Ingeburge
Etait-il possible de se montrer plus stupide qu'elle? Alors qu'elle contemplait encore le mortier empli d'amandes pelées, elle en doutait franchement. La question lui était venue brutalement, quand, échappant à l'attraction exercée par le comte du Tournel à la faveur de l'éloignement d celui-ci vers la porte de l'office, elle avait pu recouvrer ses moyens. Elle en rageait et se morigénait à chaque fois : face à lui, elle se comportait toujours étrangement même si lui considérait qu'elle ne lui donnait rien, ou si peu. Mais qu'elle eût accepté de recevoir Ella, n'était-ce pas le signe manifeste qu'elle s'était exprimée sous le coup de l'influence? Oui et d'ailleurs, quand elle avait vu ses traits s'animer, quand elle l'avant senti se détendre, elle avait été persuadée d'avoir bien agi. Maintenant, elle en doutait franchement. Repensant avec plus de recul à ce qu'il lui avait révélé, elle comprenait encore moins. Qu'Ella ne l'aimât pas ne changerait rien à sa vie, celle-ci rejoindrait la cohorte de ceux qui tenaient déjà cette posture. Y pouvait-elle quelque chose? Là aussi, elle en doutait. Pourtant, il lui faudrait trouver des arguments car elle lui avait indiqué qu'elle consentait à faire un effort, ce qu'il avait bien évidemment exprimé autrement.
Un effort... Etre une autre en somme car par dieu, elle n'était qu'elle-même, en toute occasion et si son tempérament ne plaisait pas à une inconnue, devait-elle donc tâcher de l'amender? Et pourquoi? Parce qu'une fille dont elle ne savait rien et réciproquement lui était hostile. L'injustice de la situation la frappa et fit contracter ses mains autour du bol. C'était donc cela que lui valait finalement une cour de près d'un an et demi? La défiance d'une donzelle passée sous l'aile protectrice du Phnix seulement quatre ou cinq mois plus tôt? De l'injustice, encore. Elle ne voulait pas de lui et il s'imposait et il s'imposait avec tout ce qui faisait sa vie. Et puis, tout ceci avait-il vraiment du sens? Le comte du Tournel la courtisait et elle évitait, au risque sinon d'en devenir cramoisie, de se demander où toute cette séduction les mènerait. Avec la rouquine, la relation du moins le comprenait-elle ainsi était tout autre, il s'agissait de rapports filiaux et Ingeburge eût davantage saisi que la protégée éprouvât de la défiance envers Mélisende.
Ses réflexions lui arrachèrent une grimace, elle ne revendiquait rien, ne réclamait rien et elle était condamnée à devoir faire quelque chose. Il aurait été plus simple de rompre toute relation avec l'Euphor mais elle savait qu'elle n'en avait pas la force, qu'elle ne se cabrait plus que mollement maintenant, que ses rebuffades étaient bien moins nombreuses et bien moins énergiques. Elle ne voulait pas de lui mais en avait quand même besoin. Le choc de la marmite sur la table la tira d'un raisonnement qui la blessait et le dépôt du plat fumant lui apporta une distraction bienvenue. Et c'était tant mieux puisque Actarius avait récupéré Ella à l'office et suivait cette dernière. Ingeburge les regarda progresser, essayant de deviner comment elle était à l'âge de la rousse, remarquant qu'elle ignorait en fait ce détail. Etait-ce aussi cela le problème? Qu'elle ne se fût jamais intéressée à elle? L'idée lui paraissait incongrue, cela comptait-il vraiment? De toute façon, elle n'était pas curieuse de nature, si le comte du Tournel avait voulu lui confier l'histoire de sa pupille, il aurait agi en ce sens.
Bonjour Ella. Je vous en prie, prenez place sur ce tabouret et si vous le voulez bien, pilez donc ces amandes écalées.
