre la main dessus, jusqu'à sa totale abdication. La chasse depuis lors n'est plus de mise. Pour une proie manquée, la Buse doit jeter son dévolu ailleurs. Pour parvenir à vérifier son déviant instinct, Melchiore doit mettre la barre un peu plus bas qu'à son aune. Voilà du moins ce qu'il s'était distraitement promis il y a peu. Mais la Buse étant ainsi faite, elle n'écoute pas d'avantage ses propres conseils que ceux des autres. C'est ennuyeux.

L'autre pousse l'insurrection jusqu'à faire jour dans la pièce. Les formes retrouvent leurs contours, et éclatent les spéculations pour montrer la réalité dans toute sa crudité. La scène danse à la lueur de la flammèche, comme pour ternir la pièce à conviction. Melchiore plisse son regard d'ordinaire déjà étréci et cerné par la fatigue. Un genre de fatigue apparente qui trouve sa source dans les échantillonnages stupéfiants qu'il ingère dans une fréquence néfaste. Il n'est pas frais, ce poisson là. Il aurait pu l'être, si telle n'avait pas été sa posologie : cinq graines et opiums par jour, après chaque repas, même s'il n'y en a pas. Sur quoi, roule ma poule, -Yeah !- et amasse ta mousse.

Partiellement conscient des emmerdes qui viennent de poindre, Melchiore reploie ses jambes sous lui et, assis à même le sol, l'air finalement tranquille, s'adosse au mur quand l'autre longe celui d'en face comme le ferait une bête en cage. Dans le silence de poix, ils s'épient comme des gerfauts. La porte souffle son content automnal et recrache dans la chambre une feuille morte qui vient rouler au sol pour récréer l'observation tendue. Morte, la feuille, comme morts sont ses espoirs d'amendement. La branche salutaire étant hors de sa portée, il lui sera difficile de fuir cette fois. Autant demeurer et attendre le jugement premier.
Aussi Melchiore se tartine-t-il en travers de la figure un sourire épanoui. Cela lui fait comme une gentille faille au mitan de sa barbiche clairsemée. Il se moque, dirait-on. De lui-même, sans doute. L'autre est agréablement fait. Mais cela n'importe plus. La lumière a apporté avec elle son lot de laideur, elle qui éclaire la figure du coupable pour la marquer au fer blanc dans la rétine de la présumée victime. Un râclement gutural lorsque l'Aiglon importune le silence.


-L'genre d'homme à qui manque la prudence, apparemment. L'genre d'homme importun, probablement. Doublé d'un épris d'liberté, juste maint'nant. Et triplé d'un Cynique, p't'être. L'secret n'est pas trop froissé ?


Sur quoi son front se plisse pour parfaire l'expression d'un chagrin tout à fait éronné. Du secret de l'Aiglon, il ne sait rien. Il ne soupçonne que le sien-propre, et la chose est déjà pénible à régenter. Surtout lorsqu'elle le conduit en un pareil guêpier. La farce en est d'autant plus improbable. Mais l'Autre lui accorde la parole, c'est déjà une chance -improbable- de s'amender. En attendant peut-être une fuite prochaine. Mais diantre, parler ? Quelle horreur ! Une horreur pour le jeune Aiglon qui, s'il commence à écouter la Buse, pourrait trouver le temps plus long que prévu. Ou raccourci d'autant. C'est selon la qualité de l'auditoire que la Buse pinaille sur son perchoir.

-Et pour l'heure, surtout l'genre d'homme assoiffé.

La comparaison avec les récents événements est à peine palpable. Et si toutefois elle pourrait y trouver du sens, elle n'a rien de volontaire. Car c'est une cruche posée sur un guéridon à portée de l'Aiglon que le menton hérissé de Melchiore désigne. Sa soif est somme toute réelle, après tout. Et s'il faut parler, autant s'en gorger. Et s'il faudra, plus tard, se faire trainer dans quelque geôle, au moins pourra-t-il déployer un ramage plus puissant pour faire entendre son affront. Les heures passées avec le silence pour seule compagnie l'ont enroué.

Son imprudence, un jour, le perdra.

Mais pas aujourd'hui.
Charlemagne_vf
Le Prince s'était attendu à une réponse plus pragmatique, peut-être même plus insolente qu'elle ne l'avait été. Un grognement, une question envoyée à la sienne, et un refus de parler. Après tout, les fous qui bravaient l'autorité de l'Altesse n'étaient pas rares, et celui-ci ne savait peut-être même pas qui il avait en face de lui. Ce fut alors une éclatante confusion qui vint assaillir l'esprit de l'Aiglon, qui, enclos dans un mouvement à la fois paniqué et intrigué, le tout mué par une volonté de prise en main de la situation, avait oublié qu'il n'était qu'un humain devant un autre.
Dans cette toge blanche en linge de lit, il restait d'une vulnérabilité dont il peinait presque à avoir conscience. L'arrêt de la Buse, son calme soudain, et sa docilité sans fards auraient pu persuader que Melchiore était là avec des intentions pacifiques. Or, l'Infant n'ayant rien d'un être socialement adapté, oscille entre fascination et rejet ; sa curiosité combat ardemment son envie d'en finir. Il pourrait hurler, sortir, et il le devrait. Il n'en fait rien.
Sous le jais de ses cheveux se joue une pièce, une joute, un spectacle d'artifices contradictoires qui s'entrechoquent et se détournent. Lui n'a qu'à tenter de discerner, dans toutes ces voix, celle qui est la raison : c'est la plus discrète, et la nuit porte l'attention du jeune Duc à néant. Éveillé et fatigué à la fois, il avance, prudent, vers l'angevin. Sa main droite tient son vêtement de fortune, la gauche est tendue vers l'ennemi, un peu tremblante. Il ne sait pourquoi cette posture ingrate. Ses pieds gelés montent sur un tapis, et en félicitent la douceur.
Le bras, demi tendu, indique la cruche. Ce geste est si banal pour l'Infant qu'il n'imagine pas qu'on ne le saisisse pas : c'est une invitation à se servir, car il ne sert personne.
Le regard guiséen aux iris marines scrute fermement son vis-à-vis. La scène est psychédélique. C'est un silence, et le bruit de quelques pas, du tissu qui frotte le parquet, la respiration de Charlemagne qui répond à celle de Melchiore. Il faudra de l'audace, et un peu de folie. Mais au fond, un cynique imprudent, épris de liberté, et tout importun fut-il, pouvait-il foncièrement être mauvais ?
C'est au coeur de son Palais que le Castelmaure était le plus éloigné de son apparence du jour, c'est au fond de la nuit qu'il vivait ses égarements les plus enfouis. Il n'y avait qu'en ce lieu et à cette heure qu'il consentait à se soustraire au carcan de sa vie.


Vous ne m'avez pas dit votre nom. Je sais que les intrus se présentent rarement, mais je crois qu'ils évitent aussi de réclamer à boire à leurs victimes.
Je suis...


Charlemagne Henri Lévan de Castelmaure-Frayner, Premier Prince du Sang de France, Duc du Nivernais et de Bolchen, Vicomte de Chastellux et de Baudricourt, Baron de Chablis, de Laignes et de Thuillières, chef des illustres Maisons de Castelmaure et von Frayner.
Il aurait, ainsi, valu toute l'argenterie du monde, tous les trésors de son Palais. Ce corps de marbre avait une valeur sans borne : qui se l'aliénerait y risquait sa vie pour des montagnes d'avantages. L'esprit de l'Impérial fut traversé d'un coup de génie.


Cassian d'Arlezac, Seigneur de Corcelles. Je ne fais que séjourner ici. Alors. Servez-vous.

