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[RP] Acte 3 - flash-back

Labda
Août 1458 – Bourges, duché du Berry


    A n’en point douter tu es grosse, ma sœur.

    ...

    Labda ?
    Je ne veux pas de cet enfant. En es-tu sûre ? Certaine ? Y mettrais-tu ta main au feu ? A couper ? Hein Arn, dis-moi, serais-tu prête à subir d’horribles tortures .. ?
    Sûre, certaine. Oui, oui. Non, vraiment pas, mais je t’assure, tu attends bien un enfant.
    Miséricorde.

    A l'époque, la saltimbanque n’était pas encore malade, juste un brin caustique et alcoolique. Pas encore trop d’exubérances, n'a pas sonné l'heure du maquille à outrance.

    Miséricorde.
    Que vas-tu faire ?
    Que fais-je faire ?
    Oui ?
    Il me faut le faire enlever, je ne veux pas de lui !
    Qu'est-ce que tu peux être sotte, garde l’enfant, sûrement auras-tu une belle petite fille. Je pourrai te la garder.
    Pour que tu en fasses une putain ? Pas question.
    Puterelle !
    Ventre-Dieu. Coureuse de remparts.

    ...

    Garde-le.

    Bon.
    Soit, faisons comme ça.

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Labda
Octobre 1458 – Bourgogne


    Ecoute-moi bien Lubin, si tu ne veux plus jouer avec moi, tant pis, vas t’en ! De nous deux, c’est moi la comédienne, moi ! Moi la meilleure ! Vas t’en !

    Et il s’en était allé, évitant de justesse les accessoires venus s’écraser avec hargne sur le mur innocent. La porte avait été claquée, et elle fit, en un fracas assourdissant, trembler le tripot si calme en cette fin d’après-midi humide. Poussière et calme retombèrent à l’unisson sur la chambrette. Labda, les joues cramoisies et le souffle haletant, était entrée dans une colère monstre ; comment avait-il osé ? Elle s’était affalée sur le lit, laissant ses mains se balancer le long de son corps meurtri. Ses cheveux, eux, s’étaient farouchement entremêlés jusqu’à ressembler à un animal recroquevillé aux poils hirsutes. Sa grossesse imprévue l’épuisait et avait réduit à néant le peu de patiente qu’elle avait eu jusque là ; de sa gorge juvénile sortait régulièrement de sordides immondices, qu’elle crachait deci delà. Elle avait précipitamment quitté son Berry et sa sœur, ne laissant derrière elle que de brefs au revoirs et du venin sur le chemin. Cela avait été, elle s‘en rendait compte, une irréversible et douloureuse rupture dans la vie qu’elle avait menée jusqu’alors, coupant court au train-train quotidien auquel elle s’était rattachée pendant toutes ces années. Comme si, comme si elle savait pertinemment qu’elle en reviendrait changée. Mais n’était-ce pas ça, l’enfantement ? Son jeune âge seul ne pouvait pas excuser sa bêtise, son entêtement. C’était de la rancune que Labda couvait en elle.

    C’est ça, vas t’en et ne reviens pas.

    L’automne avait succédé à l’été d’une facilité terrifiante, glissant comme une feuille le long du ruisseau, longeant le cours du temps. L’appréhension de la future mère, elle, était passée à l’inquiétude folle, fermement enracinée, cadeau empoisonné. Que faire de cet enfant sans père une fois né ? Comment nourrir cette bouche fortuite alors qu’elle-même mangeait tout juste à sa faim ? Les mois et leurs lots d’interrogations passaient plus vite qu’elle ne l’aurait souhaité, et son ventre lui s’arrondissait au fil du temps, ne perdant, semblait-il, pas une seule seconde à rêvasser. Ses cheveux s’étaient cassés, sa peau s’était flétrie et son dos était devenu douloureux. Elle craignait de ne jamais retrouver sa vivacité d’antan, celle qu’elle avait encore il y a quelques mois à peine, sa silhouette fine et son appétit. Elle s’en voulait d’avoir écouté si naïvement la catin. Elle s’en voulait de ne pas avoir chassé l’enfant qui grandissait en elle et qui, innocemment, s’était lové au plus profond de ses entrailles. Labda s’en voulait d'avoir fait ce qu’elle appelait alors un mauvais choix.