Un siège fut désigné d'un doigt blanc, il se trouvait à ses côtés mais pas trop près, sa nature encore réprouvant la promiscuité. De quasi toute l'humanité car seuls pouvaient l'approcher quelques-uns de ses gens, ses vassaux et... lui. Alors qu'elle poussait pilon et mortier vers la place ainsi désignée, elle constata que c'était encore une attitude qu'elle réservait à tous; Ella pour l'avoir vue plus souvent en société qu'en privé aurait pu noter qu'elle se tenait à l'écart de toute le monde. Mais soit, elle était la méchante de l'histoire, la vilaine sorcière, ce rôle-là, on lui avait déjà prêté, alors, une fois de plus... Une idée lui vint mais elle resta un instant silencieuse, le temps de poursuivre la préparation de sa recette. Dans la marmite se trouvait le chapon mis à cuire plus tôt dans l'eau où flottait des légumes. La volaille avait macéré et lâché du gras, les légumes avaient parfumé l'eau, le bouillon était ainsi prêt. D'une pique, elle se saisit de la bête et la posa sur une planche en bois. Un couteau remplaça l'instrument à deux dents et avec, elle entreprit de couper les pattes.
Finalement, elle déclara :
Je prends à chaque lever du jour des bains de sang, et ces ablutions sont réitérées à chaque coucher du soleil. La provenance du sang importe peu tant qu'il est frais et humain. En revanche, pour mon breuvage matutinal, il me faut du sang de nourrisson, à la rigueur d'enfançon et je fais faire des corps du civet. Ceci est du chapon, j'ai déjà déjeuné.
Si avaler une tisane était se sustentet. Sérieusement, Ingeburge pointa de son couteau la bestiole désormais débarrassée de ses pattes et coupée en deux afin de la laisser un peu refroidir. Reprenant son découpage, elle s'attaqua au blanc, en coupant de larges morceaux. Elle poursuivit :
Je puis sortir à la lumière du jour, mais j'essaie autant que possible d'éviter le soleil au risque sinon que l'on remarque mes écailles. Je participe régulièrement à des sabbats, je m'éloigne lors des moissons et des vendanges car je corromps la terre que je foule de mes pieds. Je torture mes hérauts régulièrement, et si je suis d'humeur, j'en fais de même avec les poursuivants et les chevaucheurs mais cela est bien rare, je préfère les victimes plus coriaces. Je ne souris pas, ne ris pas, ne me montre jamais joyeuse. Je n'ai pas de cur, mes veines charrient des morceaux de glace et les miroirs se fêlent quand mon reflet s'y projette. Voilà ce que d'aucuns disent notamment de moi.
La viande désossée, elle mit de côté la carcasse puis regarda franchement Ella.
Malgré tout ceci, le comte du Tournel qui n'a rien d'un païen et d'un imbécile s'est piqué, et contre mon gré, de... m'apprécier.
Involontairement elle tourna les yeux vers lui, ses joues se parant légèrement de rose. Apprécier. Ce n'était pas le terme mais en existait-il un autre pour définir cette passion brûlante et insatiable? Rien n'était moins sûr et s'il avait de toute façon existé, sa pudeur native l'aurait dissuadée de l'employer. La voix un peu fléchissante, elle conclut :
Il me l'a fait savoir en juin de l'année passée et depuis, ne manque pas de se répéter.
Revenant à la jeune fille, elle continua :
Imaginez maintenant parce que l'on vous voit rousse que l'on considère que vous êtes forcément atteinte de consomption, que vous êtes une sorcière, que vous êtes malfaisante et que vous ne pouvez que commercer avec la créature sans nom. Imaginez ensuite que l'on propage ces racontars alors qu'on ne sait rien de vous et que ceux-ci atteignent l'oreille de personnes qui vous sont chères. Estimeriez-vous cela juste? Et pensez-vous que cela pourrait ne pas toucher le comte du Tournel?
Se retenant de ne pas soupirer, elle reprit son ouvrage et entreprit de hacher le braon** qu'elle avait ôté des côtés du chapon. Etait-ce la bonne approche? Peut-être pas mais elle en avait déjà trop dit pour ne pas achever son raisonnement. La lame se fit rapide alors qu'elle détaillait avec dextérité les chairs blanches.
Si tout m'est bien parvenu, le comte du Tournel et vous êtes querellés à mon sujet car vous vous défieriez de moi. Pourquoi donc? Les ragots évoqués? Autre chose alors que nous n'avons pas dû nous voir plus de six-sept fois et dans plus de la moitié des cas, en public? Vous avez pourtant au quotidien sous les yeux son exemple et lui qui me connaît bien plus que le tout-venant ne m'est pas hostile. Ma question demeure donc, cette fois appliquée à mon cas : estimez-vous cela juste? Et ne feriez-vous pas tout pour l'aider si nos places à toutes deux étaient inversées, si c'était moi qui me méfiais de vous sans même vous connaître? Le fait est que je ne savais pas cette défiance, je ne l'avais pas remarquée et l'apprendre ne m'a pas bouleversée. Mais lui en est affecté. C'est pourquoi nous sommes ensemble aujourd'hui. Pour lui. Je n'attends pas que ma personne vous plaise, je n'attends en fait rien. Mais je pense mériter, si cela est vrai, mieux que votre inimitié.