Le mensonge était odieux : un jeu de masque finement pensé qui maintiendrait l'illusion d'être un autre que lui-même un temps encore. Sous ce nom, il perdait en intérêt, il perdait en valeur marchande. Il ne risquait rien. Le nom lui était venu parce que ledit seigneur avait demandé l'hospitalité dans la journée, comme une heureuse coïncidence.
Du moins le pensait-il. Il restait à espérer que le Montmorency n'avait jamais rencontré le fils adoptif du Corbeau.


Vous venez dépouiller Son Altesse de ses biens ?

A la faveur de la lumière, c'est la lucidité qui renaît. Avec la dissimulation, la confiance, et le Prince s'assied en tailleur sur son lit, avide de jouer à ce nouveau jeu.
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All I want for Christmas...
Melchiore
Melchiore est dupe. Melchiore est dupe parce que la naïveté l'habite. Melchiore est dupe parce qu'il ne s'attend à rien qu'il ne se soit déjà imaginé. Il est dupe, aussi, parce que la dissimulation est un jeu auquel il s'adonne depuis que le médiocre pied -qu'il dissimule sous lui- lui permet de marcher. Avait-il à peine trois ans d'âge qu'il ouvrait, passé comme un pataud félin dans le trou d'une chatière, la porte d'un château pour mieux en permettre l'invasion. Melchiore est dupe, parce qu'à force de jouer à ces jeux, ils lui sont devenus trop familiers pour l'exciter encore. Il est dupe parce qu'ayant crû dans le nid commun des Buses, il n'imagine pas qu'un autre, issu d'une portée inconnue, puisse sévir du même instinct de duplicité. Aussi darde-il sur le dénommé Cassian un œil qui se veut accommodant.
Le luxe manifeste de la chambre n'a fait naître en lui aucun indice d'aucune sorte. Il croyait avoir, face à lui, un être plébéien, sorti du néant, et qui y retournerait aussitôt son passage achevé. Mais il se découvre un égal. Chose étonnante sans doute : peu lui importe. Se fut-il agi d'un cochonnier tout droit sorti de la ruinée Compierre, le jeune Montmorency ne l'aurait pas autrement considéré. Il a, à ses dépends, côtoyé des moins que rien qui d'un geste sec l'auraient occis. À ses yeux, chaque être est constitué de chaire, d'os, de forces et de failles -desquelles il faut savoir tirer avantage-, le tout plus ou moins également réparti. Il trouve d'ordinaire ses alliés dans toutes les couches sociales. Pour avoir longuement subi, il est de ceux qui jaugent avant même d'être traversé par l'idée de juger, de ceux qui se méfient de la menace autant que de la tranquillité. Tout lui est hostile par défaut, lui qu'on chahute avec plaisir, lui qui est bot. Aussi se fait-il aimable dans sa crainte.


-Melchiore, mon nom.

Ou "L'roi mage" -parfois-, ou "Melkiche" -souvent-, ou -jamais- Melchiore de Montmorency Penthièvre-Balsac, seigneur de Soulanger, héritier du Comté de Gennes, si tant est qu'il ne réussisse pas un jour l'exploit de se voir renié. Mais Melchiore avant toute chose. Melchiore, que la pensée de n'être relié qu'au nom d'un géniteur tourmente, parfois, au point de s'aller jeter dans la gueule du loup pour se satisfaire lui-même. Melchiore, parce que ce simple nom est une des rares choses à lui appartenir réellement. Melchiore, qui sans ambages se révèle tel quel. Melchiore, le seul mot de son vocabulaire sur lequel il se refuse à mentir. Melchiore enfin, parce qu'au jour où l'épitaphe surviendra, ce sera la seule chose qui lui sera restée sur cette Terre, à l'instar de ses os. Parce que le prénom est l'exosquelette sur lequel se greffent ou s'amputent chairs et noms. Ils l'habillent, lui donnent de la consistance, mais ne peuvent en changer la nature profonde. En sa conception du moins. Un Cynique, disions-nous. En puissance.

Sur ce détail, il ne ment pas. Il dévoile sa charpente sans livrer encore la chair nominale. C'est bien la seule véritable chose qu'il ait à offrir en cadeau à cet inconnu; bien que, étant ainsi jeté, le mot est dépourvu de sens et de calibre. C'est après avoir livré le prénom que commence la dissimulation. On pourrait croire qu'il ne se méfie plus. Mais lorsque l'Aiglon approche pour inspecter son allure, un léger mouvement de recul de sa tête témoigne encore d'un reste de vigilance. Son sort pourrait bien être déjà scellé. Il n'est plus l'heure de se débattre. Aussi se laisse-t-il examiner, le sourire figé sur la figure comme celui d'un modèle devant son peintre. Du même sourire, peu naturel, qu'on arbore au moment du cliché où la victime mémorise le portrait du brigand avant de le livrer aux autorités. Sur un avis de recherche, il est important de se montrer sous son meilleur jour.

La silhouette est encore ténue, et la peau n'a pas la pâle blancheur de celle du dénommé Cassian. Elle ne présente aucun défaut majeur, mais vire volontiers au rose sous les coups de main ou les coups de liesse. Les jours de méfait, il n'arbore ni le rouge ni le noir qui lui siéent au quotidien. Il est vert, il est marron, il joue au caméléon. Des braies de laine verte, mouchetées de terre, une tunique matelassée marron, un justaucorps de cuir sans manches dont les beaux jours ne sont plus qu'un lointain souvenir. Mais sa plus belle hideur est dissimulée sous lui. Seule la canne, dont la tête n'est rien moins que effigie d'une Buse battue d'argent, pourrait témoigner d'une certaine aisance. Mais la voilà perdue, quelque part dans cette chambre, il ne sait où. Sa perte le désole. Et tandis que Cassian regagne la tiédeur du lit après une sommaire observation, Melchiore jette un œil éperdu sur la jonchée dans le mouvement déployé qu'il exécute pour s'emparer de la cruche. Les ombres, alliées aux motifs des tapis, se jouent de sa vision. Il devine des motifs floraux, des silhouettes plates d'animaux, des scènes fatiguées d'être foulées au pied, mais de canne, point. Prudent, il se rabat contre le mur.

Il va pour s'abreuver directement au goulet lorsque la question lui provoque un rire idiot. Cassian lui fait le plaisir d'oublier sa forfaiture pour la substituer au vol. Il voit juste, et Melchiore préfère marcher sur ce terrain-ci. Tant mieux. Et tant pis.


-Des biens dont Son Altesse n'a pas b'soin. Rien qu'un marmot, m'a-t-on dit, aussi petit qu'ses domaines sont vastes. Rien qui vous r'ssemble. Orphelin, d'surcroît. Tant de joujoux pour un seul Prince, c'n'est pas raisonnable. Dites-vous que je lui rends service. Qu'un mal vaut toujours pour un bien. Puis il s'trouve que j'ai quelques emplettes à faire. Un chandelier ou deux de fauchés, qui s'en rendrait compte ?

Ces informations, il les a trouvées un peu par hasard, un peu par-ci, un peu par-là. Leur justesse ne l'intéresse pas autant que les gains qu'elles lui vaudront. Quant à prendre la peine d'en vérifier la véracité, il n'aurait pas fallu y compter. Melchiore est de la trempe des têtes brûlées. Non des têtes pensantes. Conscient de jouer à un jeu brûlant, content de ne pas en contrôler les aboutissants, il s'enracine dans sa position : pour la beauté du geste, si ce doit être le dernier. Quelques gorgées portées à sa bouche lui font ruisseler le menton. C'est d'un revers de manche qu'il s'humecte, le regard cherchant ancrage dans son vis-a-vis.