    Je n’ai pas besoin de toi, je n’ai besoin de personne.

    Heureusement, jouer lui était encore supportable, et, camouflant à l’aide d’habiles superpositions son ventre rond, elle prenait encore plaisir à s'abandonner. Elle venait même à en oublier, parfois, la petite âme lune qui dansait avec elle. Venue s’égarer en Bourgogne, la mère ne mit pas de mots sur ce qu'elle avait cherché à fuir. Seulement s’avoua-t-elle un soir que cet automne bariolé était sûrement le dernier qu‘elle passait enfant.

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Labda
Novembre 1458 Bourgogne


    Il lui arrivait de songer à ses proches peu nombreux. Il y avait sa jeune sœur, bien entendu, la seule, la précieuse, pour qui elle aurait tout fait, tenté l’impossible comme l’exiler des chemins ardents d’une réalité. Ainsi Arn ne voguait pas, Arn ne connaissait pas. Arn catin, point. Peut-être était-ce là le résultat d’une jalousie excessive, d’un délire maternelle d’une sœur immature. Il y avait Lubin. Sûrement était-il son seul ami, quoi que la situation écorchait ce mot si doux. Lubin était plus âgé que Labda, plus expérimenté. Labda aurait aimé qu’il s’empare de l’âme lune et qu’il l’abandonne en chemin, mais il n’avait pas voulu et était parti pour ne pas revenir. Il y avait aussi ce cousin aux traits devenus flous et à la voix brouillonne que les années avaient éloigné ; seul son nom, en vérité, avait échappé au précipice de l’oubli. Il y avait les inconnus et l‘auditoire, les amants et les enfants. Le vent, le vent et les absents. Les bras ballants, absence.

    Enfant mère s’était terrée dans le silence. Recroquevillée en cette terre qui n’était pas sienne, Labda atermoyait, entourée de nuages de buée. Peu importait le jour, peu importait la nuit, son corps et son sein étaient aussi glacials que ceux d’un mort. Son sang, lui, frappait violemment à ses tempes humides, comme si, abandonnant le reste de la carcasse, son unique dessein avait été celui d’éclater la face convulsée. Et que faire, que faire de la poupée désarticulée ? La salive coagulait aux commissures de ses lèvres. Quel sort pour la saltimbanque exsangue ? L’espace réduit qu’elle ne quittait plus dégageait une drôle odeur, douceâtre et écoeurante à la fois. Madame était comme ça depuis qu‘elle l’avait senti bouger. Et elle avait vu, senti son ventre se déformer sous les rappelles d’une vie enfuie, se cabosser sous les cris inassouvis. Comme si sa défaillance avait été nécessaire au bon fonctionnement de l’enfant, au départ d’un bouillonnement intra-utérin.

    Il neigeait dehors et Labda n’avait jamais autant craint le monde. Il y avait la peur de l’extérieur et, plus imprévue, plus incertaine encore, la peur de soi. Labda s’échappait et glissait le long d'une paroi moite, s'engouffrait au tréfonds d‘un précipice inquiétant : il y avait ce désintéressement soudain, cette mollesse inhabituelle, cette perte d’énergie, cette cruelle indifférence. Ces sombres absences. Était-ce donc ça, les rognures d’une grossesse imprévue ? C’était, en tout cas, pire que prévu ; Labda ne savait même plus si elle devait aimer ou haïr la petite âme lune.

    Elle se demandait parfois si elle n’allait pas l’appeler Rancune.

