La_vieille_margaux
Au manoir, fin janvier 1461
La vieille nourrice s'activait dans la maison, Roxane installée à califourchon sur sa hanche. Margaux avait aidé Mergat à faire la lecture de la lettre que sa maman lui avait envoyée la veille, et elle avait décidé de prendre les choses en main en attendant le retour de madame, de façon à ce que les enfants soient bien mis à l'abri des maladies. En effet, Annaell, qui était partie deux semaines plus tôt rejoindre d'autres soldats, avait écrit à Mergat de bien prendre soin de ses frères et soeurs, car elle-même avait pris la maladie. La lettre n'en disait pas plus. Madame n'avait sans doute pas voulu alarmer davantage son fils aîné, qui déjà s'inquiétait de la savoir en mauvaise santé, mais cela avait suffit à la nourrice pour en déduire quelques précautions élémentaires. Monsieur de Kermeur étant lui aussi très occupé, Margaux avait pris la direction des opérations, se contentant d'un bref signe d'assentiment de la part de son maître quand elle lui avait exposé sa proposition.
Les plus jeunes servantes étaient nerveuses et désordonnées, inquiète à l'idée de voir rentrer madame malade et peut-être contagieuse, et il fallut toute la patience et la poigne des femmes de maison pour que les petites se remettent correctement à leur ouvrage. Tout le monde avait entendu parler au marché des maladies qui se répandaient actuellement dans le royaume de France, et l'on disait qu'elles avaient commencé à toucher la Bretagne... et madame qui était sur les routes ! Margaux secoua la tête pour elle-même. À quoi bon donner son avis sur la chose ? Annaell avait toujours été une fonçeuse, prête à réagir à la moindre occasion de servir le pays, de mettre une raclée à un brigand ou de se mettre un politique à dos. Au grand désespoir de la nourrice, ce caractère, bien qu'il se fût quelque peu atténué, ne s'était pas vraiment changé avec l'âge adulte.
Tout en écoutant le babillage de Roxane calée sur sa hanche et en changeant les draps d'un landau de sa main libre, Margaux se remémora Annaell toute petite, à l'époque où elle l'avait prise sous son toit, un automne grincheux lors duquel sa maman était tombée gravement malade et avait confié sa première-née à sa proche amie, feue la soeur de Margaux. Annaell Kerloc'h était alors fille de paysans, comme eux tous, née bâtarde d'une aventure entre Marie et un soldat français... Ho, oui, Margaux le savait ! Quant à savoir si le père Kerloc'h était au courant que la jolie Marie était enceinte lors de leurs noces, c'était une autre père de manches. Heureusement, si Marie possédait de banals cheveux châtains, Annaell était dotée d'une épaisse chevelure d'un noir de corbeau, tout comme le père Kerloc'h, qui n'avait peut-être finalement jamais soupçonné qu'Annaell n'était pas de lui. Les hommes ne connaissaient pas grand-chose aux cycles de la femme, et à deux ou trois mois près, probablement ne s'était-il pas étonné de voir un enfant naître assez rapidement après le mariage. Annaell avait porté le nom de l'époux de sa mère, et la petite aventure de la ronde et généreuse Marie n'avait jamais fait beaucoup de bruit.
Fatiguée par le remue-ménage ambiant, et sentant le bébé peser de plus en plus sur sa hanche, la vieille nourrice plia sa carcasse au creux d'un bon fauteuil, le dos bien calé pas trop loin de la cheminée. Elle prit Roxane dans son giron et la petite s'y lova sans rechigner, habituée à la présence de la vieille. La main ridée caressa le petit front orné de boucles noires. Ses yeux se portèrent avec nostalgie sur le petit landau de bois, puis elle vit, comme sous un jour nouveau auquel elle n'avait pas encore passé, les belles décorations de la chambre. Boiseries, tentures et tapisseries était de belle qualité; la cheminée était grande et ronflait d'un feu généreux, et Margaux savait que le tas de bois dehors aurait pu servir à construire une maison en plus d'alimenter les cheminées de tout le manoir. Ses yeux se baissèrent sur Roxane qui s'endormait, et elle se revit chez elle, dans sa vieille masure, la petite Annaell sur les genoux. Elle avait à peine quatre ans et s'agitait avec une moue toute froissée, cherchant à descendre des genoux de Margaux, réclamant sa maman avec forces plaintes. Elle avait passé plusieurs semaines chez Jeanne et Margaux, les deux soeurs vieilles filles, sans pouvoir retourner chez elle : Marie était tombée gravement malade et la petite avait été confiée à Jeanne. Leur pauvreté de l'époque ne leur permettait pas de faire venir un médecin, et il avait fallu attendre de longues semaines que Marie se remette. Elle qui, avant cela, avait toujours été dotée de rondeurs généreuses, elle s'était amaigrie et affaiblie. L'hiver avait été très difficile et le père Kerloc'h avait manqué de se tuer à la tâche pour pouvoir nourrir à la fois sa femme et sa fille.
