Aimbaud
La poix d'une torche plantée sur un pic émettait une lumière vacillante au pied des remparts. Cette flamme bougeait comme une danseuse de tripot en émettant le son de soufflets, à croire qu'on ne cessait de la provoquer en duel, ce soir. L'hiver n'était pas si rude, mais le vent avait quelque chose de piquant.
Cet air là forçait le jeune marquis de Nemours à rentrer le nez dans la fourrure de son col, et à en respirer sagement la poussière des routes, à faire goutter sur son menton l'eau condensée de ses poumons. Il avait le front jaune, près de ce bouquet lumineux, un front qui sortait du noir, de l'obscurité de cette nuit sans lune, et du couperet de sa frange toujours taillée au poil de fion près. Ses yeux scrutaient pensivement la forteresse de Saumur, qu'il devinait, positionnée à cent pas, derrière les flaques et les bandes de terre en jachère où rodaient les rats mi-champ mi-ville, pour se vautrer dans les ordures et y pondre des petits. À cette distance, il pouvait déjà sentir l'odeur de vieille pierre et de moisissure qui caractérisait les pierres de repart. La même, dans toutes les villes de France, et peut-être de Flandres aussi... Sûrement pas pareil en Espagne, vu qu'ils faisaient là bas des citadelles de sable, avec du torchis de bouse de vache. Non, Aimbaud de Josselinière n'aimait pas beaucoup les espagnols... Mais c'est un autre débat.
Le jeune homme se trouvait là, debout près du flambeau, à distance égale des remparts, et du campement royaliste qu'on avait établi hors de la ville. Les tentes et les rôts des soldats étaient derrière lui. Devant, se trouvait leur prochaine prise... Une ville qui n'était pas rien, pour lui. Mais vous l'entendrez tout à l'heure conter ça mieux que moi, car il allait bientôt croiser la route d'un voyageur.
La coupole d'étoiles prenait fin à l'orée des arbres, et à partir des branches, tout n'était plus qu'une ombre. Exception faite, nous l'avons dit, de l'orbe clinquante de cette torche, qui incendiait le visage du seul soldat royaliste encore debout à cette heure avancée de la nuit. La clarté était retenue par le plastron de son armure, et ses cuissardes de fer, qui prenaient l'air entre les pans d'un mantel trop grand pour lui. Le tombant de cette cape avait pris la teinte de plusieurs boues. C'est contre ce tissu que vint frotter l'intrus. Il se pressa langoureusement contre la jambe du veilleur, lambeau de noirceur arraché à l'obscurité, paressant au fil de ses moustaches, sur quatre pattes trop maigres pour être honnêtes. Il était on-ne-peut-plus noir, ce chat. Mais ses yeux étaient deux braises, qui réchauffèrent ceux du garçon à l'aide d'un regard biaiseux.
D'où viens-tu, vilaine loque... Que veux-tu là. Me partager tes puces ? Fit Aimbaud en suivant cette parade d'un coup d'oeil en contrebas.
Il s'amusa un instant à pousser la bête du bout de son fourreau, en manoeuvrant d'un poing paresseux sur le pommeau de l'épée qu'il tenait à sa hanche senestre. Le felin se vit taper doucement le cul, mais ne s'en offusqua pas. Bien au contraire, il revint quémander en grattant sa bajoue contre le bout de l'arme engoncée dans son cuir. Les moustaches drues firent entendre un frottement, dans le silence du soir.
Cela fait bien de toi un chat angevin, à t'en venir provoquer l'épée qui sert son Roi. Sais-tu que si j'étais d'humeur, je ferais de toi une mitaine ? Mais... Tu t'en moques, et tu as raison. Regarde toi, as-tu vu comme ta peau te touche les os ? Il faut graisser cela, mon couillon. Si tu n'huiles pas cette carcasse, tu finiras rouillé.
Déjà, dans les manches du marquis, un couteau ciselé aux armes du sanglier découpait grossièrement la peau d'un morceau de jambon sec extirpé d'une poche. La couenne dure comme caillou tomba en copeaux sur le sol. Le chat commença son repas avec noblesse.
