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[RP] Auxerre - Une rencontre espérée

Actarius
Le cortège languedocien avait quitté Auxerre la veille par la Porte du Temple et avait pris à l'ouest en direction de ce qui deviendrait son refuge bourguignon pour les prochaines semaines. Un peu d'Oc au pays d'Oïl. Le fief se trouvait tout proche du coeur du Duché, mais le paysage avait varié durant le trajet. Aux vastes champs qui s'étendaient non loin de la cité avaient succédé des petites collines boisées aux coteaux ornés de vignobles. Le petit Castel de Villefargeau, dont le Mendois ne doutait pas un instant de l'importance stratégique, s'était rapidement dessiné dans cet horizon plane, qui tranchait avec le relief très accidenté de sa haute vallée du Lot. Il n'en était pas dépourvu de charme pour autant. Un bourg se déployait à proximité de la forteresse, il avait semblé calme et accueillant au Phénix. Celui-ci avait multiplié les sourires et les salutations au-devant des curieux qui s'étaient présentés sur sa route. Il avait même profité de la compagnie du guide pour apprendre quelques mots en patois local si bien qu'il avait pu distribuer des "bonjôr" en abondance. Bien évidemment, il n'avait compris l'ensemble des répliques variées, que s'était fait un plaisir de traduire l'émissaire de la Prinzessin. En substance, il s'agissait de simples salutations et de quelques bons vœux adressés parfois avec méfiance. Le Magnifique et sa suite, parmi laquelle figurait en première ligne sa protégée, avaient finalement été introduits dans la demeure. Puis, après un repas partagé avec la demoiselle, il rejoignit ses appartements découvrant avec plaisir toute la prévenance de son hôte qui n'avait visiblement guère ménagé ses gens afin de fournir à ses invités tout le confort nécessaire et même plus.

Durant la nuit, la lueur demeura dans le "manoir". Elle accompagnait un Pair en proie à de nombreuses réflexions. Les pensées se bousculaient les unes après les autres et menaient grande bataille avec les impressions initiales, les premiers souvenirs de cette arrivée en Bourgogne. Il y avait cette missive scellée qu'il tenait entre ses mains, noircie de mots dont il n'avait guère l'assurance de pouvoir les prononcer au lendemain. Pourquoi l'avait-il écrite alors même qu'il croiserait dans quelques heures sa destinataire ? Allait-il seulement la lui remettre ? Il l'ignorait. Il savait seulement qu'elle l'accompagnerait lors de sa visite. Elle contenait une proposition, une invitation ou plus exactement un premier pas vers une résolution prise des semaines auparavant, née en Touraine à l'occasion du mariage de son suzerain. Cependant, le vélin et la portée des phrases griffées n'occupaient pas l'entièreté de cet esprit balloté. Celui-ci était revenu au départ, au voyage, aux différents échanges avec sa protégée et à l'animosité qu'il lui avait semblé déceler dans ceux-ci. La relation s'était détériorée entre le satrape et la "Coquelicot", un fossé d'incompréhensions s'était creusé et, malgré l'accalmie relative venue avec le débarquement, il subsistait un nœud. Et ce nœud-là, il se sentait incapable de le dénouer seul. Ses paroles s'étaient heurtées à un mur, tout comme celles de la jeune fille. Il ne parvenait à lui expliquer, à nuancer la vision qu'elle avait. Elle se braquait, il s'énervait et la seule trêve possible résidait pour l'heure dans la fuite perpétuelle de ce sujet de discorde.

Le Mendois était habitué à faire front, à mener des luttes et à s'accrocher à son opinion comme une bernique à son rocher, parfois avec mauvaise foi, parfois par conviction. Fermé et tranché en apparence, le doute n'en restait pas moins un compagnon fidèle, dès lors qu'on quittait la sphère politique ou militaire. Rôdé au jeu de pouvoirs, sans pour autant avoir abandonné une naïveté salvatrice, il chancelait dès lors qu'il pénétrait dans ses affaires de coeur. Il devenait maladroit, se réfugiait dans des certitudes qui s'évanouissaient si tôt la solitude retrouvée. Ainsi fonctionnait-il le plus souvent. Mais il existait des sentiments, des repères en somme, qui lui permettaient de ne pas paraître totalement abruti. Il aimait, c'était là son unique vérité. Et il ne parvenait à souffrir qu'on s'en prît à l'être aimé d'une manière ou d'une autre. Il peinait même à concevoir qu'on pût seulement la regarder autrement qu'avec un œil admiratif. L'Euphor en perdait sans doute un peu de sa lucidité dans son jugement. Cependant, il ne se trompait pas. L'animosité qu'il avait ressentie était excessive, il sentait qu'elle reposait sur des a priori, une méfiance, une méconnaissance que son propre discours ne suffirait pas à renverser.