-Cassian livrera-t-il ma tête, me f'ra-t-il couper une main, ou l'idée d'un peu d'argent facile le satisferait-elle mieux ? Voleur n'est pas forcément pingre. Cinquante-Cinquante, j'n'y vois pas d'inconvénient.
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Le costume de Cassian est d'une volupté charmante. Charlemagne, sous cette identité nouvelle, sourit. Il est autre, et n'attend pas pour se prendre à ce jeu, n'en mesurant aucun danger, ni aucune conséquence. Il pourrait se laisser toucher, il pourrait jeter ses draps et inviter le dénommé Melchiore à poursuivre son geste. Mais quelque part, sous cette peau, le Fils de France subsiste et préside à ce carnaval des noms. Pour s'amuser, pour maintenir cette tension jouissive, il faut par dessus tout garder le contrôle et ne pas se perdre. Il n'est pas Seigneur de Corcelles, et Dieu le préserve d'être jamais descendu au rang de simple petit seigneur de campagne.
Le costume n'est qu'un moyen de tricher, de gagner sans être pleinement honnête, et surtout, avec tout le paradoxe du fait : gagner sans trop de facilités. Le Prince n'aurait eu qu'à se plaindre pour vaincre. Être le pauvre bâtard de Blanc Combaz, c'est se rendre un peu moins puissant, un peu moins haut ; c'est perdre la certitude de réussir à prendre le dessus, ou au moins le prétendre, car l'Aiglon n'est pas dupe : il ravira la victoire, autrement, mais elle sera sienne.

Le Duc du Nivernais a cette stupidité : pas de paix possible dans son monde. Son existence est un combat, et même s'il avait du aimer le Montmorency au premier coup d'oeil, s'il avait du fondre pour lui ; même s'il l'avait connu depuis des siècles, même s'il n'avait aucune méfiance à son endroit, c'eut été pour un duel. Paranoïa doublée de sociopathie, drame de n'avoir aucune place dans le monde, délire endeuillé. L'Aiglon qui ne deviendra jamais un Aigle, une ambition tuée dans l'oeuf quand le symbole familial transperça son père. Un enfant voué à un passé qui n'est même pas le sien. Un blasement du présent, une nostalgie de l'ancien. Pourtant, il n'a que quatorze ans. C'est un Oedipe raté, c'est une Electre inachevée, c'est un passage manqué. Coincé entre l'enfance et l'adolescence, serré entre deux parents trop grands pour les assumer sans heurts, et jeté dans le monde alors qu'il est hors de lui, par sa morgue, sa hautesse, et ce mortifère habit noir, Charlemagne de Castelmaure est un guerrier grotesque, qui n'a pour peuple à asservir que celui qu'il s'imagine dans sa solitude.
Un être comme son vis-à-vis n'est qu'une proie supplémentaire, et le référentiel bondissant d'un jeu de cour de récréation.

Melchiore, son nom. C'est un beau nom. Ce n'est pas un nom de pas-grand-chose. Mais quand Charlemagne est Cassian, qu'importe que Melchiore soit Melchiore ? Et pourtant, l'Infant est dupe, il est dupe parce qu'il n'a qu'à l'être. La Buse n'a pas sa mythomanie fugitive. Le regard marine, qui observe, n'a à voir que le corps encore jeune du malfrat. Une pilosité notable au visage. Il a un côté Jehan, parce que c'est peut-être une brute sans manière, parce que c'est peut-être aussi une extraction honteuse, et la gaucherie des intimidés qui cherchent à ne le pas paraître. C'est aussi la flatterie drôle et l'ironique blâme du Maître des Lieux. La naïveté des êtres est parfois le meilleur indicateur de la nature humaine : faibles flagorneurs.
Toujours est-il que le Prince s'en amuse, de ce qu'on a pu dire de lui, dehors. Un marmot, petit, et rien qui ne ressemble à lui-même, donc. Et au fond, le Montmorency dit-il le faux ? L'Orphelin, tout supérieur soit-il, a trop de choses à lui. Mais un héritage est tant un fardeau qu'un cadeau.


L'on dit aussi de Son Altesse qu'il fait cuisiner à ses cuisinières les bâtards qu'elles ont avec ses gardes, qu'il arrange des mariages sous le regard d'Asmodée, et qu'il a deux cornes sur le crâne. Un diable que cet homme. Il m'effraie quand je le vois. Mais il est puissant, et je préfère lui être un ami qu'un ennemi. Prends tous les chandeliers qu'il te plaira, mais pas dans cette chambre où l'on m'accuserait de les avoir pris. Je tiens à ma vie.

C'est avec un sérieux grave et une mine livide que Charlemagne avait raconté cette historiette. Il se créait une légende, et non content d'être un autre, se narrait comme il n'était pas. Il se mythifiait avec délectation, et profitait de l'occasion pour sauver son argenterie.
Enfin, la Buse étant aussi négociatrice que l'Aiglon est joueur, et chacun dans leur style, le Castelmaure, sans hausser un sourcil, mais retroussant légèrement ses lèvres, surenchérit un peu.


Cassian ne livrera pas ta tête, ni ta main, ni rien de toi. Cassian n'a pas besoin d'argent. Tu peux encore partir sans qu'il ne t'arrive rien.
Je conçois que ce soit ennuyeux, et que c'est beaucoup de risque pour rien. Mais ta témérité n'est pas tant ton envie de richesse que celle d'entrer dans un lit inconnu.
Dis-moi, es-tu ce que l'on nomme un sodomite ?


Ces paroles furent prononcées avec une curiosité presque malsaine. Un reproche en même temps qu'une envie de voir la faute. Charlemagne passait son vice sous silence, il l'avait éludé savamment, il n'y revenait que pour jeter la faute sur l'autre. Pour savoir, aussi.
Il était dommage, en somme, que Melchiore n'ait d'autre apparence que celle d'un vagabond égaré et inconséquent. Il n'avait finalement pas l'air dangereux. Aucune dague en vue. L'absence de péril donne des ailes à l'Héritier qui n'est fier qu'en ces occasions.
Cette question, posée dans une réelle attente de réponse, et comme s'il s'agissait d'étudier un cas savant, Charlemagne l'avait déjà énoncée. C'était à un homme qui avait juré de ne jamais touché la moindre femme, pour d'autres raisons qu'une répulsion. L'Infant, trop curieux, lui avait asséné la même interrogation, pour son malheur.
Outragé, l'homme avait tenté d'intimider le Prince, et une taverne avait brûlé en représailles de Son Altesse pour l'offense qu'il estimait avoir subie lui-même.
De fait, le terrain est glissant, mais si quelqu'un doit encore être pourchassé, ce sera Cassian. Il n'y a aucune crainte à avoir, alors. Aucune, vraiment. Et ne serait-il pas triste d'avoir peur d'un homme qui entre dans votre chambre, à la faveur de la nuit, pour surprendre l'impudeur à laquelle vous condamnez votre lit ?

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All I want for Christmas...
Melchiore
La question a l'infini mérite d'être explicite. Et s'il meurt en s'asphyxiant, c'est la faute à Cassian. La nouvelle gorgée qu'il va pour s'envoyer manque lui passer par la trachée. Et voici que Melchiore, sous le coup d'une surprise mal assumée, recrache sa goulée en se frappant la poitrine dans un geyser pluvieux. Avant de hoqueter d'un rire nerveux, s'il vous plaît.

-Si je suis sodomite ? Si j'ai la grippe ?

