Anaon
- Hôtel de la Duchesse de Brissac, Angers -
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Bonheur. Il n'y a pas de mot plus simple ou authentique. Éternelle quête de l'homme, souvent chimère, qui se répand en elle dans une vague frissonnante. Ce n'est pas la fatigue qui fait vibrer ses membres et lui hérisse la peau. C'est le doux sentiment de l'allégresse. Comme une ivresse qu'elle n'avait plus gouté depuis longtemps, pas sans être teintée du goût poussiéreux du souvenir et du piquant de la déchirure. Alors qu'un sourire véritable lui fend les lèvres, que ses mains portent tendrement l'enfant vagissant à la manne en son sein, elle se repend de tous ses crimes.
L'âtre s'amenuise, mais crache encore quelques brandons crépitants hors de sa bouche de pierre. Le silence doucement reprend ses droits. Après le doute et l'inquiétude, l'apaisement veut bien leur faire don d'un peu de ses grâces. La mère a tu ses sanglots et ses rires, mais les lignes liquides s'échappent toujours de l'orée de ses cils. Les pleurs se fondent en perles translucides qui quittent l'abrupte de la joue pour s'échouer sur le virginale de cet être nouveau-né. Baptisé aux larmes d'amour... Il y a de l'ironie dans le touchant. Elle, qui n'a souffert que par sa chair et pour sa chair, qui n'a vécu, qui ne vit et ne vivra que pour ceux à qui elle a donné la vie. Rongée, et pourtant vivifiée par l'espoir de sentir à nouveau le souffle de ses Premiers. Son Premier... Tu n'auras plus de sur, mon fils, mais un frère t'attend quelque part... Pour elle, une nouvelle descendance aurait été une insulte, son amour pour d'autre : une trahison. Et pourtant, aujourd'hui elle aime sans remords, elle accepte l'Indésirable comme une bénédiction, une chance de pouvoir à nouveau gouter à un peu de bonheur. Son pardon, pour avoir avorté du fils qui aurait dû être son second.
On croirait voir jaillir les fleurs parmi ses ruines.
Un bruit de pas, semblable à un murmure titille son ouïe. Une forme se dessine au coin de sa vision et les azurites se relèvent alors. Le sourire jusque là étiré se résorbe avec gravité. La surprise cède bien vite la place à l'appréhension. Toujours la mère craint la réaction du père, et le regard qui retient maintenant ses larmes ne quitte pas la progression de Judas. Elle scrute son visage trempé de pluie quand il s'agenouille, ses mèches sombres soudées aux tempes comme la sueur empoisse les siennes. Elle cherche l'émotion, sous les traits qui ont toujours été de marbre, dans les lèvres qui ne rient pas... Le silence pèse sur l'incertitude, sans qu'elle ne le brise et quand enfin le nouveau-père se relève, elle craint un instant de le voir partir.
Mais les bras se tendent et le soulagement éclot dans un frisson. Les bras s'allègent, tout de même à contrecur, du poids du nourrisson. Du poids de Kenan. Pour rien au monde, pourtant, elle n'aurait privé l'Aimé de cet instant. Judas père. Elle à nouveau mère. Qui l'aurait cru en les voyant courir comme des enfants dans les corridors muets de Petit Bolchen. A ses mots, à ses lèvres, il n'y a pas d'autre réponse qu'une main qui se lève et se pose avec une tendresse infinie sur la dextre qui couvre leur enfant.
_ Il est né coiffé...
Sois fier de moi. Sois fier de lui. A nouveau les lèvres frémissent en un sourire de mère attendrie, de mère assouvie.
_ et il sera fort...
Comment pourrait-il en être autrement ? Il a prouvé sa rage de vivre en s'accrochant aux entrailles de cette mère qui l'a tant malmené, puis en naissant, aujourd'hui, sous les plus beaux augures. Oui... Aujourd'hui, femme de peu moral, la vandale et la cupide, empreinte de si peu de dignité, aujourd'hui, elle est fière et heureuse.
Musique " Farewell to a Queen / Katherine Dies ", The Tudors Saison 2, par Trevor Morris
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Images originales: Victoria Francès, concept art Diablo III -Anaon dit Anaonne[Clik]