L'aimée et la protégée ne s'étaient côtoyées qu'en de rares occasions. En ces occurrences, à l'image de la première où la Bourguignonne s'était montrée chaleureuse et prévenante, tout s'était bien passé. Il en vint, à la lueur de la chandelle et les mains désormais libérées de la missive, à considérer qu'au final, c'était sa propre attitude qui faussait la vision d'Ella. Le corollaire surgit. Il fallait une rencontre, une occasion de se connaître un peu plus sans lui. Oui, la solution résidait là. Restait à savoir comment présenter la situation à son hôte, comment lui demander ce service et lui faire comprendre l'importance que cela avait pour lui. Il ignorait encore lorsqu'il se présenta le lendemain matin au château d'Auxerre et demanda audience auprès de la Duchesse. Sa protégée était présente à ses côtés, elle n'avait cependant nullement était avertie du projet du Comte, qui s'était bien gardé de lui révéler ses intentions. Tandis que son interlocuteur s'éclipsa, son regard bienveillant se posa sur la rousse demoiselle.


Nous devons nous entretenir d'un problème d'importance concernant le Royaume. Mais nous ne serons pas longs et tu pourras nous rejoindre rapidement.

Oui, la jeunette devrait attendre un peu. Le prétexte était mensonger, le propos trop embarassant toutefois pour qu'il s'en ouvrît face à elle. Il avait tout d'abord besoin de se livrer à la Prinzessin, d'obtenir son assentiment ou à défaut son conseil. Puis, il y avait cette missive, dissimulée sous son pourpoint près de son coeur, près du listel.
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Lacoquelicot


    Dans le hall du château d’Auxerre, la voix du mendois résonna.
    Nous devons nous entretenir d'un problème d'importance concernant le Royaume.
    Mais nous ne serons pas longs et tu pourras nous rejoindre rapidement.


    La jeune fille, les yeux planté sur l’extérieur, acquiesça sans un mot. Dans la cour, un palefrenier d’à peu près son âge s’occupait de soigner sa monture devant les écuries ducales. Ses gestes semblaient précis et appliqués, ce n’était certainement pas la première fois qu’il faisait cela. Et l’habileté du jeune homme subjuguait la frêle rousse qui peinait encore à monter seule malgré les enseignements du duc de Mortain. A travers les carreaux vitré, Ella faisait mine de se passionner pour ce spectacle pourtant banal. C’était la seule façon qu’elle avait trouvé pour fuir la discussion qui planait lourdement à l’horizon. Si Actarius avait voulu la trainer jusque chez Ingeburge dès le lendemain de leur arrivé c’était pour une seule - et bonne ? - raison… La réconcilier avec la danoise.

    Ella n’était pas dupe quant aux affaires du royaume dont ils avaient à s’entretenir en son absence. Malgré sa naïveté sans limite, la demoiselle savait qu’on lui imposerait une rencontre. La promesse d’adoption formulée, il y a quelques jours par le Phénix n’étais que la première étape d’une reconquête. Une récompense offerte si elle faisait des efforts vis-à-vis de la Roi d’Armes. Et bien que l’idée d’être une mule qu’on faisait avancer avec une carotte n’était guère séduisante, la jouvencelle se laissait faire, ne voulant pas creuser d’avantage le canyon qui avait pris place entre elle et son protecteur. Dans la vie elle n’avait que lui. Alors avant qu’un valet ne vienne le cherche pour qu’il soit reçu, d’une voix fluette la frêle articula une promesse…


    Je ferai un effort, votre seigneurie…

    Une promesse qui lui semblait bien difficile à tenir mais à laquelle elle ne dérogerait pas aujourd’hui. Pour lui.

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Ingeburge
[Cuisines – rez-de-chaussée du logis principal]


Interdite par l'annonce tout juste formulée, Ingeburge suspendit son geste et posa un regard étonné sur le domestique qui venait de faire savoir que le comte du Tournel sollicitait une audience incontinent. La main blanche était ainsi restée surélevée, refermée sur les précieux vivres qu'elle renfermait. Il y eut quelques instants de flottement alors qu'autour de la duchesse quelque peu surprise s'affairait la domesticité des cuisines. Durant les quelques secondes que dura le temps d'arrêt d'Ingeburge, celle-ci passa par divers états.