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Labda
Février 1459 – tréfonds d'un esprit instable


La neige tombe dehors, et les flocons fragiles s’écrasent. Certains dansent avec prudence, d’autres chutent avec véhémence, et le vent lui frappe, frappe les touffes laiteuses qui chavirent à sa guise, avant que toutes finalement ne se posent et s’entremêlent en un parfait tapis blanc. La poudre tombe sur fond de noir, et il fait cette nuit-là, véritablement froid ; le ciel lui ressemble à un infini rideau opalin, et la couche au sol au fil du temps s'épaissit. Le froid est viscéral et empourpre ses proies. Les rues sont lavées de leurs impuretés, le vice dirait-on a disparu. Et le vent frappe, frappe, quelques volets claquent. Où est passée la lune ? Où sont passés les cris des enfants, les vociférations des soldats et les jérémiades des putains ? D’où vient ce silence cristallin ? C’est comme si tout s’était figé en un instant, plus aucun souffle, et Labda tremble de froid.

Le temps s’est aussi arrêté dans la chambre muette où elle a trouvé refuge. Et tout, d’un coup, a cessé d’agir, de respirer et les murs ont commencé à se fissurer et le sol à craqueler en un balancement inquiétant. Les yeux interdits ont suivis la cadence, tandis que les crevasses se sont misent à serpenter en un sifflement menaçant, les nuances ont varié, les choses se sont mises à danser. Où est donc passée la réalité telle qu'elle la connait ? L’espace d‘un instant la chambre, en vérité, a emprisonné toutes les extravagances possibles ; des fleuves s'y sont écoulés, des orages y ont éclatés, des ondées s'y sont effondrées, sûrement s'y sont battus des bêtes immondes. L’enclos est devenu chaotique et les évènements ont pris un tournent imprévisible : Labda s’est éveillée, sortant la tête à temps d‘un délire étouffant, mais l’enfant a pris conscience de son malaise ; ça a majoré l’angoisse haletante, l’endroit a retrouvé son calme, mais de ses yeux elle le jurerait, elle a tout vu.

Le front est moite et la chevelure s’indigne, enfoncée contre l’énorme polochon. A peine les lèvres s’entrouvrent pour susurrer quelque prière sévère. Que lui arrive-t-il ? Que cesse ces rêves aussi horribles que palpables ! L’enfant s’accroche à l’édredon, ses griffes s’y plantent. Où a filé l'espoir ? Le regard hagard aussitôt distrait par quelques fards mignons à côté du lit, les mains frêles s’en saisissent. L’idée est troublante, tentante ; les doigts glissent et froissent les onguents, et les pommades s’étalent sur le visage fragile. Du blanc pour des pommettes nacrées, on tente de rendre les lèvres vermeilles, une poudre sombre autour des yeux exorbités. Labda pense peut-être ainsi retrouver une quelconque pureté opaline. Ou ne pense plus. Mais le mélange est scandaleux, et la face infâme. Celle-ci d’ailleurs se déforme sous la douleur : c’est la naissance d’un monstre, et des cris nouveaux au loin brisent le silence pesant.
    Lindor et Alban sont nés le même jour, à peu près en même temps.

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Alban.




Chaleur, confort, sécurité. Des concepts qu'il ne connaissait pas encore, mais chose certaine : il était bien; blotti dans le ventre de sa mère.

Je m'étire. Je tourne et je me retourne. Tout pour lui rappeler que je suis là et que je m'en viens.

Des fois, il a comme l'impression qu'elle l'oublie, c'est alors qu'il s'étire sournoisement pour lui rappeler sa présence. Tentant d'entendre de nouveau le son de sa voix. Voilà longtemps qu'il ne l'a pas entendu. Il l'aime bien pourtant. Et au fond de lui-même, il sens qu'elle l'aime, malgré tout.

Un coup ça veut dire coucou. Deux coups, je veux une caresse. Pas de coup, je me repose. Et quand c'est au tour de maman de se reposer, je m'étire, je me tourne et me retourne.