Le regard fouineur qu'il perçoit en Cassian le rend d'avance coupable. Melchiore pourrait bien se trouver une excuse. Il aurait pu en trouver aussi, auprès de ces quelques autres qu'il a tenté, dans sa maladresse, de faire siens. Il ne l'a pas fait. Pourquoi, alors, tenter de se soustraire cette fois-ci ? Il pourrait encore faire marche arrière. Il pourrait encore se répéter, in petto, que son écart de conduite, un an plus tôt, à Paris, avec cet Euzen, n'était qu'un rêve ; que son esprit était trop embrouillé cette nuit-là ; qu'il délirait, voilà tout ; que l'extase n'était finalement qu'une extasie.
Qu'il n'était pas si beau. Ni si blond. Et que Kirke de Penthièvre n'est pas du tout l'avatar, la copie qu'il s'est octroyée pour garder en mémoire l'original. Mais aucun rêve ne se conçoit sur une base nulle, dénuée de réel désir. Cela s'était bien produit. Et c'était bien lui, ce blond rageur qui l'avait frappé au visage avant de lui dispenser des attentions toute charnelles. Et même s'il a oublié la moitié des bienfaits ressentis, la chose l'a suffisamment contaminé pour identifier l'émoi qui le prend aux tripes à la vue de ces autres proies manquées.

À l'évidence, c'est là une vérité qu'il ne peut plus réfuter. Pas devant celui dont il a essayé d'abuser.


-Oui. C'est une maladie dont je n'guéris pas.

Il détourne les yeux de ce visage qui fait naître en lui le goût du remord. Ou ce qu'il prend comme tel. C'est insidieux, c'est moche. C'est insupportable. Et c'est chaud. Ça lui palpite, là, sous sa conscience, sans se résoudre à en percer le voile. L'autre le juge sûrement, l'infâme.

-Et vous. Quelle ignoble Grâce vous a accordé tant d'agrément pour m'pousser à la faute ?

Cela sonne comme un reproche. Cassian lui est un symptôme, une plaie, un nouveau stigmate qui se fait une place au chaud à l'ombre de ses désirs salopards les plus enfouis. Et pour prévenir une nouvelle chute de son misérable égo, il lui faut retrouver sa buse, celle qui l'aide à marcher à défaut de voler. La cruche est posée à terre et Melchiore se relève, l'attention rivée au sol. Si l'Aiglon ne sonne pas l’hallali, sa peau peut encore être sauvée. Dès le premier pas, la débilité saute aux yeux ; quoiqu'il prenne soin de garder un certain panache dans son allure. Il claudique, un peu. Il a cette démarche qu'ont les Albatros de Beaudelaire. Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule ! Voilà sans doute d'où lui vient tant de morgue dans ses idées, d'allégresse dans son allant, d'insolence, parfois, dans le répondant.

Chaque jour que Spinoza fait, Melchiore réapprend à marcher, comme un enfant condamné à ne jamais évoluer. C'est un homme à tête de licorne, à atomes de buse, à pied équin. C'est une chimère ratée, un brouillon de centaure en devenir. C'est Morphée, ce messager nocturne égaré dans la chambre d'Orion. C'est cet enfant qui perça le ventre de Themis, échu entre les mains d'un accoucheur qui, dans sa surprise de constater l'état de l'enfançon, les mains poisseuses de sang et d'humeurs utérines, le laissa choir contre le plancher avant même son premier cri. Ce que voyant en entrant dans la pièce à cet instant, Finam planta derechef le maïeuticien. Voilà ce qu'est Melchiore : cette créature née du sang de la matrice et de celui du mourant, cet être tombé sur Terre comme par erreur, s'y accrochant comme tique ; cet être conspué pour la place qu'il prenait, bercé près du mur par un Semias et une Elegie qui, possessifs, accaparèrent assez leur mère commune pour le priver de son attention ; et ce jusqu'à son extinction. Cet être renvoyé à Gennes avant même que la dépouille maternelle n'ait été inhumée, pour grandir en buse, à coup de bousculades, de baffes et d'algarades. Cet être acclimaté aux milieux grouillants et rebelles, et qui, malgré ses maintes fugues, s'en est toujours retourné dans le giron de l'Anjou.

Il foule de son hideur les tapis majestueux. Il en traverse les épopées, fantôme improbable au milieu des scènes d'abondance, des jardins aux motifs foisonnants, des êtres au regard terne qui se livrent bataille en arrêt sur image : les Trente du Péloponnèse, sans doute, les Quarante Braves de Tripoli, peut-être, et Melchiore parmi eux, estropié indifférent à leurs luttes. Il pose le pied sur ces territoires inconnus, entité anachronique et étrangère cherchant dans leurs paysages sa possession égarée. Pourtant la botte, quoiqu'adaptée, évoque un vague sabot busqué, aussi pénible à enfiler chaque matin qu'un corset doit être laborieux à enfiler sur une femelle. Mais à quoi sert-il de décrire l'indescriptible ? La canne est retrouvée près du dais tantôt écarté, au pied de la couche qu'habite Cassian. Melchiore la récupère, soulagé d'en éprouver à nouveau le pommeau froid et le symbole familier.


-J'pourrais m'excuser. Mais je n'regrette rien. Êtes-vous effrayé ?

La porte entrouverte du balcon mugit un peu, qui l'appelle. S'il se prend un vent, c'est la faute à Cassian.
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And for next year !
Charlemagne_vf
Melchiore allait devenir beau, délicieusement impertinent et flatteur. L'Aiglon convaincu qu'ils avaient une pathologie commune ne risquait pas l'épidémie : aucune rumeur pour se répandre, aucun péril en vue. Charlemagne ne trouva même pas l'aveu d'une buserie téméraire. Il s'amusait de l'inconfort de cet hôte importun, à tel point que sa face inexpressive attendrait encore un peu pour reparaître ; en attendant, elle était traversée d'un rai sarcastique, et les yeux bleu-marine du Prince luisaient de désir. Ce désir n'était pas encore charnel, et tout au plus était-ce l'instinct de chasse : divertissement du Roi ; quand le gibier ne suffit pas, il faut se servir le plus dangereux des prédateurs. Stupide, il vient parfois se nicher, chancelant, dans votre assiette.
Si Charlemagne frémit, c'est que le vent est un voyeur alléché, qui s'engouffre indiscret par l'interstice de cette porte mal fermée. Le regard de l'un suit l'autre qui bûche et qui trébuche, pantois et peut-être un peu ronchon.

"Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté"*

Badaboum ! Un orage, ou la porte qui claque. Le vent lassé qui s'en va, ou deux esprits frappeurs qui trouveraient trop simple que la Buse s'envole, plus paniquée sans doute que son vis-à-vis, un foutu prince audacieux qui a endossé la cape d'Amphitryon pour tromper Alcmène. Ce que Charlemagne veut, Dieu le veut, et les Empereurs s'inclinent.


Effrayé de te voir fuir si tôt, peut-être. Ton entreprise commençait tout juste à devenir amusante.

Tant pour l'un que pour l'autre. A la déception allait succéder la satisfaction ; à la peur le délice.
Dehors, ça craque encore, et les carreaux se mouillent, gouttent, fondent et dégoulinent. C'est beau, Christos qui pleure : il a du voir ses brebis égarées. Un spinoziste qui fait une cour bien singulière à un réformé-averroïste-aristotélicien-déiste. Qu'Aristote leur vienne en aide avant qu'Asmodée ne les tire par la queue.

Cassian s'étire, regarde la porte, puis Melchiore. Charlemagne feint un bâillement, écoute les "plocs" qui s'abattent sur les vitres.


Quelle garce. Et par garce, je veux dire cette pluie. Pas de fiacre, nulle part. Et des gardes qui courent partout, maintenant, à la faveur du trouble.
Ferme la porte, tire les rideaux : j'ai exactement ce qu'il nous faut.


