Actarius
[Nuit du 4 au 5 décembre 1460 bataille d'Essoyes / Armée « La Compagnie d'Artus »]
Le cri ne sortit pas. Il se réfugia là où il avait pris sa source. Petit à petit, le corps reprit le dessus, la mâchoire se détendit, l'air glissa à nouveau en lui, les yeux clignèrent, humides. Le hurlement silencieux, perdu dans le fracas de la bataille, était devenu sanglot. Désormais isolé en ce monde, aux curs des combats, il versait des larmes amères qui coulaient intarissables sur l'acier jusqu'à se mêler au sang. Atone, toujours incrédule et vidé de sa vie, il demeurait là, agenouillé et étreignant la dépouille. Le colosse d'Oc avait souvent affronté la mort, mais toujours il avait fait le même choix. Revenir. Par amour de la vie, par amour des siens, par orgueil ou obstination, il était revenu ou plutôt avait été renvoyé. Il ne gardait bien entendu aucun souvenir de ses passages dans l'antichambre divine, mais si tel avait été le cas, alors il aurait cherché la mort et aurait préféré en demeurer l'amant éternel que ce fût dans le paradis solaire ou l'enfer lunaire. Car sa vie sans elle ne valait rien... peut-être même se serait-il jeté immédiatement sur une pique, si cet imperceptible mouvement ne l'avait ébranlé au plus profond de son âme, si ce léger toussotement n'avait pas retenti.
Et ces quelques mots...
Elle reprenait vie, là, dans ses bras, et lui de même. Elle parla encore et il entendit sans s'en offusquer pour autant. Les propos tenus lui auraient arraché une prompte réaction révoltée en d'autres circonstances. Pourtant, un sourire pointa sur son visage. Un rictus soulagé, rasséréné. Elle était bel et bien de retour, fidèle à elle-même. Ainsi l'aimait-il. S'il espérait toujours un peu plus, s'il n'imaginait d'autres issues qu'une vie commune, il avait bien conscience que pas plus qu'il ne changerait, elle ne deviendrait autre. Cependant, elle s'oublierait à lui, lui concèderait un instant, le temps d'une étreinte, le temps d'une caresse, le temps d'un geste tendre ou le temps de paroles douces. Et ces moments le contentaient sans satisfaire pleinement son coeur vorace. La glace, le feu, leur choc incessant, parfois masqué, toujours présent cependant. C'était inscrit en eux depuis le début et cela survivrait longtemps sans doute, toujours peut-être. Aussi, il ne pouvait concevoir un mal plus profond dans ces paroles que ce conflit latent, il ne pouvait deviner ce sentiment de trahison.
Mais la culpabilité avait fait son chemin en son esprit et il se maudissait de n'avoir pu maîtriser l'assaut pour demeurer près d'elle et la protéger. Cela en avait ajouté à la douleur désormais évanouie et cela resterait gravé encore et encore. La notion de trahison échappait toutefois à cette sensation désagréable de n'avoir pu lui éviter ces blessures. Sous son ordre, il la reposa au sol et se releva. Alors, dans une succession de mouvements saccadés, il se débarrassa de ses gantelets, la contourna et s'affaissa à nouveau. Un de ses bras glissa sous le dos de la Prinzessin, le second sous les genoux. L'accent d'oc résonna enfin, assuré. Avec son retour, lui-même avait recouvré ses esprits et ceux-ci demeuraient taillés pour la guerre. Ici, il était chez lui plus que nulle part ailleurs. Ici, le doute qui pouvait l'habiter n'existait plus. Il savait. Il savait et il agissait avec pour seul guide et maître son instinct.
Cette étreinte-là ne sera pas désespérée. Accrochez-vous à mon cou de votre bras valide.
Il la souleva alors avec difficulté, la faute à cette armure. Il ne faiblirait pas néanmoins, la maintiendrait tant bien que mal et la porterait là où des soins pourraient lui être prodigués. Le chaos sonore faisait encore rage autour d'eux. Il s'estompa au fil de la progression laborieuse du Mendois, qui ne ménageait pas ses efforts et les déguisait derrière ce faciès aussi rassuré que grave. Ils s'éloignaient toujours vers le campement lorsqu'il brisa à nouveau le silence. Il avait besoin de lui dire, de se libérer du poids de plus en plus prégnant de sa faute.
Ce sang aurait dû être le mien. Ma vie n'est rien en comparaison de la vôtre, elle n'est rien sans la vôtre. J'ai tout fait pour vous rejoindre après l'assaut qui nous a séparés, mais je suis arrivé trop tard. Ce sang aurait dû être le mien...
