Adess
Les amis sont là comme un rempart solide et infaillible contre les démons de la vie.
-Sir William Sidney Smith
Assis sur la muraille, Adess observait le temps s'écouler, insensiblement, comme s'il avait décidé de ralentir sa course, depuis quelques temps effrénée ; comme s'il se délectait de la souffrance du brun.
Le temps est un poison... Soyez heureux et il s'écoulera si vite que vous n'aurez point l'aubaine de saisir l'instant ; soyez alangui, abattu par un amour perdu et il se montrera sans plus de pitié. Il s'étirera perfidement en un fuligineux brouillard, vous empêchant de contempler les feuilles mordorées de la fin de l'automne ; ne vous laissant qu'un amer goût de cendre en bouche lorsque vous buvez, cherchant l'ivresse ; vous interdisant même de trouver le repos alors que vous êtes accablé.
Le temps est l'ennemi de l'amour et de la haine, de la joie et de la peine, le temps est une matérialité néfaste, impitoyable et inéluctable. Le temps est un poison...
Tristes joyeusetés ainsi songées, ressassées, appréciées et détestées, les pensées se bousculaient dans la tête du jeune homme. Il savait néanmoins qu'il ne faisait jamais bon se perdre ainsi dans de telles méditations car l'esprit a vite fait de s'égarer dans de pernicieuses sinuosités, de meurtrières circonvolutions. Il s'arrêta donc de penser, un instant durant, et contempla le paysage, l'air éreinté. Ses traits étaient tirés, ses joues, creusées par le soucis et la faim. Son corps, affaibli, était pris de légers tremblements inhérents à la froidure presqu'hivernale.
Une panne de brume nimbait les alentours, ornant la cime des arbres bordant l'Oudon, plongeant le décor dans une écrasante atmosphère. Il n'y avait nul bruit. Nul oiseau chantant d'envoutantes mélodies, nul bruissement de feuilles et nul signe d'agitation en son village. Il était tôt... Et c'était Craon. Craon qui fût, l'espace de quelques jours, animée par une feste, par un défilé de Grandes Gens, par son amour partagé avec la Belle, était maintenant d'un calme funeste, sépulcral.
Adess poussa un soupir, long et douloureux. Qu'il était las ! Au moins, lorsqu'il était pris par ses obligations de maire, il pouvait oublier ; au moins, lorsqu'il discutait avec Catterine, il pouvait faire semblant... Ici, sur les remparts, il était seul face à lui-même, face à son ennui, à la langueur qui le tiraillait jour et nuit.
Adess
Le jeune homme fixait toujours la nappe de brouillard qui s'étendait devant lui, recouvrant le paysage d'un blanc et lourd manteau. Parfois, certaines formes, fugaces et éthérées lui apparaissaient. Ici, un jeune visage. Là, une main douce et délicate...
Il secoua vivement la tête. Qu'il puisse se laisser tromper ainsi par son esprit, qu'il puisse accepter de se faire du mal, de subir telle torture, cela le rendait fou. Il s'en voulait d'être si faible, si sot. Elle n'était plus là, il fallait qu'il s'y fasse... Y penser n'y changerait rien, cela ne faisait que raviver l'élancement qu'il ressentait en son cur.
Accoudé au parapet, Adess soupira longuement. La lassitude était sa compagne depuis de trop nombreuses journées, de trop nombreuses nuitées... Il était même las d'être las.
Soudain, il entendit des bruits de pas. Des bottes. Un garde ? Qu'importe. Il resta ainsi, pensif, les épaules voûtées, comme accablées d'un fardeau immatériel.
M'sire l'maire ? Y'a une dam'selle qui vous d'mande... Une brune, ben attrayante...
Ledit maire avait oublié que Catterine avait promis de passer le voir. Trois jours de patrouille l'attendaient encore et la brune, soucieuse de l'état du brun, avait décidé de venir lui apporter le fameux remède qui était censé assister le chef maréchal dans son exercice.