La chaleur d'une couche qu'il trouvait trop froide depuis la désertion de son Ours. Jehan Fervac, qui avait cette barbe négligée, cette touffe hirsute sur la tête, et cette gueuserie dans la manière. Pourquoi fallait-il que les brutes plaisent tant au Roi du culturel ? Le seul mignon bon-chic-bon-genre qu'il avait eu entre les jambes, l'Infant l'avait jeté comme on jette un galet trop grossier pour ricocher. Et après tout, le charme d'Adam est d'être à poil.
Avec un peu de défi, et non sans appréhension, les couvertures du Prince furent rabattues, ouvertes.
Cassian plutôt que Charlemagne.
Cassian qui brûle un peu pour cet Héphaïstos branlant, mais tout aussi jeune que lui. Pouvait-il y avoir du mal à imaginer le bien ? Si la maladie ne se guérit pas, il faut en profiter avant qu'elle nous consume. Cette ignoble Grâce qu'il a sur le visage, l'Aiglon la travaille à l'effet qu'elle pousse les autres à la faute. Il n'est pas le premier à avoir fait le geste, il n'a rien demandé. Melchiore est venu, il a vu. Cassian a vaincu, ou vaincra. Peut-être, peut-être pas.
C'est un rite : se séparer du monde par l'entrée dans cette chambre. Rester en marge, entre le lit et la porte. Puis vient l'agrégation, quand un et un font un, si le pas est franchi. Il est encore un retour possible pour la Buse. Charlemagne, lui, a déjà traversé la ligne. Charlemagne n'est pas un être de regrets, ni de remords. Ce qu'il regrette, ce sont les actes des autres, c'est l'échec de Dieu. Dès lors que sa vie ne peut être qu'un ersatz de puissance et de domination ; quand son orphelinat l'a fait plus que jamais le fils de ses parents, qu'a-t-il à faire de se corrompre à l'occasion d'une nuit profonde ? Le jour suffit pour donner le change, pour parfaire l'illusion d'avoir accepté de jouer ce jeu ridicule imposé par le cosmos, pour jouer au Roi du microcosme Nivernais.
Il ne fait pas jour, et le Castelmaure a perdu son nom au profit d'un autre. Allons, enfants. Fermons les yeux pour voir ce que ces peuples lointain ont déjà vu sans s'y perdre.
Laissons leur le temps d'une fête qui calmera leurs nerfs.


Je suis sûr que toi, maintenant, tu es effrayé.

Comme l'Aiglon est sûr, maintenant, d'être effrayant.
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*Baudelaire.
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Melchiore
-Gné ?

Silence.

Un fracas secoue le Nivernais, et Cassian semble s'être métamorphosé en démon de minuit à la faveur d'un éclair. Melchiore, pendant un instant, flippe sa mère, oui, c'est vrai. Le voilà frappé du plus profond abêtissement qu'on lui peut trouver. Ce qui est peu dire.


-Gné...

L'aube est lointaine, elle qui recule encore, craintive, à mesure que l'orage avance et gronde. Et Melchiore n'est plus pressé. Mais l'a-t-il jamais été ? D'une procrastination prodigieuse, il excelle dans l'art de l'ajournement. C'est instinctif. Ce qui lui déplaît est délaissé sitôt que qu'on le lui agite sous le nez. Délaissé, ou transformé en sujet d'amusement, à tout le moins. Cassian ne lui déplaît pourtant pas. Mais il n'est plus temps de jouer à un jeu dont on lui a ôté les rênes. Et le désarroi d'être découvert a rafraichi ses sangs aussi sûrement que si l'hiver était venu s'introduire dans la chambre, à la place de ce fracassant automne. En son esprit de contradiction -rappelons-le- son monde ne peut tourner qu'à l'envers. Certains s'en sont accommodés. De fait, qu'on lui assène une interdiction, et il la bravera très probablement. Qu'on l'enjoigne à être à l'heure, et sa matinée sera plus grasse qu'aucun faisan baigné de saindoux.

L'invitation de Cassian le repousse donc. Offert sur son plateau d'argent, le fruit semble douteux. Il a moins le goût du péché, celui de l'abomination et de l'adrénaline. Est-il moins bon pour autant ? L'Aiglon se découvre, sarcastique, et la chose le rend farouche. Montmorency recule, il claudique, il tourne un peu en rond, comme une bête prise au piège. Et là haut, dans les hémisphères nébuleuses qui lui font un cerveau, les circuits se rebranchent un à un. Mauvais signe. La raison menace de lui revenir, et c'est terrible. Il sera bientôt démuni, piètre Gaulois sans sa potion magique. La raison et la témérité lui sont comme le jour et la nuit: ils se confondent difficilement. Bientôt, le courage l’abandonnera. Bientôt, il fuira.
Melchiore est rompu à cet exercice là. Fugues, fuites, escampettes et débandades sont des jeux familiers. Si la porte est encore ouverte, c'est très bien. Elle le restera, puisqu'il y a tout à craindre. Mais il sait qu'une fois franchi le seuil, il ne reviendra jamais.

La pluie qui sévit, c'est déjà une raison plus que valable pour empêcher sa fuite toute proche. Sitôt que les cieux se seront soulagés, la Buse, probablement, migrera sous des cieux plus cléments.
Mais surtout, il ne comprend pas. Quelques pensées se bousculent pour émettre des hypothèses, presque cohérentes :
P'tAIn, MaIs Il Me FaIt QuOi LuI, lÀ ? Euh, mais, gné ? J'ai paumé la notice. J'ai dû la paumer. Voilà. Tout va bien. Ah L'sAlAuD ! Il TrIcHe ! Il A pIPé LeS déS ! S'est-il fêlé la tête ? J'l'aurais frappé sans faire gaffe ? C'est beau. Maintenant, il faut se barrer. Vite. Mais non, enfin, voyons. Personne n'saura rien. BâTaRd !Il M'a ChOuRrAvE mOn RôLe ! Tirer les rideaux. Bien.

Et les rideaux sont tirés. Le bouillonnement de pensées parasites est soufflé par un nouveau ricanement idiot. Inutile de laisser la part belle à une migraine malvenue. Finalement, l'autre lui offre la facilité, simplement parce qu'il a dû déceler son ignorance. Il pourrait en être vexé ou reconnaissant ce Melchiore qui, par crainte de se brûler trop vite, tend vers Cassian le bec de sa buse. Les couvertures sont rabattues sur lui, gentiment. Melchiore répondra à l'invitation, à armes égales. Laissons aussi le temps à cette Buse dupée d'avoir assez de cœur au ventre pour franchir la ligne dont l'Aiglon a déjà triomphé bien avant.

-Ça m'fait penser à une vieille histoire que j'avais lue y'a longtemps, dans un vieux recueil manuscrit.

Avant de s'amuser à le balancer au feu, pour satisfaire à une rage passagère. Le vagabond se découvre lettré. Qu'il serait simple de le prendre pour un rustre sous sa parure chiche, celle dont il s'affuble pour, justement, ne pas abîmer ses atours originels. Melchiore, certes, n'est pas glabre. Mais le duvet qu'il arbore a la finesse et la rarescence d'un pelage juvénile encore jamais profané par aucun scalpel. Puis, aucune arme sournoise n'est dissimulée sur lui, autre que la buse ou la largeur de ses mains Montmorencéennes. Tuer, trancher, saigner, c'est démodé, c'est blasant. Ca ne l'intéresse pas. Semer les détracteurs sur son passage a quelque chose de plus rafraichissant. Et la terre qui le macule un peu lui suffi assez comme ça, nul besoin d'y ajouter la crasse du sang. Assommer, tout au plus, il le peut. Mais la chose ne l'amuse pas franchement.
Il garde ces considérations sous le coude, sans doute parce qu'il ne gagne pas à tous coups. Son heure viendra peut-être, où il prendra le dessus. Mais la Buse est encore jeune et malgré ses quelques années, la maturité ne l'a pas encore atteinte. Il lui faudra affronter encore des épreuves. Dans son inquiétante mansuétude, cet Aiglon qui le met au défi lui fera peut-être gagner un galon.