La stupeur d'abord car elle ne l'attendait pas si tôt. Certes la veille, l'Euphor avait nettement fait comprendre, et devant tous le fol, qu'il comptait bien la voir au quotidien mais elle avait cru, ou plutôt se rendait compte présentement qu'elle avait cru qu'il lui laisserait un peu de répit et relâcherait une pression qui ne s'était finalement pas envolée quand il avait fini par gagner ses quartiers à Villefargeau. Qu'il se fût rendu à quelque quatre lieues de là n'avait rien changé, elle sentait toujours une attente qu'elle ne s'expliquait pas et qui lui avait à nouveau coupé l'appétit. Après le départ de ses invités, elle n'avait rien mangé et aujourd'hui encore, elle n'avait rien avalé. Et voilà qu'il débarquait maintenant, compromettant un équilibre déjà fort éprouvé et bousculant un programme qui visait à remettre de l'ordre.
A la surprise succéda donc l'irritation. Il était insensé, cela n'avait rien d'inédit. Et elle se maudissait déjà d'avoir donné pour consigne de le laisser entrer dans les murs du château à toute heure décente du jour, sans nulle autre restriction que l'interdiction d'accéder au deuxième étage du logis principal, là où étaient situés ses appartements privés. Tout impudent qu'il fût, elle ne se laissait pas aller à penser qu'il forcerait la porte de chez elle mais il y avait toujours cette peur qui l'avait prise au Tournel pour ne plus la quitter quand elle avait constaté que la valetaille l'avait considérée en pays conquis et que celui qui y régnait n'agissait pas autrement. Elle avait secoué le joug qu'il avait tenté consciemment ou non de lui imposer et elle le secouait encore maintenant qu'il tombait au beau milieu de ses activités culinaires, elle qui pouvait enfin n'être rien d'autre qu'elle chez elle, se livrant toute à une simplicité qui lui avait manqué.
Et c'est ainsi que l'énervement céda le pas à ce qui ressemblait fort à de l'affolement, sensation qu'elle refusa de nommer. Ne se préoccupant plus du domestique, elle regarda autour d'elle. Les cuisines, un endroit qu'elle appréciait tout particulièrement. La cheminée monumentale ronflait d'aise, les foyers annexes étaient eux aussi abondamment entretenus. Il faisait chaud et il sentait bon, les effluves subtils dégagés par les épices se mêlant aux odeurs plus corsées des pièces de viande que l'on faisait rôtir. Et elle, au milieu des queux, des cuisinières, des commis et des servantes, s'occupait de qu'elle essaierait de manger, rien de ce qui était préparé là n'étant à même de satisfaire son estomac contrarié. Il lui fallait quelque chose de doux, de pur, de presque neutre et elle s'y était mise autant par nécessité que par goût, revenue depuis peu pour s'occuper du chapon qu'elle avait mis à cuire. Plus tôt, après qu'on l'eut plumé pour elle, elle l'avait vidé puis lui avait coupé la tête avant de le plonger dans une eau claire agrémentée de poireaux, de panais et d'oignons coupés. Voilà où il la trouverait et voilà à quelle tâche il la verrait si c'était là qu'on le faisait entrer sur-le-champ puisque c'était maintenant qu'il désirait la voir.

Son poing toujours refermé, elle considéra le devantier qu'elle avait passé sur le simple – mais galonné – bliaud noir dont elle était habillée. Il était taché, résultat du vidage de la volaille et un peu froissé aussi, malmené par des mains à essuyer. Certes, elle n'était pas connue pour l'outrance et la fantaisie de sa vêture, l'extravagance de celle-ci tenant au prix des étoffes employés et non à la coupe des pièces de tissu mais c'était une allure adoptée dans l'intimité, comme ce fichu sombre noué sur sa nuque et qui retenait rejetées en arrière les deux longues nattes séparant sa chevelure. Pouvait-elle vraiment le recevoir ainsi? Certes non, mais le temps d'aller se rafraîchir et de se changer, il attendrait bien trop longtemps. Réagissant enfin, elle ouvrit la main au-dessus d'une marmite frémissante et y jeta une poignée de riz avant d'en ajouter deux autres. S'éloignant des fourneaux, elle se prenait maintenant à considérer de le recevoir là et tout de suite. Le calme revenait, elle se résignait; était-il seulement capable de patienter? Et surtout, ne l'avait-il déjà pas rencontrée en des circonstances où elle était loin de présenter son éclat habituel? Ne lui était-elle point parue dans la cour de l'Hôtel de Clisson, échevelée, émaciée, hâve, les paupières brûlantes d'exhaustion et vêtue comme une pauvresse? Cette image encore plus dégradée que celle qu'elle présentait aujourd'hui n'avait pas su, même si là n'avait pas été le but, calmer les ardeurs du Phœnix.

