L'air hagard, perdu, le jeune homme ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Pourquoi la vieille avait-elle si sèchement rabroué le garde ? De quoi étaient-ils "tout près" ? Quelle était cette étrange pièce aux murs de bois dans laquelle il se trouvait ? Et surtout, pourquoi Bertin, la vieille, Catterine et lui, étaient rassemblés au même endroit ?
Les questions sans réponses bourdonnaient dans son esprit encore embrumé par la longue torpeur dont il venait tout juste d'émerger et sa tête lui semblait lourde, comme faite de pierre. Toutefois, une drôle d'impression le tenaillait... Tout cela lui semblait si saugrenu, si insensé, qu'il se croyait à nouveau en plein songe. Et pourtant, non... il se sentait physiquement et mentalement plus "réel".
Implorant la brune du regard, espérant qu'elle prenne pitié et lui explique la situation, Adess ne dit mot lorsque Bertin quitta la roulotte, suivi de près par l'apothicaire. Ainsi, enfin seul avec elle, et bien que rongé par l'envie de lui sourire, de lui sauter au cou tant il était heureux de la revoir, il se contenta de l'interroger stoïquement du regard. Elle s'assit, lentement, l'air préoccupé.
Un étrange pressentiment commençait à naitre en lui. Ce qu'elle allait lui annoncer ne serait sûrement pas à son goût, il le sentait. Dardant sur elle un regard emplit de crainte, il l'observa néanmoins silencieusement lorsqu'elle commença à écrire sur son ardoise.
***
Bertin avait besoin de souffler. On inspire, on expire... Et on ne s'énerve pas !
Faisant les cent pas, à quelques coudées seulement de la roulotte, le garde essayait donc de rester placide face à la manière dont le traitait constamment la vieille. Pourquoi le traitait-elle d'idiot ou d'imbécile ? Il n'était pas le plus intelligent du groupe, certes, peut-être même était-il le plus benêt des quatre mais était-il nécessaire qu'il en soit fait mention à chaque bourde de sa part ? Enfin, elle avait probablement eu raison de l'interrompre, Catterine était sûrement plus fine que le Poitevin lorsqu'il s'agissait d'apprendre quelques mauvaises nouvelles... Car assurément, pour l'ancien maire, c'était une mauvaise nouvelle.
Poussant un long soupir, il ne put toutefois s'empêcher de jurer en repensant à l'apothicaire :
Vieille chouette !
Soudainement, un toussotement se fit entendre derrière lui. Se retournant vivement, main sur la garde de son épée, toujours à l'affût, il vit la vieille, campée sur ses courtes jambes qui lui lançait un regard noir. Haussant les épaules, émettant un bref grognement, il se retourna de nouveau, lui offrant son dos comme seule compagnie. Sans mot dire, elle se glissa à ses côtés, observant ce qu'il observait... C'est-à-dire pas grand-chose d'autre que de la forêt, quelques buissons épars et surtout, beaucoup de neige.
Enfin, après un court raclement de gorge, elle dit :
Il fallait un peu de tact, Bertin... Il me semble que votre ami tenait à sa ville et nous l'en avons éloigné, sans son consentement. D'après ce que vous m'avez dit, il risque de mal le vivre.
Après une courte pause et un soupir simultané des deux compères, elle ajouta :
Catterine s'en sortira bien mieux que vous... et même sûrement bien mieux que moi également.
Toujours ronchonnant, le garde émit un nouveau grognement. Il était d'accord sur le fond mais l'apothicaire avait le chic pour être désagréable sur la forme... Et s'il s'était abstenu de tout commentaire en face de l'ancien maire, cette fois, il ne se gêna pas pour le lui faire remarquer.
Vous m'réprimandez tout l'temps et j'commence à en avoir sacrément marre !
La vieille tourna son visage vers lui, légèrement surprise.
Vous faites ânerie sur ânerie !
Le garde secoua la tête, visiblement dépité de voir que la vieille semblait incapable de comprendre.
C'pas une raison pour m'app'ler "l'idiot" !
Cette fois ce fût à la vieille de secouer la tête.
Vous m'appelez bien l'ancienne et pourtant, je ne vous en tiens pas rigueur...
Elle marquait un point mais, pour rien au monde Bertin ne lui donnerait raison. Il se contenta donc de marmonner quelque chose puis d'ajouter, plus clairement :
On r'prend la route.
***
"Vous avez été blessé à Craon quand les armées royalistes ont pris la mairie"
Cela, il s'en souvenait. Vraiment ? S'en souvenait-il ? Non, il avait quelques vagues souvenirs, sans plus. Il se revoyait dans son bureau, l'épée au clair, attendant que les Royalistes défoncent la porte. Et puis, plus rien.
"Bertin vous a retrouvé et amené chez l'apothicaire pour vous faire soigner"
Voilà ce qui expliquait la raison de la présence du Bertin et de la vieille, ensemble, au même endroit. Brave Bertin ! Son vieux Loup était d'une loyauté sans pareille.
"Je vous ai cherché partout et ne vous trouvais pas, c'est un ancien garde de Craon qui m'a menée à vous"
*Catterine, si vous saviez à quel point je m'en veux de vous avoir fait revenir à Craon. Si vous saviez ce que j'ai fait, si vous saviez ce que j'ai secrètement souhaité...*
"Bertin disait que les royalistes voulaient vous tuer alors on a voulu vous protéger
et nous avons quitté Craon."
...
Ainsi donc ils l'avaient enlevé... Il était quelque part, loin de son village, avec pour seule compagnie une vielle revêche et deux amis indignes. Encore que Bertin n'avait fait que remplir son office, lui. Catterine, en revanche, savait pertinemment qu'Adess aurait préféré mourir plutôt que de lâchement s'enfuir. Et pourtant, elle avait laissé faire. Était-ce de l'égoïsme ou bien de l'altruisme ? L'avait-elle fait pour elle, par devoir, ou bien se souciait-elle vraiment de lui ?
Non, si elle s'était souciée de lui, elle l'aurait laissé là-bas, elle serait restée à Laval, comme il le lui avait demandé... Au lieu de cela, il se retrouvait quelque part, loin de sa ville, loin de son cur, loin de sa vie. C'était plus douloureux que la mort, assurément.
Et alors que la roulotte se mit doucement en branle et que mille questions fusaient encore dans son esprit, Adess s'allongea, tourna le dos à son "amie" et resta ainsi jusqu'à leur arrivée à Rennes.