C'est à se demander pourquoi on aurait envie de sortir de là. À l'abris de tout, du froid, de la neige, mais bientôt neuf moi et un peu à l'étroit, ce qui devait arriver arriva.

Le froid, les cris.

Elle cri, je cri.

La petite chose toute fripée se tortille et elle cri. Elle a faim? Elle a froid? Où est-elle? Quelle idée de coordonner son arrivée en ce bas monde avec la saison froide. C'est à se demander s'il était vraiment si à l'étroit que ça...

Elle est là, il le sait. Elle est là, il le sens. Il criera jusqu'à ce qu'elle le prenne et un peu plus longtemps encore, c'est qu'il est tout seul soudainement, dans ce monde inconnu et anormalement trop froid, mais elle est là pour le rassurer pas vrai?

À la première occasion, il agrippe le doigt de sa mère et il serre. Fort. C'est un homme quand même! L'instant d'une seconde, il ouvre ses petits yeux et la regarde avant de les refermer tout aussi rapidement, blottit contre sa maman, tremblant de froid, il se sent bien. Comment en faire autrement?
Labda
    L’enfant mère estima qu’il était mieux, pour son bien comme pour celui de l’enfant, de ne pas trop l’aimer. Peut-être par paresse, peut-être par crainte. C’était une règle bien stricte qu’elle s’imposa, mais tout engagement entraîne sacrifices : elle, renonça à l’affection d’un souffle chaud, les caresses d’une main soyeuse, les pulsations d’un cœur frêle. Elle n'aurait pu dire pourquoi, muette depuis des mois, mais c'était à son fils tout entier qu'elle aurait voulu renoncer. Nourrisson chagrin. Les semaines lentement se succédèrent dans les restes d'un hiver brut.

    Mais comment ignorer ce pourquoi elle s’était exilée ? Comment refouler le prétexte d’une fuite ? Petit Alban, petit Alban, je t’en prie, ne deviens jamais grand. Peu à peu les gestes se dénouèrent, madame s’était donc surprise à aimer à contre cœur : petite âme lune était devenue sienne, sa chose, son due. Comme une promesse de compagnie éternelle, un espoir de solides caresses. L'aspiration d'une guérison. Peut-être même était-il devenu à ses yeux, plus précieux que sa propre vie. Les larmes étaient ternies.
Avril de la même année - Berry


    Mon petit, mon tout petit

    Le printemps se faisait attendre, traînant, désireux de se faire désirer sûrement. Dans la petite chambre aux couleurs agréables et au mobilier avenant, Lindor ne parlait plus, elle susurrait à peine. D’un geste ample, elle se saisit de l’enfant dévêtu qui trônait sur le lit et le serra contre elle, debout sur ses pieds nus. Le garçonnet rechigna un peu, tout juste sorti d’un songe fabuleux, et son visage rose fut pressé contre les étoffes âpres de sa mère. Les mirettes s’agrandirent avec peine alors que les doigts maternelles glissèrent sur son visage, mais Lindor ne prêta pas attention aux reproches muets que lui lancèrent les paupières entrouvertes, et répéta sa caresse maladroite. Au loin, les cris et le fracas charnel d'un bordel en plein essor. Sûrement avait-elle trouvé refuge auprès d'Arn, la soeur.

    Pleure si tu en éprouves le besoin

    Car Maman, elle, ne pleure pas. Non, oh non, car Maman subit les bras ballants les tourments d’une maladie naissante, les tortures d‘une névrose lancinante : Labda se noyait dans son ataraxie illusoire et ne pensait plus à ses maux ; elle dégagea son sein pour l’unique. Qu’il tète ! Il téta.

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Alban.
De découvertes en découvertes et de jours en jours, voilà que le petit Alban grandit et s'épanouit. Apprenant à se tenir tranquille. Car avec l'ambiance dans laquelle il vivait, c'était presque gênant de pousser trop de cris. Tout était si, calme. Il n'échangeait même pas un gazouillis avec sa mère muette. Et pourtant, tout était normal pour cet enfant qui ne connaissait rien d'autre que l'amour silencieux et distant de sa mère qu'il aimait tant.