Après s'être lavé les mains, elle s'assit à la grande table qui occupait le milieu de la pièce. De quelques mots alors qu'elle faisait couler l'eau sur ses paumes et ses doigts dépourvus de bagues – seul y brillait encore à l'annulaire gauche le simple anneau d'or que lui avait passé son époux à l'annulaire droit – pour ensuite les essuyer, elle avait fait part de ses instructions au domestique venue l'informer de la visite. Puisque le comte du Tournel n'était pas seul, il fut indiqué de mettre Ella à l'office avec une miche de pain frais et du miel – là, installée dans la resserre du château d'Auxerre séparée des cuisines par un mur troué d'une porte, vaste pièce débordant de bocaux, de pots, de jarres, de tonneaux, de salaisons, de jambons suspendus, de sacs de céréales, de fruits échés et bien plus encore, la protégée serait bien au chaud et environnée de plus de nourriture que nécessaire, sans compter qu'elle serait non loin de son bienfaiteur. Quant à celui-ci, ce damné Euphor, une fois introduit dans les cuisines du château, il trouverait sa victime attablée et en train de peler des amandes.

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Actarius
Il n'en laissait rien paraître cependant qu'il attendait en compagnie, mais la tension était bel et bien présente. Il ignorait la manière dont il introduirait ce sujet si délicat, il ignorait s'il aurait le courage d'en venir à la proposition contenue dans sa missive. Il avait le coeur perdu d'un homme en proie aux doutes, d'un homme qui se savait malhabile dans la gestion de ses relations avec les personnes de qui il se trouvait le plus proche. Le sourire demeurait bel et bien là, comme un masque de parade façonné au gré des expériences que venait compléter l'armure de son attitude impassible, de son port naturellement altier. Lorsqu'on vint le chercher, que le temps de laisser Ella survint, il posa une main qui se voulait rassurante sur l'épaule encore frêle de la jeune fille et suivit son "guide" jusqu'aux cuisines, légèrement surpris de la destination. L'étonnement se mêla à l'appréhension toujours présente quand il découvrit la Prinzessin occupée à peler des amandes. Elle ne dura guère toutefois tant la scène le bouleversa, le renvoya à un idéal, un voeu pieux qu'il caressait depuis des mois désormais.

Elle se tenait là, devant lui, sans fard. Elle se dévoilait en toute simplicité lui ouvrant les portes de son intimité, belle et accessible. Elle avait l'éclat d'une promesse d'avenir commun, le reflet de moments épurés que partageaient mari et femme. Elle avait la senteur rassurante d'un foyer, le charme délicieux et assurant de la quiétude, de ces instants volés loin des fonctions, elle était l'écho des mots qu'elle avait couché sur le papier. Oui, la surprise s'estompa rapidement pour laisser place à une profonde tendresse, à une subite envie de ne pas desceller ses lèvres, de ne pas heurter ce tableau et d'en rester le contemplateur émerveillé. Le silence perdura, il ne pouvait... il craignait trop ce qui allait suivre pour ne pas se repaître de ce spectacle magnifique. Son regard aussi comblé que fasciné épousait chacun des gestes gracieux de la Bourguignonne. Rien ne semblait au Phénix plus important, rien ne lui paraissait plus merveilleux dans une vie que d'avoir le privilège d'assister à de telles scènes au quotidien.

Interdit, ému, il avança presque malgré lui délaissant de manière éphémère ses inquiétudes pour une complétude quasi inédite de son âme attendrie et irrémédiablement éprise de cette femme. Il s'arrêta à quelques pas de la table, comme si la distance atténuerait l'iconoclastie dont il se rendrait coupable, et brisa finalement l'instant à contre-coeur.


Votre Altesse, veuillez me pardonner cette visite.

La culpabilité se lisait dans son attitude réservée, dans le ton doux de sa voix. Il n'éprouvait aucun remord à s'être déplacé, non. Ce sentiment ne résidait qu'en cette impression de gâcher un moment précieux, de déchirer une image réconfortante dans laquelle il se serait plongé encore et encore sans jamais en vouloir émerger.

J'ai une faveur... une faveur délicate à vous demander.

Il marqua une nouvelle pause face à l'assaut prévisible de l'incertitude mêlée à la conscience de ces maladresses pour ce genre d'affaires. Inspirant un peu plus perceptiblement, il se débarrassa temporairement de son hésitation et poursuivit tant bien que mal. Sa franchise innée lui dicta de ne pas s'embourber dans une trop longue explication et d'en arriver au coeur du problème sans détour.