Nul désespoir dans cet aveu, mais une franchise et une solennité peu coutumière. Le guerrier s'exprimait. Il n'usait pas de détours, il disait ce qui était. Aussi sûrement que la vérité n'affectait en rien sa moue résolue et intrépide, son regard tourné vers les premières pointes de toile qui se devinaient, il apparaissait évident que, le premier et le plus impitoyable, il ne se pardonnerait jamais de n'avoir pu se placer entre elle et les lames. Il ne prononça pas un mot de plus et continua d'avancer tel un forçat prêt à purger sa peine sans faillir, sans se laisser abattre, sans s'abandonner au désespoir. Car pour son âme de combattant, ce qui était fait, était fait et il ne pouvait exister de rédemption que par les actes. L'amoureux abattu était resté sur le champ de bataille, il ne subsistait de lui que cette tendresse dans les yeux qu'il baissait souvent sur elle. On ne le surnommait pas "Le Phénix" pour rien, des cendres de la tristesse ne subsistaient plus guère de traces.
Bientôt, des gens apparurent. Avant qu'ils ne fussent à eux, avant qu'ils ne prissent en charge la Prinzessin, l'Euphor s'arrêta. Les Siennes cherchèrent les Opales, un nouveau sourire naquit sur son visage et il déposa un baiser sur le front adoré. Instant fragile qui se dissipa en un regard aimant. Cette contemplation valait toutes les phrases qu'il aurait pu prononcer. Il allait repartir, il allait l'exaucer. Non par vengeance, non pour aller chercher Ella ou Luzerne, mais parce qu'il le devait, parce qu'il ne pourrait expier que par le sang et l'acier. Oh non, il ne comptait pas se sacrifier, simplement faire ce qu'il savait faire le mieux: se battre. Se battre pour elle.
[7 décembre 1460 Troyes / Armée « La Compagnie d'Artus »]
Les combats s'étaient prolongés, le Comte, délesté de son aimée, y avait participé sans éclat. Il avait frappé, reçu, mais pas plus qu'il n'était blessé, il n'avait l'impression d'avoir fait des victimes. Il avait retrouvé Luzerne et Ella au terme des affrontements, saines et sauves. Il en avait souri, tout comme il avait offert un visage attristé lorsqu'on lui apprit que le Roy était tombé. Cela ne revêtait pourtant aucune importance en son esprit tout entier tourné vers Troyes où avaient été transportés les blessés. Après une vaine poursuite de l'ennemi, l'armée reprit elle aussi le chemin de la cité champenoise. Dès son arrivée, le Coeur d'Oc rejoignit le refuge des convalescents et demanda à un des médicastres croisés de bien vouloir l'annoncer à la Prinzessin.
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- « La capacité de se remettre d'une blessure n'est pas fonction de sa profondeur, mais dépend de notre capacité à l'accepter. »
Anonyme
Le cri ne sortit pas. Il se réfugia là où il avait pris sa source. Petit à petit, le corps reprit le dessus, la mâchoire se détendit, l'air glissa à nouveau en lui, les yeux clignèrent, humides. Le hurlement silencieux, perdu dans le fracas de la bataille, était devenu sanglot. Désormais isolé en ce monde, aux curs des combats, il versait des larmes amères qui coulaient intarissables sur l'acier jusqu'à se mêler au sang. Atone, toujours incrédule et vidé de sa vie, il demeurait là, agenouillé et étreignant la dépouille. Le colosse d'Oc avait souvent affronté la mort, mais toujours il avait fait le même choix. Revenir. Par amour de la vie, par amour des siens, par orgueil ou obstination, il était revenu ou plutôt avait été renvoyé. Il ne gardait bien entendu aucun souvenir de ses passages dans l'antichambre divine, mais si tel avait été le cas, alors il aurait cherché la mort et aurait préféré en demeurer l'amant éternel que ce fût dans le paradis solaire ou l'enfer lunaire. Car sa vie sans elle ne valait rien... peut-être même se serait-il jeté immédiatement sur une pique, si cet imperceptible mouvement ne l'avait ébranlé au plus profond de son âme, si ce léger toussotement n'avait pas retenti.
Et ces quelques mots...
Elle reprenait vie, là, dans ses bras, et lui de même. Elle parla encore et il entendit sans s'en offusquer pour autant. Les propos tenus lui auraient arraché une prompte réaction révoltée en d'autres circonstances. Pourtant, un sourire pointa sur son visage. Un rictus soulagé, rasséréné. Elle était bel et bien de retour, fidèle à elle-même. Ainsi l'aimait-il. S'il espérait toujours un peu plus, s'il n'imaginait d'autres issues qu'une vie commune, il avait bien conscience que pas plus qu'il ne changerait, elle ne deviendrait autre. Cependant, elle s'oublierait à lui, lui concèderait un instant, le temps d'une étreinte, le temps d'une caresse, le temps d'un geste tendre ou le temps de paroles douces. Et ces moments le contentaient sans satisfaire pleinement son coeur vorace. La glace, le feu, leur choc incessant, parfois masqué, toujours présent cependant. C'était inscrit en eux depuis le début et cela survivrait longtemps sans doute, toujours peut-être. Aussi, il ne pouvait concevoir un mal plus profond dans ces paroles que ce conflit latent, il ne pouvait deviner ce sentiment de trahison.