À trois mois, il ne pleure presque plus! Sauf quand il a faim. Soif ou sommeil. Ou froid. Ou pour tout autre raison qui semble bien, bien, bien difficile à identifier par sa mère. C'est pas si compliqué pourtant!

Parce que visiblement, il n'y a pas que le petit qui ait mille et une choses à découvrir, sa mère aussi. Et elle vient tout juste de comprendre qu'il n'aime pas avoir froid! Après trois mois, quand même, c'est pas trop tôt...

Et maintenant qu'il n'a plus très froid, notre petit Alban ressent le besoin de séduire. Si, si! Séduire sa belle maman afin qu'elle ne l'oublie pas! Car après tout, il dépendait encore tellement d'elle et il fallait bien se rendre absolument irrésistible pour qu'elle ne l'oublia pas! Lui qui avait été séduit par sa mère avant même d'être né! Pourtant, sa maman, l'aimait, il le savait. Et bien que l'amour cet amour soit un tant soit peu distant, il se doute bien que ces petits yeux gris-bleu chamboulent son coeur chaque fois qu'il l'observe avec attention. Tendant sa main vers son nez ou même ses yeux, tirer sur ses cheveux aussi c'est plutôt amusant!

Mais son arme secrète, il la garde pour un jour bien, bien, bien spécial. Et lorsque ce jour se présenta enfin, il oublia complètement! Trop stupéfait! Bon, il faut dire que sa mère avait choisi de lui faire part de son affection alors que lui se reposait paisiblement de son épuisante vie de nourrisson. Et tout de même, pour oser réveiller un nourrisson, il fallait que ce dit nourrisson ne soit pas si dérangeant que ça non? Sinon on le laisserait dormir trop heureux d'un moment de répit! Quelques caresses sur son visage, de grand yeux l'observant, il en oublie son arme fatale!

Et puis on lui change les idées et il boit, bien tout contre sa maman. Et quand il a finit, il la regarde et lui sourit. Un petit sourire édenté, mais premier sourire néanmoins. Le petit homme espérait ainsi gagner le coeur de sa mère et se mériter un baiser peut-être! Qui sait?
Labda
Mai, fin du premier acte

    Lindor berçait hier encore son rejeton avec tendresse. Les peaux à peine réchauffer par le printemps frissonnaient à l’unisson. C’était une belle danse que celle d’une mère et d’un enfant tout juste plus épais qu’un chat. Un pelage, si fin était-il encore, avait commencé à pousser sur le sommet du crâne fragile, tandis que les deux grandes mirettes de l’enfant avaient conservé la même couleur depuis la première fois qu’ils s'étaient ouverts, pour poser, avec maladresse, un regard bleuâtre sur ce qui les entouraient. Avaient-ils été séduits par ce qu'ils avaient découverts alors ? Sur le lit reposaient quelques bagages de fortune remplis et fermés à la va-vite ; on devinait l’empressement de la mère à ses affaires, pas à la danse qu’elle exécutait lentement. La joue rosée de l’enfant reposait sur l’épaule frêle de Lindor qui tournoyait, tournoyait les yeux clos. Sûrement songeait-elle au sourire d'Alban. Déjà elle regrettait l’étreinte de son fils : oh comme elle aurait aimé ne pas avoir à le quitter ! Mais là-bas on ne voulait plus d’elle, dans ce suave bordel, on la craignait et on cherchait à la chasser définitivement. On lui disaient qu’elle était terrifiante, que régulièrement ils l’entendaient blasphémer, toute seule, qu’elle poussait, parfois, des cris qu’on aurait dit provenir d’animaux agonisants ! Labda n’y prêtait pas attention, et elle répondait toujours par un bref haussement d’épaule ; ces racontars, ces mensonges elle les mettait sur le compte de la jalousie, parce que son fils, oui, était bien le plus beau. Peu importait les crachas au visage et les insultes, mais ils en étaient finalement venus aux mains, blessant la pauvre névrosée. Sa jeune sœur avait eu beau prendre sa défense, Lindor devait plier bagage et s’en aller sans tarder. Sentence irrévocable à l’égard d’une toute jeune mère. Mais elle en était convaincue, c’était mieux pour son fils et elle. Ainsi, elle avait décidé d’abandonner Alban. Après tout, les menaces ne le concernaient pas.

