Anaon
- Hôtel de la Duchesse de Brissac. Angers -
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Plus tard dans le mois de Janvier
Ça sent la terre. L'odeur saisissante de l'argile et la douceur du miel. Un parfum de plante qui se mêle au fumet des rares morceaux de viande que l'on jette aux mammites. L'Anjou crève de disette, mais dans les cuisines de l'hôtel c'est pourtant l'effervescence. Une main en soutient dans le creux de ses reins, une autre collée, rassurante, sur sa panse. Une réflexion qui s'empoisonne d'un relent de remord et des méninges qui se grillent à vouloir se racheter. L'Anaon arpente les pavés brulants devant l'âtre qui fumant. Air grave vissé aux traits, sillons du front creusés en rides du lion. La dextre quitte de temps à autre la rondeur de son ventre pour aller se broyer l'arrête du nez.
Un regard qui se relève et une main autoritaire qui bat l'air.
_ Surveillez l'eau ! Si elle boue trop elle tuera l'effet des plantes !
On répond à la main de fer qui a quitté son gant de velours. Yolanda va mieux depuis la nuit qui l'a vu prostrée sous les coups d'une armée, mais son il souffre d'un mal dont l'Anaon ne connait rien. Un pas précipité vers la table, les doigts agacés virent quelques pots, examinent l'étiquette d'autres, en ouvrent un pour s'y plonger. Elle ne comprend pas pourquoi jusque là rien a marché. Les plantes n'ont plus de secret pour elle, ou si peu, ou si bien caché et ses doigts ont trop souvent joué de la lancette ou du bistouris pour passer à côté de l'élément capital qui aurait pu résoudre son dilemme. La pulpe engluée se porte à son nez. Non rien d'anormal. Elle essuie prestement ses doigts sur le rebord du pot de terre. Non. Ça ne peut pas être la cause d'un déséquilibre d'humeur. Elle n'a jamais été amatrice de ces histoires de dyscrasie et de saignée de toute manière... Et quand bien même, laquelle ser...
Les doigts se crispe sur sa panse. Elle ferme les yeux. Crispation. Un soupire et sa main caresse son ventre avec insistance. Chut, mon petit, chut. Dors encore, dors. Maman a du travail...
La balafrée se redresse, continuant l'inspection de ses onguents, de ses élixirs et autres fioles de sorcière. Reprenons. Pour la douleur c'est l'écorce de Saule oui. Le Buis pour la fièvre et... Mais non elle n'a pas de fièvre! Pas d'infection! Bon alors, Saule et Chêne... Et pour les yeux... Les yeux...
L'index tire un vase à elle. Réflexion. Bien sûr oui. Un cataplasme à base de vinaigre. S'il est question de la rendre définitivement aveugle ou même de l'achever d'agonie, ce serait certainement le moyen le plus efficace de la coller six pieds sous terre. Le récipient est repoussé comme s'il renfermait la lèpre elle-même. Elle repart, elle arpente, elle houspille et se pose. Le coude se plante sur le bois de la table et ses doigts s'ancrent à sa tempe qui la lance.
L'esprit se tracasse pendant un temps qu'elle ne compte pas. Ces neurones qui s'arrachent à se souvenirs de tous ses enseignements. Des moindres mots de son paternel au moindres lettres parcourue dans les paperasses des facultés. Elle pleure le Bleuet qui ne pousse pas à cette époque. Elle effleure ce ventre qui s'agite de temps à autre d'une contraction fugace. Elle n'écoute guère non, ses entrailles qui s'expriment, la pensée toute dévouée à la blonde qui attend ses services. Chercher, chercher. Oui elle trouvera, le contraire, elle ne le tolèrera pas.
Éclat soudain du verre. Les paupières s'ouvrent en sursaut et l'Anaon relève avec lenteur sa tête de dépitée. En face, une gamine le feu aux joues, les mains crispées sur un pilon, les yeux pétrifiés sur l'Anaon. Et au sol...
La balafrée se lève d'un bond ou autant que faire ce peu. La table est contournée pour contempler l'horreur de la bêtise. Elle se précipite, sous les excuses bafouillées par la domestique, elle s'accroupit tant bien que mal, le regard scandalisé. Oh gast... Elle repend ses réprimandes comment la fiole éventrée se vide de son précieux liquide. Non, un élixir ce n'est pas qu'une eau imbibée de plantes curatives, c'est un procédé d'extraction complexe qui peut prendre des lunes ! Gourde qu'elle fait ! La cuisine n'était pas assez grande pour qu'elle ait voulu se poser au milieu de ses fioles ? Les doigts tremblants effleurent la nappe qui glisse sur la pierre.
Contraction. Le visage de l'Anaon se crispe subitement. Encore. Le regard se fige. Se relever, elle doit se relever. La main s'agrippe à la table. Lentement elle se redresse.
Soudain, le chaud. L'humide qui ruisselle sur sa peau.
La prise de conscience.
_ Cerdanne...
Instant figé. Calme, le regard se relève à la recherche de celle qu'elle considère comme sa sur.
Dans ses entrailles, il n'y a plus d'eaux.
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Images originales: Victoria Francès, concept art Diablo III -Anaon dit Anaonne[Clik]