Il ne désirait guère voir du monde, Catterine y compris. Point assez d'ardeur pour discuter ou même sourire... Mais soit, puisqu'elle était là, puisqu'elle était venue pour lui, il ferait un effort. Il se retourna vers le garde, l'observa brièvement et, bien qu'il reconnût l'un de ses camarades de patrouille, il rétorqua d'un ton cassant :
Et alors, Bertin ? Où est-elle ?
Le garde resta coi, dévisageant le jeune brun avec un air ahuri. Il n'était guère habitué à ce qu'il lui parle comme cela. Sans aller jusqu'à dire qu'ils étaient amis, une certaine forme d'entente avait vu le jour entre les deux patrouilleurs. Le fameux Bertin était, d'ordinaire, d'un naturel fougueux, toutefois, devant le maire, il baissa les yeux et fixa son regard sur le bout de ses bottes. Il était conscient que ça n'allait pas fort pour son camarade. Il ne voulait point en rajouter alors il se tût, pendant un instant, puis répondit :
M'sire, j'suis désolé... J'vais la chercher.
Et il partit en trottinant. Le brun, lui, s'approcha de la petite table qui trônait au milieu de la tour qui formait l'angle nord-est de la muraille Craonnaise et s'assit sur l'une des deux chaises installées de part et d'autre du guéridon.
Adess
L'air soucieux, le jeune homme songeait à ce qu'il pourrait dire à la brune. Aujourd'hui, il ne se sentait nullement d'humeur à échanger avec elle. Il accepterait sûrement le lait de poule et ensuite, prétextant un quelconque impératif, il lui ferait comprendre qu'il ne souhaitait point la voir...
Non, il ne pouvait pas agir ainsi, comme un vulgaire paltoquet. Après tout, elle venait pour lui, pour le réconforter, le soutenir. Il soupira quelque peu avant de sursauter au contact d'une main posée sur son épaule. Il leva les yeux vers la petite main puis fit courir son regard sur toute la longueur du bras pour enfin fixer le visage de son amie.
Bonjour Adess
Adess tenta de sourire, en vain. Il se contenta donc de lui adresser un signe de la tête et de lui répondre simplement :
Bonjour Catterine.
Cette dernière déposa un petit panier sur le sol froid de la muraille. Une odeur familière s'en échappait d'ailleurs. Une effluve légère, parfumée, végétale. Il observa la jeune femme, pendant un instant, puis, alors qu'il s'apprêtait à la questionner à propos de la douce fragrance, Catterine se courba et sortit une petite jarre du panier.
Voilà pour vous mon bon ami. Ce n'est pas grand-chose mais cela vous aidera un peu à vous revigorer.
Cette fois, devant la bienveillance de la brune, il ne put se retenir de se fendre d'un petit sourire. Il se saisit délicatement du récipient, ôta le bouchon de bois et licha quelque peu le breuvage avant de le siroter avidement. Au goût, cette boisson était un délice mais le jeune homme doutait sincèrement de son efficacité. Néanmoins, après qu'il eut ingurgité la totalité de cette délicieuse panacée, il sourit à la brune et lâcha :
Si seulement tous les remèdes pouvaient être aussi gouleyants...
Il reposa la cruche sur la table, passa sa langue sur sa lèvre supérieure, où perlaient encore quelques gouttes de l'exquise liqueur, puis posa un regard affable sur son amie. Il eut envie de la remercier mais la senteur qui se dégageait du panier lui titilla à nouveau l'odorat. Il posa son regard sur le panier, puis sur son amie. Celle-ci due comprendre qu'il attendait des explications quant au parfum suave qui embaumait l'air pourtant empli d'une humidité mordante.
Elle extirpa quelques fleurs déshydratées de sa corbeille. Des fleurs violettes, notamment. De la lavande ! Le jeune homme, peu savant, connaissait toutefois cette plante. Ayant habité dans le sud, il avait déjà croisé cette plante d'un violet chatoyant.
Dites-moi, vous n'escomptez tout de même pas me faire mâcher ça, n'est-ce pas ?