Citation:
    Ma chère sœur,

Je m'en vais, mais ce n'est pas important, je te ferai livrer des vivres et des nouvelles de temps en temps
Nourris le juste assez pour assurer sa survie, fais-le rire juste assez pour qu’il ne se noie pas dans son chagrin
Je t’en supplie, prends soin de mon fils, je ne t’en demande pas plus
Prends soin de lui comme je l’ai fait avec toi, rappelle-toi
Mais surtout, ne lui parle pas de sa mauvaise mère.

Avec toute ma tendresse,

    Sûrement avait-elle estimé qu’il serait plus en sécurité là-bas, sans elle. Ou peut-être, encore une fois, avait-elle eu peur de ces contraintes liées à l’enfantement. Nul ne savait quand elle comptait le récupérer, dans la mesure où elle comptait retrouver un jour son enfant. Quand Arn trouva cette lettre, sa soeur était déjà loin. Probablement avait-elle déjà quitté la capitale pour se perdre dans la campagne environnante, pour des lieux plus avenants. Qui sait alors ce qui allait arriver à la mère sans l'enfant ?

    Ses comptines résonnaient encore dans la chambre où elle s'était cloîtrée avec Alban depuis l'hiver. Quant à Arn, contrairement aux recommandations de Lindor, parlait régulièrement de sa soeur à l'enfant. Avec beaucoup d’amour et de patience, elle lui raconta leur enfance et leurs différences. Elle tâchait, le plus souvent possible, de s'en occuper elle-même, et bien qu'elle n'avait pas quinze ans, elle se révéla être une nourrice merveilleuse. Les autres catins du bordel se relayaient pour faire taire le garçon chagrin, vouant un attachement aussi fort qu'avait été la haine réservée à Labda. Ainsi, Alban devint le nourrisson du tout un tripot, l'orphelin, l'orphelin chéri d'un établissement misérable.

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Labda
Septembre


    Labda était finalement revenue, pas qu’un départ nécessite forcément de retour, mais ce voyage-ci n’avait été qu’une habile mascarade. En vérité, on avait su dès qu’elle avait tourné le dos au tripot qu’elle y remettrait les pieds un jour ou l’autre. L’unique interrogation restait le temps qu’elle mettrait à y refaire surface. Bien qu’on évitait, par superstition, d’évoquer son sujet, les plus coriaces parièrent sur une absence de quelques semaines tout au plus. Les quelques semaines étant passées sans qu’on ne se retrouve nez à nez avec la face carnavalesque, on avait préféré éviter d’en reparler et, finalement, fait mine d’oublier cette histoire. Mais comment effacer totalement des mémoires la mère d’Alban ? C’était le marmot qui joyeusement rythmait les journées des catins ! Il était, et ce bien malgré lui, le réconfort de ces filles perdues, telle une once d’espoir au creux de la nuit noire. Seule Arn susurrait encore des contes à l’oreille du garçonnet où sa mère occupait une place primordiale. Elle était même, généralement, le personnage principal ; ainsi avait-elle été une princesse éperdue d’amour pour son écuyer, un dragon féroce terrassant ses vils pourfendeurs, une paysanne pas si sotte. A travers ces histoires, la mère prenait tous les visages possibles et imaginables, si ce n’était celui du masque qu’elle s’était attribuée depuis l’hiver. Alban était le fils d'une chimère.