Ma protégée nourrit, je crois, une certaine méfiance à votre égard. Celle-ci repose sans doute sur des réactions excessives de ma part. Je ne sais comment vous le détailler de manière logique, mais j'ai l'impression qu'elle possède une vision erronée de ce que vous êtes. Et plusieurs fois, alors qu'elle parlait de vous et que je la trouvais injuste, je me suis emporté. Cela a vraisemblablement affirmé son méjugement à votre égard. Vous n'êtes coupable en rien, vous avez été gentille, généreuse avec elle lors de notre repas en mon hôtel à Montpellier. Je crains d'avoir provoqué malgré moi cette situation et j'ignore comment en sortir désormais.

C'était laborieux et il en avait conscience. Comme souvent dans ce genre de cas, il tendait vers l'embourbement et là encore il s'enfonça jetant sans nul doute un peu plus de confusion sur ce qu'il tentait maladroitement de faire comprendre.

Je crois qu'elle vous pense hostile à son égard. Je sais que ce n'est pas le cas, mais j'ignore comment le lui faire comprendre... alors, j'ai pensé que vous consentiriez peut-être à lui parler un peu. J'ai peur pour ma part de n'être bon qu'à empirer les choses. Toute la dignité qui est vôtre, l'éducation, la noblesse innée... elle n'est pas habituée, car je ne suis moi-même pas un exemple... peut-être croit-elle que vous mettez sciemment une distance entre vous et elle. C'est faux, mais...

Il s'interrompit alors, marquant une longue respiration, signe incontestable de sa gêne, de son appréhension et de la grande difficulté qu'il éprouvait tant à évoquer ce sujet délicat qu'à oser cette demande particulière.

... mais je ne sais pas trouver les mots.

Oh oui ! Il ne savait pas et la manière dont il avait expliqué sa demande devait en témoigner clairement. Peu à son aise, presque rougissant, il ne se hasarda pas à en rajouter encore. Ce souci lui pesait, il s'en était ouvert. Son fardeau n'en était pas moins allégé pour autant, car désormais qu'il avait parlé ou plutôt hurlé son appel à l'aide, il demeurait suspendu craintivement aux lèvres de la Prinzessin, la peur accrochée au ventre.
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Ingeburge
Alors ces mots qu'il pensait lui faire défaut, elle les trouverait pour lui.

Les amandes avaient été préalablement versées dans une marmite emplie d'eau fraîche et celle-ci avait été mise au feu afin que son contenu soit porté à ébullition. Elles avaient ainsi cuit durant deux ou trois minutes dans l'eau bouillonnante avant d'être retirées du feu, transvasées dans un récipient creux et recouvertes d'eau froide. L'opération permettait ainsi d'ôter plus facilement la fine peau brune qui les recouvrait. Ingeburge n'avait qu'à prendre un à un les fruits puis les presser entre son pouce et son index pour les voir émerger de leur pellicule ramollie. L'exercice était simple mais requérait de la vigilance, à appuyer trop fort ou trop brusquement, l'on pouvait voir l'amande fuser brutalement de son enveloppe et échouer on ne sait trop où. Voilà un exercice qui lui convenait en tous points : simple mais nécessitant un peu de concentration, suffisamment en tous les cas pour s'affranchir des bruits environnants et ne pas essayer de reconnaître dans ce qu'elle entendait plus ou moins clairement le bruit de pas s'approchant des cuisines. S'occuper les mains pour s'occuper l'esprit était tout ce dont elle avait besoin au risque sinon de se poser des questions, de se demander si quelque chose de particulier avait fait revenir le comte du Tournel aussi vite, si quelque imprévu était survenu ou s'il était porteur d'une mauvaise nouvelle.

Son pas, elle l'entendit, car à vrai dire, quand il entra le fracas des plats que l'on remue, l'éclat des ordres que l'on transmet, semblèrent s'atténuer. Bien sûr, l'ouvrage ne cessa point, il y avait toute une communauté à nourrir mais il y eut comme un peu de répit, comme si la valetaille se faisait complice de la rencontre, comme la domesticité tourneloise avait semblé la pousser dans les bras de leur maître. C'était idiot de penser ainsi, que savaient ses gens de son tourment? Ce devait être la première fois que ceux des cuisines voyaient le Phœnix. Tête baissée, les prunelles rivées sur les amandes qui passaient du bol rempli d'eau à ses doigts pour atterrir finalement dans un mortier, elle tâchait de contrôler le tremblement qui l'avait saisie quand elle s'était rendue compte qu'il était là. Agacée à l'idée de devenir maladroite et de ne plus parvenir à décortiquer les fruits, elle cessa son ouvrage sans pour autant regarder Actarius. Celui-ci était étonnamment silencieux et il était bouleversant de constater qu'il la troublait davantage que s'il s'était aussitôt mis à parler. Combien de fois lui avait-elle demandé de se taire? Combien de fois l'avait-elle supplié de ne plus rien dire allant jusqu'à refuser de l'écouter? Et là, rien du tout, ce qui était bien pire.