La lavande n'avait pas bon goût, il le savait pour avoir tenté, un jour, de s'en nourrir. Il grimaça brièvement et attendit que la brune lui explique ce qu'elle comptait faire avec toutes ces herbes.
Adess
En fait, je ne fais que répéter ce que l'on a aussi fait pour moi jadis. La vieille guérisseuse de mon enfance apportait des fleurs séchées pour aider au moral, elle disait que leur parfum aidait à se remettre plus facilement et j'avoue que j'ai toujours apprécié.
Alors aujourd'hui je vous en apporte aussi. Ainsi
Adess dévisagea la brune pendant quelques instants. Des fleurs pour aider au moral ? Il savait bien que les plantes avaient des propriétés curatives mais de là à ce que leur simple parfum puisse le ragaillardir, le jeune homme en doutait.
Affichant un air perplexe devant les dires de Catterine, il fût d'autant plus dubitatif lorsque celle-ci frictionna quelques têtes de lavande avec ses mains. Et lorsqu'elle les présenta, ouvertes, à quelques centimètres de son visage, le brun eût un léger mouvement de recul... Ça sentait fort !
Ainsi, quand vous sentirez la morosité revenir vous hanter, vous pourrez prendre ceci dans vos mains.
Regard suspicieux en direction des mains et de l'intense senteur. Haussement d'épaules. Humage timide. Re-haussement d'épaules.
Ce n'est pas désagréable mais... Mais je crois que je préfère le lait de poule...
Le jeune homme sourit, brièvement amusé par sa gourmandise, puis respira profondément le parfum de la lavande. Il est vrai que ce n'était pas désagréable...
Adess
Les effluves intenses de la lavande lui rappelèrent le Sud. Le soleil, les odeurs, le pain de son père... Il soupira, quelque peu nostalgique du "bon vieux temps". Ici, il faisait froid et humide, les gens étaient curieux et il n'y avait de pain aussi bon que celui de son père... maintenant que Guénaella était partie, tout du moins.
Lorsque Catterine lui tendit une petite bourse, il la scruta quelques instants avant de s'en saisir et de la porter à son nez. Il respira le parfum qui s'en dégageait. Plus doux. Plus fruité. Plus entêtant.
Il tâcha de trouver à quelles plantes appartenait cette senteur complexe. Il reconnut la lavande, bien sûr, mais sa fragrance était perdue entre d'autres.
Quant au lait de poule, je pourrais vous en apporter demain si vous le souhaitez.
Adess sourit légèrement et acquiesça silencieusement. Évidemment qu'il le souhaitait ! Du bon lait de poule... Et puis, depuis quelques jours, la nourriture n'arrivait plus à se frayer un chemin jusqu'à son estomac. Quelque part, entre sa bouche et son ventre, une étrange force refusait qu'il avale quoi que ce soit. Toutefois, visiblement, le breuvage faisait exception.
Il ne pourrait pas s'en repaitre ad vitam aeternam, évidemment, néanmoins pour le moment, ce remède lui était vital. Mais cela, il se retint de le dire à la brune.
Cette dernière, justement, posa délicatement sa main sur le bras du brun et se leva.
Je ne voudrais pas vous déranger trop longtemps et j'imagine que vous avez du travail
Même s'il était reconnaissant envers son amie d'être passée, il ne souhaitait point la retenir. La mélancolie, cette faiblesse qui le tourmentait depuis de longs jours, était la seule chose qui le reliait encore à elle, la blonde. Il s'en voulait d'être si faible mais il ne pouvait se lasser de penser à elle, de voir son doux visage dans les langues de brume qui se détachaient sur l'horizon bleu pâle du ciel hivernal, de l'imaginer se promenant à ses côtés, les doigts amoureusement entrelacés... Même si la solitude lui pesait, il en avait besoin.
Il sourit timidement à la jeune femme et lui répondit :
Soit, il est vrai que j'ai à faire... Merci d'être passée, Catterine.