Puisque tu n'as rien d'autre à faire que m'écouter, lors de ton souper, je vais te dire un peu ce que je pense de la situation actuelle. Cela n'éclairera pas ton esprit, et faute de parole, tu ne pourras objecter. Mais cela fait toujours de toi un meilleur auditeur que ne le serait ma femme, ou mon père, ou mon Roi, ou mon valet. Pour un instant, je t'octroie la faveur de mon temps, qui d'ordinaire se monnaye bien cher, paraît-il. M'en rends-tu grâce ?
Il soupira une buée qui eut tôt fait de se dissoudre dans l'obscurité. Ses yeux bruns cherchaient les murailles du regard.
C'est la ville où j'ai fait mes premiers pas. Et aujourd'hui il me faut la prendre comme une catin. Parce que des fous attisent la colère de la couronne... et que je suis à la couronne ce que tu es... à ton instinct ? Soumis. Hé !... C'était bien dit ça, tu n'as pas un encrier que je la note ? Ah... J'ai grandi dans cette ville, au milieu des enfants des rues et de mes cousins.
Tu sais, ma mère me laissait vagabonder comme je voulais. J'étais seulement suivi à dix pas par un ou deux hommes de main. C'était la meilleure mère au monde. Une douceur et une justice dans la parole... Jamais elle ne me frappa fort, elle fut aimante plus qu'à son tour.
Je fus surtout élevé par des femmes, dans mes premières années. J'avais ma tante Kilia, qui, d'après les dires, porta la première les mains sur moi lorsque je naquis. Elle aussi, une femme bonne et d'une sagesse infinie... J'ai longtemps pleuré sa mort. Et Isatan qui fut un peu ma nourrice, je me souviens encore de ses cheveux noirs que j'aimais tirer. Je devais être fort peu vivable, à l'époque...
Et puis il y avait mes cousines, nous jouions au bois, à la chasse, et je me souviens d'une petite rousse qui m'avait montré son peu de culotte lors de ces jeux. Mais j'ai oublié son nom. Ça n'aurait pas plu à Calyce. Je brûlais pour ma cousine à l'époque. Oui, la duchesse. Tu en auras eu vent. À l'époque c'était une enfant mal peignée, mais ce que j'ai pu en être amoureux... Et quand lui naquit de la poitrine, c'est peu te dire si j'étais fou.
Au fond il est dommage que nos parents n'aient pas consenti au mariage, j'aurais été sûrement heureux. Mais cela reste impensable, rien qu'à voir le grand-père qu'elle se coltine, et son penchant pour le spinozisme... Cela m'aurait fait une belle jambe ! Merci bonsoir.
Le jambon n'ayant plus guère de peau, le chat noir attendait désormais le reste de la ration. Il restait sagement posté, le derrière au sol et la queue flattant doucement la terre. Ses yeux clairs jaugeaient leurs homologues humains, sombres, emplis d'attente et de calme. Mais Aimbaud n'était pas assez bon Prince pour sacrifier son jambon. Touché seulement de pitié, il descendit son genou en terre et tendit ses doigts encore salés à son invité, qui y accola le museau puis la langue, qu'il avait râpeuse.
Je tuerai mes cousins demain, si le Très-Haut les place sur ma route. Que dirait ma mère, de me voir aujourd'hui ? Quelle idée a-t'elle eu de me mettre au monde, et mon père de l'épouser ? Faut-il qu'il y ait que moi de fidèle à ses principes, ici-bas ?... Je me confesserai pour ces doutes, et toi, tu seras damné pour ta gloutonnerie, si seulement il est une justice pour l'âme des greffiers.
Le chat ferma les yeux à demi en frottant son oreille contre la main toujours tendue. Oubliant la crainte qu'il avait des puces, le marquis enroula sur cette tête une caresse, puis referma son poing sur le pelage plus tendre de la nuque afin de soulever la bête comme un pendu. Il le jaugea un instant, plissant un oeil qu'il eut voulu sévère. Mais le félin, faute de se sentir en danger, émettait déjà un doux ronflement d'aise, les yeux comme pâmés sous ses paupières quasi closes.