Les mains fermement posées sur la table, elle releva les yeux et examina son visage. Elle nota rapidement qu'il semblait mal à l'aise et elle écarta tout aussitôt l'idée que c'était le soupirant qui venait lui rendre visite. Si sur ce chapitre-là, ils ne se comprenaient pas vraiment, cela ne l'empêchait pas lui de se montrer conquérant. Là, rien de tel; il n'était pas là pour elle. Un frisson la parcourut et elle ne parvint à décider s'il était désagréable ou non. Ce qui était sûr, c'est qu'elle ne voulait pas d'une scène, elle ne voulait même de rien, juste du repos et de la tranquillité. Sauf que la raison pour laquelle il s'était présenté à elle ferait autant de dégâts sur son équilibre précaire qu'un trébuchet sur un mur branlant car même s'il ne s'agissait pas d'elle, cela l'affecterait à coup sûr. Pour se donner une contenance, elle reprit le pelage des quelques amandes restantes. Et elle fit bien car il voulait quelque chose d'elle. Restait à savoir quoi, elle ne chercha pour autant pas à provoquer la confidence, il se lancerait, c'était certain.


— N'est-ce justement pas là un des problèmes?
Il s'était bel et bien lancé et si elle avait été surprise, elle n'en avait rien montré. Que l'on parlerait d'Ella ne lui était pas venu à l'esprit, et pourquoi d'ailleurs? Les rapports étaient sommaires, il n'y avait que peu d'occasions où elle l'avait vue et il y avait peu de chances que cela changeât. Il s'était lancé et en avait beaucoup dit. Elle revint sur un point qui lui paraissait capital et lui avait donc posé cette question. S'attaquant aux dernières amandes surnageant encore dans le bol, elle compléta sa pensée :
— Vous avez tout aussitôt contesté ses accusations, avez-vous seulement cherché à comprendre? Et si j'avais effectivement mal agi à son endroit?
Les amandes étaient désormais toutes mondées, elle essuya ses mains humides à l'aide un chiffon avant de regarder franchement le Languedocien.
— Je n'ai rien fait, soyez-en assuré et cette interrogation ne vise pas à vous contrarier. En quelle occasion seulement l'aurais-je pu? Il n'y a qu'une fois où je me suis trouvée avec elle, les deux ou trois autres, vous étiez présent et tout le reste, ma foi, ce devait être des événements publics, en tous les cas en compagnie de tierces personnes. Et vous savez que je ne suis guère causante, j'ai dû me cantonner à la saluer comme je le fais avec tout un chacun. Mais l'avez-vous écoutée, elle? Avez-vous examiné la situation de son point de vue? Vous êtes son seul repère. Me défendre à toute force alors qu'elle doit se douter de ce que nous... de ce que vous... Vous savez. Vous êtes le seul point d'ancrage dans son monde et j'accapare malgré moi vos attentions.

Rosissant légèrement, elle accueillit avec soulagement un autre mortier qu'on lui présentait. Dedans, le riz bien cuit. Se saisissant d'un pilon, elle se mit à écraser avec vigueur les grains épaissis par leur cuisson dans l'eau. Elle reprit la parole :
— Quant au reste, à savoir ce que l'on pense de moi, cela ne m'affecte nullement; ne soyez pas gêné de m'avoir révélé votre ennui. Je sais bien, même si j'imagine que ce n'est pas tout, les quelques rumeurs qui courent à mon sujet. Je me souviens d'ailleurs qu'à la remise du surnom attribué par les Bourguignons à l'issue de l'un de mes mandats ducaux – « la Froide », n'est-ce pas tout à fait curieux? – j'avais demandé pourquoi car je vous avoue ne pas avoir compris. Je ne comprends toujours pas d'ailleurs mais le fait que l'on me répondit, et c'est votre cousine la duchesse de Chartres qui s'en chargea, que c'était peut-être parce que je ne souriais jamais. Alors, je sais, même si je ne comprends pas et je sais que ce n'est pas seulement lié à ma position même si celle-ci ne doit rien favoriser. Et vous savez aussi. Quand vous m'observez, j'en vois parfois le reflet plein de reproches dans vos yeux.