Et puis, cet ennemi n'a pas l'air de vouloir en être un. C'aurait pu être pire. C'aurait pu être ce Prince dont on lui a parlé, ce géant ou ce gnome ; l'angevin ne sait plus. Et qu'importe : il aime mieux affronter Cassian, auprès duquel il revient finalement s'asseoir, en étranger, sur le bord du lit.
Voilà : stupide, la Buse vient se nicher, chancelante, dans son assiette.
Il y a un double mur -d'arrogance et de défiance- quelque part entre les deux prédateurs. Il s'agit d'en ôter les pierres, prudemment et à tour de rôle, ou l'édifice tombera sans prévenir, d'un côté ou de l'autre.
Melchiore parlera, pour souffler les pierres une à une. Melchiore parlera quand, assis au bord de ce nid qui n'est pas le sien, il déboutonnera et s'ôtera la tunique pour satisfaire à l'harmonie d'un tableau qui, pour l'heure, trouve à l'apparence de ses protagonistes bien trop d'hétérogénéité.


-J'vous la raconte ?
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And for next year !
Charlemagne_vf
Heu...

Silence.

Il y avait dans les gestes et les paroles de Melchiore comme une fausse note. La Reine de la Nuit ratant son aria, Beethoven oubliant une pomme, une marche funèbre où le défunt se réveillerait. Des cloches qui se seraient mises à clocher. La Buse, qui s'assied pour dévoiler un torse, faisant rêver l'Aiglon à une Promesse Complètement Renversante, puis qui lui propose un conte.
C'est un stupide non-sens : le Prince affiche un air circonspect, l'oeil hésitant.
Doit-il s'écarquiller, oublier les mots et regarder cet hybride à demi dévêtu ? C'est une perspective tentante. Charlemagne observe peu les hommes, dehors. Il ne les voit jamais sous cet angle, et comme lui même s'applique à couvrir ce marbre, cette peau glacée, il ne s'attend pas à ce qu'on lui offre à vue ce qu'il cache. Ses doigts hésitent aussi. Faut-il toucher, ou ne pas toucher ? Caresser, griffer, mordre ? Melchiore n'est pas un amant ; pas encore. On ne pose pas une main pâle sur l’omoplate d'un inconnu, et c'est si évident qu'il n'a pas eu à l'apprendre d'une mère, ni d'un précepteur. Il y a tant de choses qui lui furent omises et tues. Parfois, il faut essayer, à défaut de savoir par a priori ce qui est bon ou mal.
Mais cet oeil : doit-il s'arquer quand le mécréant propose une histoire ? C'est peu commun. Cette situation, de fait, n'a rien de commun. C'est romanesque, c'est théâtral, c'est vraisemblable. Mais réaliste ? Non. Alors, un sursaut de plus, un sursaut de moins. Who cares ?

Derrière les courtines ouvertes, sous le ciel-de-lit, dans le châlit, Charlemagne voit un ersatz de couple. Trop seul, toujours, n'a-t-il pas besoin d'une compagnie qu'il affectionne ? Il n'affectionne pas le Rapace, mais il le pourrait. Il sait lire, et il a des recueils de manuscrits. Un maître puissant sans doute, ou alors un larcin. Et pourquoi n'être pas un nouveau Pygmalion ? Dresser le brigand à l'honnêteté. Belle idée, idée sotte. C'est une ambition née débile, et toute aussi boiteuse que son objet.
Une histoire. Une histoire !
Cette question, qui flotte, qui flotte, a troublé le jeune Duc. Ou du moins l'a-t-elle rendu à son état moins primitif. Cassian s'est cassé le nez sur la réalité : rien n'est simple. Si les choses l'avaient été, l'importun aurait arraché les draps du prince avant de lui voler ses lèvres, et puis, et puis...
Mais non. Il préférait raconter, et Charlemagne de Castelmaure, en érudit convaincu, en adepte des grimoires, trouvait à cette idée incongruité et jouissance nouvelle, et autre. C'était se contenter de chocolat quand on voulait de la vanille, mais sans détester le chocolat, sans être déçu de l'alternative.
Il se dressa un peu contre la tête de lit, sculptée de ses armes en grand apparat, prêt à entendre.


Vous savez lire. Racontez.

Un constat, un ordre. A celui qui connaît les mots, l'on cède un pluriel. Pluriel qui vint aussi naturellement que le "tu" était venu jusqu'alors. Adieu, vampire, malfrat, voleur, violeur, assassin ou gueux. Bonsoir, lecteur et conteur, artiste bien fait, personnage étrange et troublant. Car il perturbe la quiétude de l'héritier, il le dérange, il le stimule. Cette apparition iconoclaste et singulière a l'effet d'un bon mot ranci : il attire le regard, il fait froncer les sourcils, et s'il est d'esprit, alors il surprend et intrigue, il pose une réflexion et appelle des questions. A lui, à soi-même.
Et le Prince, qui attend ce récit du soir, berceuse bienheureuse, ballade doucereuse, n'arrête pas pour autant de regarder ce trois-quart de corps assis sur sa couche. Il soupire, même.
C'est de ces moments qui frustrent : un homme nu, un homme à demi-nu, un désir latent, et une barrière érigée. On veut approcher, on n'approche pas. On fait un geste, on le réprouve ; on essaye un mot, il ne sort pas. Il avance ses lèvres en moue, alors, puis se laisse couler contre le traversin, tout ouïe, et tout regard.
Cet oeil marine qui glisse de ce menton légèrement hirsute jusqu'à la gorge et aux épaules un peu blanches. Des côtes de mâle qui plongent dans un arc luisant et dessiné jusqu'aux jambes invisibles. Et puis, Melchiore est jeune. Et puis...zut !

Audacieux, le prince le frôle d'un revers de doigt. Il le frôle, c'est tout. Juste un peu. Juste pour dire qu'il est là. Ses yeux interrogent la tignasse brune qui fait face, fière. C'est comme si le Montmorency venait tous les soirs, par habitude. Bizarrerie. Adieu voleur, assassin : il n'a jamais existé. Ce n'est pas si dur, en fait. Divaguons encore un peu : nous trouverons bien quelques plages où Charlemagne et Melchiore échoueront, pour le bon comme pour le mauvais.
Et même si le meilleur, c'est mieux, nous tâcherons de nous satisfaire du pire. En attendant.


Vas-y, raconte.

Singulier, à nouveau. Comme le Prince ne sait pas qui de Cassian ou de Charlemagne il doit être, alors la Buse sera un être sans attribut. Une hybridité générique, un tout comme un rien. Ainsi, pour un soir, ça sera très bien.
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All I want for Christmas...
Melchiore
Courbée au bord de la couche, le geste hésitant, la Buse s'applique à délasser le savant réseau de lacets qui retiennent prisonniers les arpions disparates. Simple question de confort. Il n'est pas question d'ausculter l'angevin tripode ; il connaît déjà ses défauts sans qu'on ait à les lui détailler. Le troisième pied -la canne, s'entend- a été reposée au sol pour l'occasion. Ainsi débute-t-il, l'entrée en matière aussi succincte que l'a été son irruption dans le nid de l'Aiglon :

-C'est l'histoire d'un caïd atteint de kleptomanie.