    Lindor avait commencé à boire. Elle sifflait avec apathie une bouteille par jour, si ce n’était plus, comme lors de ses soirées d’allégresse où elle se plaisait à s’enivrer avec déraison et à se montrer en spectacle. Elle vaquait deci delà, changeant de fréquentations d’une semaine à l’autre. Elle vivait de vols et de sordides affaires qu’elle exécutait machinalement. Sa situation chancelante ne semblait pas l’effrayer ; sûrement était-elle trop ivre pour en prendre conscience et tenter de regagner terre. Il fallut cependant lui reconnaître une habilité certaine à échapper aux sanctions et aux autres réprimandes, qu’elle dissimulait derrière sa nonchalance désintéressée. Etait-elle d'ailleurs réellement perdue ? Ne feignait-elle pas sa cécité ? A croire qu’elle était bien la seule à connaître une autre vérité, sa vérité, au milieu de tous ces oiseaux de nuit.

    Elle était de retour après cinq mois d’errance. Sa névrose s’était accentuée et elle était désormais la proie de voix tonitruantes qui la tiraillaient régulièrement, tandis qu’elle commit l’erreur de se perdre un peu plus chaque jour dans un délire paranoïaque. Mais le plus dur assurément était bien le revers de la médaille déjà si peu glorieuse, quand elle se rendait compte dans quelle folie elle s'empêtrait. Cela lui donnait la sensation de s’échapper d’un sommeil interminable, de s’extirper d’un songe tenace. De victoire ! Mais l'illusoire victoire était de courte durée, car elle plongeait aussitôt dans un tel état d’abattement qui lui fallait avaler quelques lampées d’alcool salvatrices dans le triste espoir de sombrer à nouveau. Son quotidien avait pris la forme détestable d'un serpent qui se mord la queue, piégé. Jusqu'à ce qu'un simple mot lancé lui fit perdre la tête et la convainquit qu'on en voulait à Alban.

    Papillonnant ainsi entre l’acerbe ivresse et ces moments de démence, elle tua son fils. Elle l’avait récupéré au bordel sans crier garde et l’enlèvement dura un instant. Les filles l’injurièrent et sa sœur la pria de rester, mais Lindor ne pipa mot et partit avec l’enfant sous le bras. C’était la dernière fois, au Poney Fringant, qu’on vit Alban. Lindor le noya à l’orée d’un bois. Les petites mains enfantines gesticulaient à la surface, dépassant tout juste de l’eau, cherchant à se raccrocher avec peine à la mère meurtrière. Mais Labda perdait pied, et l’hystérique pensait seulement sauver son enfant de griffes monstrueuses et chimériques, sans se rendre compte, qu’en vérité, elle causa sa perte. Quand les doigts cessèrent leurs mouvements, Lindor ramena le corps blême à sa poitrine. Elle était alors sereine, elle l’avait sauvé, il allait téter et ils resteraient ensemble, à jamais. Elle mit un moment à comprendre, un autre à saisir l’ampleur de son geste : non, plus jamais il ne respirerait ni ne grandirait. Ô comme elle allait s’en vouloir par la suite ! Quelle douleur insatiable que celle d’avoir assassiné sa si précieuse âme lune ! Comme ses remords la rongeraient quand elle se souviendrait entre deux rechutes de son acte monstrueux. Mais comment admettre quand on ignore le mal qui nous ébranle, que nous ne sommes pas responsables mais, simplement, malades ? Jamais elle n'oubliera le seul qu'elle se permit d'aimer, au point de le revoir, souvent, au creux de ses délires, accompagné d'un goupil bienfaiteur ; son pardon est la seule chose désormais qu'elle recherche inlassablement, tandis que le cadavre de l'enfant, son secret, repose toujours dans la forêt berrichonne.



Et l'histoire sembla prendre fin ce mois de septembre 1459.
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