Il y eut de la tendresse dans cet aveu d'un constat qui peut-être contrarierait l'Euphor. Elle avait cessé de réduire en purée le riz et elle le fixait toujours, les traits un peu adoucis. Et avec un peu de réticence malgré son indulgence, elle souffla :
— Et il est une autre chose que vous ne pouvez ignorer, c'est que l'on ne peut forcer quelqu'un à vous aimer. Je vivrai très bien avec l'idée qu'Ella me trouve odieuse car cela n'a pas d'importance pour moi. Mes goûts et ma nature me portent vers la solitude et le silence et il en va ainsi que je sois entourée ou que je sois retirée du monde. Ella, si elle se prête à l'exercice, ne sera qu'une personne de plus à alimenter ce que l'on croit savoir de moi. Pour vous, il en va autrement, vous l'avez recueillie de votre plein gré. C'est pourquoi lorsque vous désirez que je m'entretienne avec elle, vous me demandez en fait de faire un effort.
Le pilon fut posé sur la table, le riz écrasé mis de côté. Le travail de broyage n'était pas achevé, elle devait maintenant se charger des amandes quelques minutes plus tôt écalées.
— Ce n'est pas grave car je sais que cela compte pour vous. Vous ne m'avez rien caché de votre envie d'agir au mieux avec ceux qui vous entourent maintenant que vous êtes en mesure de le faire. Ce n'est pas grave.

La douceur s'atténua avant de disparaître tout à fait. Elle n'était pas blessée, ni même contrariée, tout cela lui demeurait en fait étranger, elle ne parvenait pas à saisir. Il y avait juste un constat : il voulait qu'elle parle pour faire tomber des préventions qui lui étaient jusque lors restées inconnues. Et elle réussissait d'autant moins à comprendre qu'elle pût être un problème car se tenait devant elle un homme qui depuis près d'un an et demi avec assiduité, avec exigence, avec fougue, avec passion la courtisait et tentait de forcer ses défenses. N'était-il pas la preuve vibrante qu'elle pouvait être prise telle qu'elle était? Retenant un haussement d'épaules car après tout, ne pas comprendre ne la dérangeait nullement et passerait comme passe une pluie fine et anodine, elle lâcha :
— Ella est à l'office, juste de l'autre côté de cette porte. Vous pouvez puisque vous le souhaitez la faire venir ici.

D'un œil distrait, elle observa son tas d'amandes, déjà repartie dans son ailleurs. Autour d'eux, l'agitation comme assourdie n'avait pas cessé.
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Actarius
Elle parla avec une douceur et une compréhension auxquelles le Comte ne s'attendait pas. Confus, gêné, il s'attendait à subir mille foudres, à repartir comme il était venu, empli de doutes et perdu. Il n'en fut rien, elle déploya des trésors d'élégance pour ne pas le brusquer comme si elle avait compris l'importance que cela avait pour lui et de fait tel était le cas, puisqu'elle le lui avait confirmé, consentant dans sa simple splendeur à n'agir rien que pour lui, rien que pour alléger un peu son fardeau. Il avait même perçu de la tendresse dans les questions dont elle avait assailli et auxquelles sa propre moue contrite avait apporté les plus éloquentes réponses. Le Phénix ne savait pas s'y prendre, il avait erré dans cette situation, il l'avait compliqué. Sans doute n'avait-il pas suffisamment écouté, peut-être n'avait-il pas fourni l'effort adéquat pour comprendre le point de vue que sa protégée lui avait opposé, assurément la Prinzessin n'avait rien à voir avec ce surnom de "Froide". En ce moment, il émanait d'elle une humanité, une chaleur qui fit l'effet du plus apaisant des baumes dans l'âme tourmentée du Coeur d'Oc, toujours admiratif de la grâce, quasi céleste, dont chaque geste du Roy d'Armes était imprégné. Car ses yeux n'avait pas manqué une miette de ce spectacle qui se poursuivait malgré son intrusion, malgré la discussion pour son plus grand bonheur.