Yo. Voici comme le décor est posé, sans artifice. Bien que Melchiore soit de ces cancres qui aiment à s'abaisser aux plaisirs de l'érudisme, il hait souverainement les préambules trop longs, qui désintéressent et perdent le lectorat, et le font trépigner à l'idée d'atteindre enfin le chapitre premier ; ces longues paraphrases castratives qui ont le chic de révéler l'intrigue avant même que vous ayez pu languir, l'oeil luisant et le doigt humide viscéralement arrimé au tournant d'une page. Après tout, Melchiore s'est allègrement passé d'avant-propos lorsqu'il a tenté de prendre Cassian contre son gré, choisissant la facilité naïve.
Bottes chues sèchement au sol, il va pour continuer lorsqu'un un frôlement le distrait. La Buse se redresse. Son œil mordoré se fige sur le geste, tour à tour effaré puis reconnaissant. Au doigt qui le frôle, l'épiderme s'étonne et se hérisse. C'est là un cuir qu'on a tanné de plus rude façon. Et la douceur erratique des mains de Cassian procède d'avantage du toucher de la soie que de la rugosité du lin. Comme frappé de stupeur, Melchiore ne sait que faire de tant d'émoi. Fâché, dirait-on, il saisit cette main qui l'aborde. Puis, curieux et imprudent, il la manipule. Comme ce jour où Cro-Magnon réalisa qu'un bout de bois pouvait lui être une arme, Melchiore considère cette main comme un objet doté d'affect. Elle trouve grâce à ses yeux, cette main qu'il tâte, qu'il chiffonne un peu entre les siennes, comme on triture un objet en cherchant vainement ses mots.

Et puis, prenant ses aises, il s'abîme dans un léger ronron contre le giron de Cassian. Il repose sur lui sa tête, en squatteur de première qu'il est. Où qu'il se rende, il en est souvent ainsi. Ayez le malheur d'inviter Melchiore à casser la graine au milieu du jour, et vous le retrouverez le soir à envahir vos cuisines. Contraignez-le à l'étude dans une bibliothèque monastique, et vous retrouverez quelques heures plus tard vos moines en train de jouer à la crapette, leur ouvrage à l'abandon. Faites lui parvenir un acte de naissance s'il vous dit, mais ne vous étonnez pas de le retrouver couché à la place du nouveau-né. Si bien que, étranger même en sa propre demeure -dans laquelle il n'est que trop rarement présent-, la petite domestique le reluque parfois d'un œil circonspect, l'air de se demander ce que fiche pareil avorton vautré là sur le divan, roupillant comme un bienheureux, un codex en travers de la poitrine. Elle se trouve parfois obligée de contourner la silhouette de Melchiore pour passer le plumeau, de crainte de réveiller l'importun propriétaire des lieux et provoquer un désordre plus grand encore.
Pour ce soir, ce sont les jambes de Cassian sur lesquels il s'affale, ce Melchiore qui se laisse pousser les envies. Ainsi allongés, Buse et Aiglon forment comme une étrange croix. La représentation est aussi singulière qu'elle est symbolique. Le Fils de France et celui d'Anjou, réunis comme incidemment sur la même couche à l'aube d'une période trouble. Les voici, ces représentants d'une génération nouvelle, accolés, et qui pourtant indiquent des orientations somme toute différentes. Qu'on jette la pierre sur le premier qui fera mention d'ennemitié. Ce serait là tomber dans une facilité mal à propos. Melchiore poursuit, tripotant les doigts étrangers aux siens. Candide, il ignore que c'est là une main qu'on ne touche pas.


-Il était à la fois plus doué et plus sot qu'aucun de ses congénères. C'qui ne l'empêchait pas de se considérer bien au dessus du tas. Il excellait en matière de discrétion, sauf, bien sûr lorsqu'il s'agissait de s'vanter. "J'ai volé les trésors des forteresses les mieux gardées" disait-il. "J'ai dérobé la robe du Pape, me suis emparé des reliques de Sainte Hildegarde et ai confisqué le sceptre du Primat en personne durant la même journée. J'ai fait les poches du Roy au jour de son couronnement, et j'ai même volé la vertu d'sa fille. Et si j'avais eu une mère, nul doute que je l'aurais filoutée elle aussi." Il s'en expliquait d'cette façon : "Pour la beauté du geste. Pour la grandeur de moi". Car depuis longtemps, il ne volait plus par nécessité. Son art l'avait si profondément atteint qu'il souhaitait à présent gruger l'Prince des voleurs en personne. Et c'est bien c'qu'il s'employa à faire.

Le corps tourné vers Cassian, la Buse a délaissé la main. Et voici qu'elle tend la sienne pour déployer un doigt qu'il laisse échouer sur la salière de Cassian, cette cavité confortable née de la jonction des deux clavicules. Il en effleure à peine l'albâtre. Fascinée, effrayée, la main tremble un peu à l'idée qu'on lui batte froid.

-Il s'est embusqué une journée durant à l'ombre d'un bosquet, aux abords du jardin du manoir du Prince, guettant l'activité d'ses gens. Ce n'est qu'à la nuit tombée qu'il sortit d'sa cachette, une fois les chandelles toutes éteintes. Le voleur avait réussi à mettre la main sur les plans du bâtisseur qui avait construit la demeure, et se figurait que depuis sa construction, rien n'avait changé dans l'enceinte de la propriété. Sûr de lui, il fila comme une ombre jusqu'à un coin reculé du jardin, où s'trouvait un puits.

Les doigts hasardeux de Melchiore longent le thorax de l'Aiglon à dessein d'illustrer ses propos. Ils se figurent être ce voleur à qui rien ne peut arriver. Dans leur course, ils écartent un peu le drap qui couvre Cassian pour s'échouer au creux du nombril. Ainsi Melchiore redessine-t-il l'itinéraire du voleur, artiste profanateur, usant de la blancheur spectrale du corps pour en faire son support. Le prétexte est trop beau, et le tracé est une caresse. C'est une toile qui n'a pas encore livré tous ses secrets. La chose est chair à ses yeux. Le voleur se matérialise sous son index qui, délibéré, longe les bords de ce nombril qui lui fait un puits. Puis il poursuit, la voix basse :

-Vous vous en doutez, il s'trouvait là un passage secret. Le voleur muni d'une corde s'engouffra dans les abysses du puits en tâtonnant la pierre froide et moussue. Quelques mètres plus bas, s'trouvait un passage assez grand pour qu'un homme seul puisse passer. À condition d'n'être pas trop enrobé. Aveugle, il longea le passage, perdu dans les ténèbres. Il n'entendait qu'le bruit des rats qui grouillaient à quelques mètres de lui. Hors de question pourtant d'rebrousser chemin. Il finit, j'sais plus comment, par atteindre un vieux cachot, dans les souterrains du domaine. Toutes les cellules étaient vides et ouvertes. Toutes sauf une. Celle où justement se tenait un levier qui ouvrirait une chambre secrète. La chambre qu'il voulait atteindre. La cellule, bien entendu, était habitée. Par un être endormi.

Furtive, voilà que la main est remontée, chaotique dans son parcours, le long du torse de Cassian. L'index prête-nom s'avance sur le sein pâle et plat. Il gravite, prudent, autour du tétin rose endormi, guettant sa réaction.

-L'endormi, dans cette cellule, savez-vous d'qui il s'agissait ?