Le visage étiré par un sourire, Aimbaud de Josselinière ramassa le chat dans ses mains tandis qu'il s'asseyait.
Je te convie à rester, ami, car j'ai encore quelques phrases de ma vie à te conter.
_________________
Cet air là forçait le jeune marquis de Nemours à rentrer le nez dans la fourrure de son col, et à en respirer sagement la poussière des routes, à faire goutter sur son menton l'eau condensée de ses poumons. Il avait le front jaune, près de ce bouquet lumineux, un front qui sortait du noir, de l'obscurité de cette nuit sans lune, et du couperet de sa frange toujours taillée au poil de fion près. Ses yeux scrutaient pensivement la forteresse de Saumur, qu'il devinait, positionnée à cent pas, derrière les flaques et les bandes de terre en jachère où rodaient les rats mi-champ mi-ville, pour se vautrer dans les ordures et y pondre des petits. À cette distance, il pouvait déjà sentir l'odeur de vieille pierre et de moisissure qui caractérisait les pierres de repart. La même, dans toutes les villes de France, et peut-être de Flandres aussi... Sûrement pas pareil en Espagne, vu qu'ils faisaient là bas des citadelles de sable, avec du torchis de bouse de vache. Non, Aimbaud de Josselinière n'aimait pas beaucoup les espagnols... Mais c'est un autre débat.
Le jeune homme se trouvait là, debout près du flambeau, à distance égale des remparts, et du campement royaliste qu'on avait établi hors de la ville. Les tentes et les rôts des soldats étaient derrière lui. Devant, se trouvait leur prochaine prise... Une ville qui n'était pas rien, pour lui. Mais vous l'entendrez tout à l'heure conter ça mieux que moi, car il allait bientôt croiser la route d'un voyageur.
La coupole d'étoiles prenait fin à l'orée des arbres, et à partir des branches, tout n'était plus qu'une ombre. Exception faite, nous l'avons dit, de l'orbe clinquante de cette torche, qui incendiait le visage du seul soldat royaliste encore debout à cette heure avancée de la nuit. La clarté était retenue par le plastron de son armure, et ses cuissardes de fer, qui prenaient l'air entre les pans d'un mantel trop grand pour lui. Le tombant de cette cape avait pris la teinte de plusieurs boues. C'est contre ce tissu que vint frotter l'intrus. Il se pressa langoureusement contre la jambe du veilleur, lambeau de noirceur arraché à l'obscurité, paressant au fil de ses moustaches, sur quatre pattes trop maigres pour être honnêtes. Il était on-ne-peut-plus noir, ce chat. Mais ses yeux étaient deux braises, qui réchauffèrent ceux du garçon à l'aide d'un regard biaiseux.
D'où viens-tu, vilaine loque... Que veux-tu là. Me partager tes puces ? Fit Aimbaud en suivant cette parade d'un coup d'oeil en contrebas.
Il s'amusa un instant à pousser la bête du bout de son fourreau, en manoeuvrant d'un poing paresseux sur le pommeau de l'épée qu'il tenait à sa hanche senestre. Le felin se vit taper doucement le cul, mais ne s'en offusqua pas. Bien au contraire, il revint quémander en grattant sa bajoue contre le bout de l'arme engoncée dans son cuir. Les moustaches drues firent entendre un frottement, dans le silence du soir.
Cela fait bien de toi un chat angevin, à t'en venir provoquer l'épée qui sert son Roi. Sais-tu que si j'étais d'humeur, je ferais de toi une mitaine ? Mais... Tu t'en moques, et tu as raison. Regarde toi, as-tu vu comme ta peau te touche les os ? Il faut graisser cela, mon couillon. Si tu n'huiles pas cette carcasse, tu finiras rouillé.
Déjà, dans les manches du marquis, un couteau ciselé aux armes du sanglier découpait grossièrement la peau d'un morceau de jambon sec extirpé d'une poche. La couenne dure comme caillou tomba en copeaux sur le sol. Le chat commença son repas avec noblesse.