Le braon était désormais finement ciselé. Tout était dit. Etait-ce un bien ou un mal? Elle ne tarderait pas à le savoir.
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[*RP débuté en gargote bourguignonne
** « Morceau de viande bien charnu (blanc de poulet, pièce de buf à rôtir...) » Dictionnaire du Moyen Français]
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Un effort... Etre une autre en somme car par dieu, elle n'était qu'elle-même, en toute occasion et si son tempérament ne plaisait pas à une inconnue, devait-elle donc tâcher de l'amender? Et pourquoi? Parce qu'une fille dont elle ne savait rien et réciproquement lui était hostile. L'injustice de la situation la frappa et fit contracter ses mains autour du bol. C'était donc cela que lui valait finalement une cour de près d'un an et demi? La défiance d'une donzelle passée sous l'aile protectrice du Phnix seulement quatre ou cinq mois plus tôt? De l'injustice, encore. Elle ne voulait pas de lui et il s'imposait et il s'imposait avec tout ce qui faisait sa vie. Et puis, tout ceci avait-il vraiment du sens? Le comte du Tournel la courtisait et elle évitait, au risque sinon d'en devenir cramoisie, de se demander où toute cette séduction les mènerait. Avec la rouquine, la relation du moins le comprenait-elle ainsi était tout autre, il s'agissait de rapports filiaux et Ingeburge eût davantage saisi que la protégée éprouvât de la défiance envers Mélisende.
Ses réflexions lui arrachèrent une grimace, elle ne revendiquait rien, ne réclamait rien et elle était condamnée à devoir faire quelque chose. Il aurait été plus simple de rompre toute relation avec l'Euphor mais elle savait qu'elle n'en avait pas la force, qu'elle ne se cabrait plus que mollement maintenant, que ses rebuffades étaient bien moins nombreuses et bien moins énergiques. Elle ne voulait pas de lui mais en avait quand même besoin. Le choc de la marmite sur la table la tira d'un raisonnement qui la blessait et le dépôt du plat fumant lui apporta une distraction bienvenue. Et c'était tant mieux puisque Actarius avait récupéré Ella à l'office et suivait cette dernière. Ingeburge les regarda progresser, essayant de deviner comment elle était à l'âge de la rousse, remarquant qu'elle ignorait en fait ce détail. Etait-ce aussi cela le problème? Qu'elle ne se fût jamais intéressée à elle? L'idée lui paraissait incongrue, cela comptait-il vraiment? De toute façon, elle n'était pas curieuse de nature, si le comte du Tournel avait voulu lui confier l'histoire de sa pupille, il aurait agi en ce sens.
Bonjour Ella. Je vous en prie, prenez place sur ce tabouret et si vous le voulez bien, pilez donc ces amandes écalées.
Un siège fut désigné d'un doigt blanc, il se trouvait à ses côtés mais pas trop près, sa nature encore réprouvant la promiscuité. De quasi toute l'humanité car seuls pouvaient l'approcher quelques-uns de ses gens, ses vassaux et... lui. Alors qu'elle poussait pilon et mortier vers la place ainsi désignée, elle constata que c'était encore une attitude qu'elle réservait à tous; Ella pour l'avoir vue plus souvent en société qu'en privé aurait pu noter qu'elle se tenait à l'écart de toute le monde. Mais soit, elle était la méchante de l'histoire, la vilaine sorcière, ce rôle-là, on lui avait déjà prêté, alors, une fois de plus... Une idée lui vint mais elle resta un instant silencieuse, le temps de poursuivre la préparation de sa recette. Dans la marmite se trouvait le chapon mis à cuire plus tôt dans l'eau où flottait des légumes. La volaille avait macéré et lâché du gras, les légumes avaient parfumé l'eau, le bouillon était ainsi prêt. D'une pique, elle se saisit de la bête et la posa sur une planche en bois. Un couteau remplaça l'instrument à deux dents et avec, elle entreprit de couper les pattes.