Melchiore retourne à Cassian un regard interrogateur. La question n'est pas rhétorique, et s'il devait être franc, il avouerait que de cette histoire, il n'a gardé que de vagues souvenirs éclatés, insuffisants pour entretenir la moindre cohérence. En outre, elle pourrait être collaborative, si Cassian se prêtait au jeu. Sinon, il trouvera bien un moyen de l'achever.
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Charlemagne_vf
C'était un être miteux, croupissant et sale. Sa barbe était hirsute sans doute. Je crois même qu'il avait le regard un peu fou. Quant à être endormi, je suis presque certain qu'il ne faisait que feindre le sommeil, parce qu'au bruit des pas de notre caïd, il avait ouvert l'oeil, et n'avait pas tardé de l'appeler.
- Hola, lui avait-il dit, libère-moi, et je te fais plus riche que le Shah de Perse. Libère-moi, par pitié !
Comme souvent, les clés des geôles sont au mur, juste hors d'atteinte des prisonniers, mais assez proches tout de même pour les rendre fous. Alors notre brigand se précipite sur le trousseau pour libérer le vieillard, mais surtout pour assouvir ses desseins et entrer dans le Manoir.
Pourtant, il se ravise.
- Mais qui êtes-vous donc ? demande-t-il au prisonnier.
- Un simple seigneur. Le Prince des voleurs m'a mis là pour avoir essayé de le duper. Et pardi, j'ai essayé ! Mais je m'y suis cassé les dents.

Et son sourire suffisait à le prouver.
Mais c'est que ce vieil homme d'apparence était un filou, et le Prince lui-même, dissimulé. Il faut avouer qu'il n'avait pas été discret, l'audacieux, dans son espionnage du jour, et en fanfaron, tout le Comté savait ce qu'il projetait.


L'Infant, tout avide de connaître la vraie suite de l'histoire, s'était senti forcer de la continuer à sa manière. Il lui fallait crier à Melchiore qui il était, et la frénésie allégorique du récit lui serait un indice. Encore fallait-il que le Montmorency comprenne l'allusion, somme toute assez peu fine.
L'exercice amusait Charlemagne. S'il avait été surpris du jeu curieux de la main curieuse qui s'était affairée sur la sienne, puis sur son corps, il voulait s'essayer à cette manche. Chacun son tour, et le tour fut tel que la Buse, par des gestes calculés, trouva son torse collé sous celui de l'Aiglon. Le Prince faisait des ronds sur son épaule avec la pointe de son doigt percale. Il parcouru aussi la poitrine virile qui s'offrait à son regard, à son toucher, et dessina enfin la scène qu'il s'imaginait.
L'idée d'un prince des voleurs lui était si singulière qu'il l'avait orientalisée. Il réécrivait les Mille et Unes Nuits, sans scrupule et sans état d'âme. Il en ferait une fable à sa manière, et profiterait de cette intimité étrangement installée pour s'approprier Melchiore, dont il appréciait la voix bâtarde, et le ton familier.
Ses caresses de malfrat étaient en fait douces. C'était étonnant, et agréable. C'était agréable, et enivrant. Dans la chambre, on sentait la cannelle.


Peu importe ce que l'on sait de ce qu'ils se dirent ensuite. La cellule fut ouverte. L'endormi ne la quitte pourtant pas, préférant suivre l'intrus jusqu'aux couloirs du Palais, à travers ce passage exigu ouvert d'une pierre enfoncée dans le mur. S'il avait été intelligent, notre oiseau aurait vu que le vieillard ne s'était pas étonné de cette issue. Mais la fougue rend naïf.
Ils parlèrent d'or et de bijoux. Le seigneur prétendait posséder un trésor immense, et jurait qu'il en ferait profiter son sauveur. Et le sauveur, lui, s'en frottait déjà les mains : deux trésors pour un jour, c'était décidément bonne fortune ! N'est-ce pas ?
Ils arrivèrent bientôt dans un corridor. C'était beau à pleurer, et partout, ça luisait. Mieux, personne ne gardait ces merveilles, et plus vite que le vent, tous deux se saisirent des coupes, des chandeliers, des vases, des rubis et des saphirs qui remplissaient des urnes. Ils descendirent jusqu'à un coffre de pièces d'or dans la cellule, avant de s'enfuir où le seigneur prétendait vivre : une caverne. Le caïd se moqua, mais le vieil homme, vigoureux pourtant, lui apprit que les choses ne sont pas toujours ce qu'elles semblent être. Alors il ôta cape et barbe factice, révélant sa splendeur de Prince des voleurs. Alentour, des chevaliers noirs avaient cerclé le duo, fermant la ronde de leurs sabres.
Certes, il était plus sot que chacun de ses congénères. Mais doué, il avait attiré l'oeil de ce Prince d'entre tous. La robe du pape, les reliques de Sainte Hildegarde, il refusa d'en dévoiler la cachette. Ce fut sa dernière gloire : il périt fendu entre les jambes et jusqu'au sommet du crâne, sans révéler le lieu où dorment encore ses merveilles.


Et, d'une main lisse et plate, Charlemagne avait remonté de l'entre-jambe du Montmorency, jusqu'à ses cheveux qu'il effleura. Son pouce alla se poser sur sa joue, puis il lui offrit un regard d'enfant qui cherche quelque chose. Percer de ses yeux bleu-marine les iris marron-vert de la Buse, et trouver ce qu'il dissimulait, lui, derrière cette apparence hybride. Brigand conteur, barde assassin.
Il explora la masse informe qui servait de coiffure. Le nez légèrement arqué n'avait aucune ingratitude, et les lèvres, doucement fines de Melchiore méritèrent que l'on y déposât un baiser, après qu'y fut passé l'index. Le duvet du Duc du Nivernais se hérissa un peu, parce que ça n'avait pas le dégoût d'un amant qu'on ne désire plus, ou pas. Si ce fut volé, succinct, les mains du Castelmaure s'étirèrent tout de même avant de se refermer sur les épaules de l'ange-vint. Le faux Cassian avait oublié qu'il n'était plus un Prince, sous le dais de ce lit qui lui devait être étranger. Il n'était plus chez lui, et aurait pu se prendre un soufflet sans avoir même le droit de s'en offusquer. Mais n'avait-il pas, lui aussi, été abusé et pris sans demande ? Et puis, ils s'étaient tous deux allégés de vêtements : c'était comme une invitation, et la morale de l'histoire serait vite oubliée sous les draps.
Il fallait néanmoins être plus fin. Moins candide. Moins niais, aussi et surtout. Charlemagne s'enroula un peu plus sous les couvertures. Melchiore n'y était pas encore. Il remonta le drap jusqu'à ses épaules, se cachant le corps, jusqu'au cou. Il sourit légèrement, et revint au conte.


Était-ce bien cela dont il s'agissait ?

Sans doute pas, pour peu qu'il s'était agi de quoi que ce soit. La mascarade avait été un prétexte à les retarder, sans doute. Et finalement, c'était ainsi mieux se charmer, et du côté de l'Infant, c'était mission réussie. Plein de morgue, glacial, froid, dur, sociopathe, misanthrope, insatiable, imbuvable, l'Aiglon avait toutes les qualités requises de la stupidité : aveugle, il était influençable et naïf. Qu'on lui témoigne de l'intérêt, et il se trouvait une sympathie sans borne en réponse. Son seul rempart contre lui-même et sa mollesse était de se faire haïr, et de mépriser sans cesse. Si on devait l'apprécier ou le flatter, ce serait au prix d'un effort ou d'une révélation sincère.
Là, il se sentait, sinon admiré, au moins considéré. Pas pour son rang : il s'en était dépouillé. Pour ce masque de Cassian, qui finalement était peut-être plus réel que celui de Charlemagne.

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