Et puis, enfin, après des années de pauvreté dans le petit monde des paysans pêcheurs de Plougonvelen, sur les terres de la famille Kermeur, la Providence avait fait son apparition. Le frère de Marie était décédé brutalement, emporté par une fièvre, et le clerc de la paroisse voisine avait fait porter le testament à l'épouse Kerloc'h. Son frère lui léguait sa ferme, ses quatre champs et l'ensemble de ses animaux, puisqu'il n'avait eu aucun descendant et que sa propre épouse était morte deux ans auparavant. L'on avait pu alors racheter des vêtements chauds à tout le monde, refaire la cheminée, et Marie avait vendu l'ensemble des biens de son frère afin d'en tirer une somme qui, pour elle, était colossale. L'occasion ne se représentait pas deux fois dans une vie : le curé encouragea la mère à envoyer sa fille chez les nonnes pour apprendre à lire et à écrire, lui fit rencontrer un neveu marchand qui se rendait en Champagne, lui vanta les mérites d'un couvent lescurien, et Annaell fut envoyée en France, loin de la misère et des travaux des champs. Elle ne revit jamais ses parents, et les quelques lettres qui parvinrent aux époux Kerloc'h ne purent recevoir de réponse, puisque personne ne savait lire au village à part le vieux curé qui avait rendu l'âme l'hiver passé.
Et, une dizaine d'années plus tard, l'on avait vu revenir une jeune femme fière et blessée, tenant fermement en son poing une lettre du Duc d'Ouessant l'autorisant à revenir de France reprendre possession de la ferme familiale, et qui se présenta comme Annaell ap Kerloc'h. Elle cherchait à rencontrer le seigneur de Plougonvelen, qui était maître des terres sur lesquelles vivait auparavant sa famille. Personne n'avait été témoin de la rencontre entre Annaell et le seigneur, Trilo de Kermeur, mais ceux qui avaient indiqué à la jeune femme le chemin du manoir, non loin de là, l'avait vue revenir sur le cheval du vicomte, et par-dessus le marché, il la tenait entre ses bras ! Ho, que cela avait jasé ! Mais l'on avait su par la suite que la fille Kerloc'h revenue de France avait été gravement blessée par une armée, et que le fait que le seigneur la tienne dans ses bras n'avait pas eu grand-chose à voir avec une quelconque histoire de fesse. Et cependant... au fil des semaines, tandis qu'on voyait souvent la jeune femme marcher sur la lande et sur les sentiers des bois à la recherche de ses souvenirs, l'on avait vu le vicomte redevenir d'une humeur moins désagréable. Et personne ne s'était vraiment étonné de le voir accorder l'hospitalité à la fille Kerloc'h, sous prétexte que la ferme de ses parents se trouvait à l'abandon et inhabitable, et que sa blessure nécessitait des soins.
Deux ans avaient passé... peut-être trois ? Et Margaux tenait dans ses bras la fille d'Annaell et du vicomte, qui s'étaient finalement pris en épousailles et ne savaient cacher l'affection et la tendresse qu'ils avaient l'un pour l'autre. Annaell avait adopté Mergat comme son propre fils, bien qu'il fût né de feue la première épouse de Trilo, puis avait donné trois enfants à son mari. Trois beaux petits Kermeur, qui à présent égayaient le manoir de leurs cris, de leurs pleurs et de leurs rires, et avaient nécessité l'embauche de quelques gens supplémentaires. Et Annaell avait retrouvé Margaux par hasard, en la rencontrant au marché, se souvenant d'elle comme la gentille soeur de Jeanne que sa mère aimait bien.
La petite paysanne était revenue de France à la fois blessée et triomphante, éduquée, lettrée mais aussi encore plus imprévisible qu'auparavant. Comme la mer, on la voyait le plus souvent calme et douce, agitée seulement de quelques mouvements comme ceux d'un sommeil léger, et soudain elle tempêtait, furieuse et outrée, et ses joues rougissaient d'une colère bien trop prompte. Six années de couvent n'avaient pas su adoucir ces explosions de caractère, et Margaux soupçonnait qu'elles avaient plutôt contribué à lui donner un peu trop envie de s'exprimer, une fois sa liberté retrouvée au sortir du couvent. Mais comme le vicomte, bien que son caractère fût loin d'être celui d'un agneau, elle trouvait en sa compagnie une douceur et une tendresse qui sans doute n'avaient jamais été exprimées par elle. Margaux sourit en son for intérieur. Parfois l'on voyait l'un ou l'autre des époux tendre la main pour entrelacer ses doigts à ceux de l'autre, et les regards qu'ils s'adressaient en temps de paix ne cachait aucunement leur affection mutuelle. Mais quand l'un se mettait en colère, l'autre ne tardait pas à faire de même, et le manoir bénéficiait alors d'une ambiance électrique. Mais heureusement, Annaell semblait s'être attendrie depuis la naissance de ses enfants, et les coups de colère se faisaient fort rare ces derniers temps.
Elle était partie à dix ans de de Plougonvelen sans la moindre richesse, fille de paysans et descendante d'une famille de serfs, et elle était revenue lettrée, petite bourgeoise tisserande, une épée et un bouclier dans sa carriole, et une petite fille à son côté, adoptée en Champagne. Et là voilà à présent mère de famille, vicomtesse par mariage, et disposant d'une fortune dont sans doute elle n'aurait jamais pu rêver plus jeune. Et par-dessus tout, Annaell avait trouvé l'amour en la personne de Trilo de Kermeur, un marin breton de renom que l'on savait être aussi compétent que caractériel.
Un soupir envieux s'échappa des lèvres de la vieille Margaux... Ha, mais pourquoi était-elle donc vieille fille, elle ? Elle n'avait plus l'âge d'être courtisée, hélas... Et tandis que Roxane s'endormait paisiblement au creux de son giron, la vieille nourrice se laissa emporter par le doux souvenir de ce brave Paol Kermadec, avec qui elle avait eu quelques aventures de jeunesse...
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"Je suis vieille, mais j'ai encore la main leste et le sermon facile !"