Finalement, elle déclara :
Je prends à chaque lever du jour des bains de sang, et ces ablutions sont réitérées à chaque coucher du soleil. La provenance du sang importe peu tant qu'il est frais et humain. En revanche, pour mon breuvage matutinal, il me faut du sang de nourrisson, à la rigueur d'enfançon et je fais faire des corps du civet. Ceci est du chapon, j'ai déjà déjeuné.
Si avaler une tisane était se sustentet. Sérieusement, Ingeburge pointa de son couteau la bestiole désormais débarrassée de ses pattes et coupée en deux afin de la laisser un peu refroidir. Reprenant son découpage, elle s'attaqua au blanc, en coupant de larges morceaux. Elle poursuivit :
Je puis sortir à la lumière du jour, mais j'essaie autant que possible d'éviter le soleil au risque sinon que l'on remarque mes écailles. Je participe régulièrement à des sabbats, je m'éloigne lors des moissons et des vendanges car je corromps la terre que je foule de mes pieds. Je torture mes hérauts régulièrement, et si je suis d'humeur, j'en fais de même avec les poursuivants et les chevaucheurs mais cela est bien rare, je préfère les victimes plus coriaces. Je ne souris pas, ne ris pas, ne me montre jamais joyeuse. Je n'ai pas de cur, mes veines charrient des morceaux de glace et les miroirs se fêlent quand mon reflet s'y projette. Voilà ce que d'aucuns disent notamment de moi.
La viande désossée, elle mit de côté la carcasse puis regarda franchement Ella.
Malgré tout ceci, le comte du Tournel qui n'a rien d'un païen et d'un imbécile s'est piqué, et contre mon gré, de... m'apprécier.
Involontairement elle tourna les yeux vers lui, ses joues se parant légèrement de rose. Apprécier. Ce n'était pas le terme mais en existait-il un autre pour définir cette passion brûlante et insatiable? Rien n'était moins sûr et s'il avait de toute façon existé, sa pudeur native l'aurait dissuadée de l'employer. La voix un peu fléchissante, elle conclut :
Il me l'a fait savoir en juin de l'année passée et depuis, ne manque pas de se répéter.
Revenant à la jeune fille, elle continua :
Imaginez maintenant parce que l'on vous voit rousse que l'on considère que vous êtes forcément atteinte de consomption, que vous êtes une sorcière, que vous êtes malfaisante et que vous ne pouvez que commercer avec la créature sans nom. Imaginez ensuite que l'on propage ces racontars alors qu'on ne sait rien de vous et que ceux-ci atteignent l'oreille de personnes qui vous sont chères. Estimeriez-vous cela juste? Et pensez-vous que cela pourrait ne pas toucher le comte du Tournel?
Se retenant de ne pas soupirer, elle reprit son ouvrage et entreprit de hacher le braon** qu'elle avait ôté des côtés du chapon. Etait-ce la bonne approche? Peut-être pas mais elle en avait déjà trop dit pour ne pas achever son raisonnement. La lame se fit rapide alors qu'elle détaillait avec dextérité les chairs blanches.
Si tout m'est bien parvenu, le comte du Tournel et vous êtes querellés à mon sujet car vous vous défieriez de moi. Pourquoi donc? Les ragots évoqués? Autre chose alors que nous n'avons pas dû nous voir plus de six-sept fois et dans plus de la moitié des cas, en public? Vous avez pourtant au quotidien sous les yeux son exemple et lui qui me connaît bien plus que le tout-venant ne m'est pas hostile. Ma question demeure donc, cette fois appliquée à mon cas : estimez-vous cela juste? Et ne feriez-vous pas tout pour l'aider si nos places à toutes deux étaient inversées, si c'était moi qui me méfiais de vous sans même vous connaître? Le fait est que je ne savais pas cette défiance, je ne l'avais pas remarquée et l'apprendre ne m'a pas bouleversée. Mais lui en est affecté. C'est pourquoi nous sommes ensemble aujourd'hui. Pour lui. Je n'attends pas que ma personne vous plaise, je n'attends en fait rien. Mais je pense mériter, si cela est vrai, mieux que votre inimitié.
Le braon était désormais finement ciselé. Tout était dit. Etait-ce un bien ou un mal? Elle ne tarderait pas à le savoir.
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[*RP débuté en gargote bourguignonne
** « Morceau de viande bien charnu (blanc de poulet, pièce de buf à rôtir...) » Dictionnaire du Moyen Français]
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