Mais la culpabilité avait fait son chemin en son esprit et il se maudissait de n'avoir pu maîtriser l'assaut pour demeurer près d'elle et la protéger. Cela en avait ajouté à la douleur désormais évanouie et cela resterait gravé encore et encore. La notion de trahison échappait toutefois à cette sensation désagréable de n'avoir pu lui éviter ces blessures. Sous son ordre, il la reposa au sol et se releva. Alors, dans une succession de mouvements saccadés, il se débarrassa de ses gantelets, la contourna et s'affaissa à nouveau. Un de ses bras glissa sous le dos de la Prinzessin, le second sous les genoux. L'accent d'oc résonna enfin, assuré. Avec son retour, lui-même avait recouvré ses esprits et ceux-ci demeuraient taillés pour la guerre. Ici, il était chez lui plus que nulle part ailleurs. Ici, le doute qui pouvait l'habiter n'existait plus. Il savait. Il savait et il agissait avec pour seul guide et maître son instinct.
Cette étreinte-là ne sera pas désespérée. Accrochez-vous à mon cou de votre bras valide.
Il la souleva alors avec difficulté, la faute à cette armure. Il ne faiblirait pas néanmoins, la maintiendrait tant bien que mal et la porterait là où des soins pourraient lui être prodigués. Le chaos sonore faisait encore rage autour d'eux. Il s'estompa au fil de la progression laborieuse du Mendois, qui ne ménageait pas ses efforts et les déguisait derrière ce faciès aussi rassuré que grave. Ils s'éloignaient toujours vers le campement lorsqu'il brisa à nouveau le silence. Il avait besoin de lui dire, de se libérer du poids de plus en plus prégnant de sa faute.
Ce sang aurait dû être le mien. Ma vie n'est rien en comparaison de la vôtre, elle n'est rien sans la vôtre. J'ai tout fait pour vous rejoindre après l'assaut qui nous a séparés, mais je suis arrivé trop tard. Ce sang aurait dû être le mien...
Nul désespoir dans cet aveu, mais une franchise et une solennité peu coutumière. Le guerrier s'exprimait. Il n'usait pas de détours, il disait ce qui était. Aussi sûrement que la vérité n'affectait en rien sa moue résolue et intrépide, son regard tourné vers les premières pointes de toile qui se devinaient, il apparaissait évident que, le premier et le plus impitoyable, il ne se pardonnerait jamais de n'avoir pu se placer entre elle et les lames. Il ne prononça pas un mot de plus et continua d'avancer tel un forçat prêt à purger sa peine sans faillir, sans se laisser abattre, sans s'abandonner au désespoir. Car pour son âme de combattant, ce qui était fait, était fait et il ne pouvait exister de rédemption que par les actes. L'amoureux abattu était resté sur le champ de bataille, il ne subsistait de lui que cette tendresse dans les yeux qu'il baissait souvent sur elle. On ne le surnommait pas "Le Phénix" pour rien, des cendres de la tristesse ne subsistaient plus guère de traces.
Bientôt, des gens apparurent. Avant qu'ils ne fussent à eux, avant qu'ils ne prissent en charge la Prinzessin, l'Euphor s'arrêta. Les Siennes cherchèrent les Opales, un nouveau sourire naquit sur son visage et il déposa un baiser sur le front adoré. Instant fragile qui se dissipa en un regard aimant. Cette contemplation valait toutes les phrases qu'il aurait pu prononcer. Il allait repartir, il allait l'exaucer. Non par vengeance, non pour aller chercher Ella ou Luzerne, mais parce qu'il le devait, parce qu'il ne pourrait expier que par le sang et l'acier. Oh non, il ne comptait pas se sacrifier, simplement faire ce qu'il savait faire le mieux: se battre. Se battre pour elle.
[7 décembre 1460 Troyes / Armée « La Compagnie d'Artus »]
Les combats s'étaient prolongés, le Comte, délesté de son aimée, y avait participé sans éclat. Il avait frappé, reçu, mais pas plus qu'il n'était blessé, il n'avait l'impression d'avoir fait des victimes. Il avait retrouvé Luzerne et Ella au terme des affrontements, saines et sauves. Il en avait souri, tout comme il avait offert un visage attristé lorsqu'on lui apprit que le Roy était tombé. Cela ne revêtait pourtant aucune importance en son esprit tout entier tourné vers Troyes où avaient été transportés les blessés. Après une vaine poursuite de l'ennemi, l'armée reprit elle aussi le chemin de la cité champenoise. Dès son arrivée, le Coeur d'Oc rejoignit le refuge des convalescents et demanda à un des médicastres croisés de bien vouloir l'annoncer à la Prinzessin.
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