Puisque tu n'as rien d'autre à faire que m'écouter, lors de ton souper, je vais te dire un peu ce que je pense de la situation actuelle. Cela n'éclairera pas ton esprit, et faute de parole, tu ne pourras objecter. Mais cela fait toujours de toi un meilleur auditeur que ne le serait ma femme, ou mon père, ou mon Roi, ou mon valet. Pour un instant, je t'octroie la faveur de mon temps, qui d'ordinaire se monnaye bien cher, paraît-il. M'en rends-tu grâce ?
Il soupira une buée qui eut tôt fait de se dissoudre dans l'obscurité. Ses yeux bruns cherchaient les murailles du regard.
C'est la ville où j'ai fait mes premiers pas. Et aujourd'hui il me faut la prendre comme une catin. Parce que des fous attisent la colère de la couronne... et que je suis à la couronne ce que tu es... à ton instinct ? Soumis. Hé !... C'était bien dit ça, tu n'as pas un encrier que je la note ? Ah... J'ai grandi dans cette ville, au milieu des enfants des rues et de mes cousins.
Tu sais, ma mère me laissait vagabonder comme je voulais. J'étais seulement suivi à dix pas par un ou deux hommes de main. C'était la meilleure mère au monde. Une douceur et une justice dans la parole... Jamais elle ne me frappa fort, elle fut aimante plus qu'à son tour.
Je fus surtout élevé par des femmes, dans mes premières années. J'avais ma tante Kilia, qui, d'après les dires, porta la première les mains sur moi lorsque je naquis. Elle aussi, une femme bonne et d'une sagesse infinie... J'ai longtemps pleuré sa mort. Et Isatan qui fut un peu ma nourrice, je me souviens encore de ses cheveux noirs que j'aimais tirer. Je devais être fort peu vivable, à l'époque...
Et puis il y avait mes cousines, nous jouions au bois, à la chasse, et je me souviens d'une petite rousse qui m'avait montré son peu de culotte lors de ces jeux. Mais j'ai oublié son nom. Ça n'aurait pas plu à Calyce. Je brûlais pour ma cousine à l'époque. Oui, la duchesse. Tu en auras eu vent. À l'époque c'était une enfant mal peignée, mais ce que j'ai pu en être amoureux... Et quand lui naquit de la poitrine, c'est peu te dire si j'étais fou.
Au fond il est dommage que nos parents n'aient pas consenti au mariage, j'aurais été sûrement heureux. Mais cela reste impensable, rien qu'à voir le grand-père qu'elle se coltine, et son penchant pour le spinozisme... Cela m'aurait fait une belle jambe ! Merci bonsoir.
Le jambon n'ayant plus guère de peau, le chat noir attendait désormais le reste de la ration. Il restait sagement posté, le derrière au sol et la queue flattant doucement la terre. Ses yeux clairs jaugeaient leurs homologues humains, sombres, emplis d'attente et de calme. Mais Aimbaud n'était pas assez bon Prince pour sacrifier son jambon. Touché seulement de pitié, il descendit son genou en terre et tendit ses doigts encore salés à son invité, qui y accola le museau puis la langue, qu'il avait râpeuse.
Je tuerai mes cousins demain, si le Très-Haut les place sur ma route. Que dirait ma mère, de me voir aujourd'hui ? Quelle idée a-t'elle eu de me mettre au monde, et mon père de l'épouser ? Faut-il qu'il y ait que moi de fidèle à ses principes, ici-bas ?... Je me confesserai pour ces doutes, et toi, tu seras damné pour ta gloutonnerie, si seulement il est une justice pour l'âme des greffiers.
Le chat ferma les yeux à demi en frottant son oreille contre la main toujours tendue. Oubliant la crainte qu'il avait des puces, le marquis enroula sur cette tête une caresse, puis referma son poing sur le pelage plus tendre de la nuque afin de soulever la bête comme un pendu. Il le jaugea un instant, plissant un oeil qu'il eut voulu sévère. Mais le félin, faute de se sentir en danger, émettait déjà un doux ronflement d'aise, les yeux comme pâmés sous ses paupières quasi closes.
Le visage étiré par un sourire, Aimbaud de Josselinière ramassa le chat dans ses mains tandis qu'il s'asseyait.
Je te convie à rester, ami, car j'ai encore quelques phrases de ma vie à te conter.
_________________