Anaon
- Le feu crépite en quelques crachotements qui froissent à peine le calme de la soirée. Il tousse parfois des braises fuyardes qui retombent dans l'air en une poussière incandescente, qui se meurt, lentement. L'aiguille scintille sous la lueur dorée. Dans un rythme régulier, elle passe d'un côté à l'autre de l'étoffe à la douceur ouaté. A côté d'elle, une petite tête blonde suit le moindre de ses gestes. Le visage de l'ainée se tourne dans un sourire et l'aiguille continue son office.
La journée a été pluvieuse et la soirée n'est pas en reste. On entend clairement le doux clapotis de la pluie qui s'abat contre la pierre. Tout Château-Gontier a été confiné entre les murs et forcé à un certain calme. Yolanda est une fois encore clouée au lit pour un moment, les gamines, sans doute entrain de jouer ou de se morfondre dans leurs chambres... Et Anaon est là, avec la petite Alix, une robe sur les genoux. Elle coud. Étrange sérénité.
Le velours est tiré à elle et l'aiguille repique encore. Voilà déjà un moment que la mercenaire est aller courir les étales avec la jeune Josselinère pour dégoter quelques tissus qui sauraient faire son bonheur. Et voilà déjà un moment que la balafrée s'est mise au travail. Puisqu'il lui fallait songer à troquer les braies pour les robes. Ces robes qui viendraient recouvrir parfaitement cette panse ronde de mère. Si elle avait accepté de s'en faire confectionner ailleurs, l'Anaon avait néanmoins tenu à en réaliser une de ses propres mains. Comme un souvenir. Une réminiscence d'un temps passé. Pour rappeler aux mains vieillissantes cette époque ou elles empoignaient l'aiguille plutôt que l'épée.
Une sensation de sérénité coupable l'étreint. Comme une gène. D'aussi loin qu'elle s'en souvienne, la couture et le tissage avait toujours été pour elle une sorte d'exutoire. Un cocon de calme dans lequel elle se lovait avec tant de délice. Un apaisement qui avait sut faire une grande partie de sa fortune. Aujourd'hui, pourtant, retrouver les gestes d'antan a quelque chose... d'anormal. Comme si d'un coup d'aiguille elle balayait les ans qui l'ont rongé, pour redevenir ce qu'elle a toujours été. Mais non. Quelque chose cloche. Anaon n'est plus cela. A cet instant, elle a l'impression d'être une imposture. Ineffable sentiment contraire.
L'ainée avait abandonné son travail au retour de Judas avant de le reprendre tout récemment. Une façon de s'occuper et d'occuper aussi des filles du château. Oui, alors que Yolanda couvait son mal sous couvertures et fourrures, Anaon avait jugé bon de coller d'offices toutes les demoiselles de compagnies à la couture. Mais l'atelier cousette n'était pas du gout de tout le monde. Alors Anaon avait feinté, donnant à chaque nouvelle tache comme un air de quête. Ainsi non, on ne réparait pas la poupée de chiffon d'Alix sauvagement laminée par le chiot Obéron, non, on soignait l'héroïque "Fanchon" revenant d'un féroce combat contre le Cerbère des enfers. Non, on ne rabibochait pas pour la énième fois les braies de la Baccard qui avait encore trouvé le moyen de se viander en se prenant les pied dans les racines, non, on raccommodait les habits "d'Alix la Téméraire" qui avait été traitreusement attaqué par une Hamadryade maléfique. Oui, la vie et une aventure.
Et de fil en aiguille, elles brodaient des histoires.
_ A naoidhean bhig, cluinn mo ghuth... Mise ri d' thaobh...
Les lèvres se referment pour continuer à fredonner l'air. Quand elle aura finit de coudre la manche, son travail sera achevé... Le fil se tend. L'épine de fer passe et repasse. Le feu crachote toujours sa chaleur et sa lumière. Les prunelles céruléennes se posent un instant sur la petite Bretonne qui demeure des plus attentives.
_ Vous ai-je déjà raconté, Alix, l'histoire des Ases, et du grand loup Fenrir ?
* Musique : " Noble Maiden Fair ( A Mhaighdean Bhan Uasal ) ", par Emma Thompson & Peigi Barker dans "Brave "
_________________
Images originales: Victoria Francès, concept art Diablo III -Anaon dit Anaonne[Clik]