Lorsqu'elle lui demanda d'aller chercher Ella, ou plutôt l'autorisa à le faire, puisque tel était son désir, il acquiesça souriant, presque soulagé. Il s'apprêtait à quitter la pièce quand lui revint soudainement en mémoire la deuxième affaire dont il espérait s'ouvrir. Muré dans son silence, hésitant, il demeura comme suspendu sur un fil en quête d'un signe, en recherche du courage nécessaire pour se risquer à une douloureuse chute. L'idée cependant que cette nouvelle demande serait de trop, qu'elle briserait les bonnes dispositions, l'élan chaleureux de la Bourguignonne apparut comme un obstacle insurmontable. Il n'aurait qu'à lui abandonner cette missive. La proposition y était largement développée, mais cela lui sembla tout aussi incongru. Ainsi renonça-t-il à ce délicieux projet pour le moment, il y reviendrait bientôt en des conditions plus propices. Ses pas résonnèrent bientôt, il s'éloigna après s'être respectueusement incliné, de la reconnaissance plein les yeux et dans les lèvres qui s'étaient à nouveau descellées pour laisser échapper un tendre "merci".

Le Mendois pénétra bientôt dans l'office. Son sourire brillait d'un éclat nouveau. Il était différent de celui du masque de circonstance, devenu sincère, profond au point d'étinceler dans ses iris de Sienne. Rasséréné et même heureux de la tournure de cette introduction, il approcha d'Ella et fit entendre son accent d'oc.


Demoiselle, je vous attends...

Le ton avait quelque chose de badin, tout comme la tournure exagérément pompeuse. Rayonnant, il ouvrit le bras pour accompagner les paroles d'un geste d'invitation. Lorsque la protégée passerait à proximité, il glisserait un instant sur son épaule, puis l'Euphor lui céderait le pas et la suivrait jusqu'aux cuisines comme une ombre. Durant le court trajet, il ne se piqua pas de donner de nouvelles recommandations. S'il était une figure paternelle défaillante, il gardait pour lui d'avoir bien des fois insister sur l'étiquette, si bien qu'il demeurait confiant sur l'attitude qui serait celle de la jeune rouquine. Bientôt, la discussion espérée aurait lieu et lui se placerait sans doute en retrait, conscient de ses trop fréquentes maladresses.
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Lacoquelicot

    Dans l’office, entre les bocaux, les viandes séchées, les confitures et les jambons…

      Banolier bien serré ? Check !
      Longueur de jupe adéquate ? Check !
      Aucune pièce noire dans sa tenue ? Check !
      Les cheveux coiffés, attachés et couvert ? Check !
      Mains propres et sourire ultrabright ? Check !
      Exécution parfaite de la révérence ? En progrès…
      Salutations ? …

    Le teint déjà blafard de la demoiselle perdit encore une teinte à cette pensée précise. Si Ella devait être appelé Ella dans toute circonstance, la chose était bien plus compliqué en ce qui concernait la bourguignonne. "Votre Altesse", "Monjoie", "Ingeburge" et j’en passe… Tant de dénomination qui variait selon des critères qui échappaient encore à la rousse. Si le "Votre Altesse" n’avait pas séduit lors du dîner intimiste et de l’entretien héraldique, il semblait avoir été approuvé lors d’une hasardeuse rencontre au Tournel. Le "Montjoie" quant à lui semblait être réservé au domaine héraldique... L’enfant l’avait compris lorsqu’on l’avait corrigé d’un ton sec devant Gabrielle, réduisant à zéro le peu de confiance en elle qu'elle avait réussit à réunir ce jour là. Qu'en au reste, les salutations concernant la princesse restait un exercice flou et approximatif… Et Ella en était toujours à ces questionnements lorsque la porte de l’office s’ouvrit sur un Actarius plus détendu qu’à leur arrivée. Dans les iris de sienne, une lueur heureuse ne présageait rien de bon. Et le «Demoiselle, je vous attends» à l’instar de cette main sur son épaule n’eut pour effet que d’angoisser un peu plus la môme qui regrettait déjà sa récente promesse.

    Resté silencieuse et immobile, le temps qu’on vienne la chercher, Ella n’aurait su dire si elle avait patienté une heure ou cinq minute, mais ce qui était sûr c’est que l’ambiance autour des fourneaux était bien plus lourde et pesait déjà de tout son poids sur ses épaules osseuses. La jouvencelle se faisait l’effet d’être un chaton qu’on jetait dans la cage d’un loup affamé pour accompagner riz et amandes. Ignorant l’entretien préalable qui avait vu toutes ses émotions et ses ressentis mis à nu devant la moitié de la valetaille auxerroise - Ella est un peu marseillaise - et leur maîtresse, la demoiselle fit de son mieux pour masquer la gêne et la crainte qui l’étreignait. S’avançant bien droite jusqu’à la table - non sans lancer un regard inquiète à l’Euphor - l’Ella s’inclina prestement devant la Princesse.


    Lo Bonjorn…

    L’esprit n’ayant pas tranché au moment fatidique, rien ne suivit.
    La phrase resta en suspens dans l’air moite des cuisines...


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