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[RP – Co + E] J't'en foutrais, moi, de l'amitié dévouée!

Ingeburge
[Vendredi 25 janvier 1460]

« Allons à Dourdan. » Trois mots pour d'autres, trois mots pour une promesse, un rêve, qui était sur le point de se concrétiser. Elle les avait jetés à la hâte, concluant ainsi son billet avant de le signer. Nul besoin d'en écrire davantage, de leur découverte de Dourdan, ils en avaient déjà parlé et le moment lui semblait propice pour mener le projet à bien. Après l'Anjou, l'armée à laquelle ils appartenaient avait tracé sa route vers l'Orléanais, pour faire halte en sa capitale. L'idée était donc revenue, cette idée qu'elle avait formulée un peu audacieusement alors qu'ils étaient à Montpellier et qu'elle se trouvait à nouveau, enfin, dans ses bras. Elle avait même supplanté la possibilité d'un retour sur Auxerre puisque la relâche était prévue pour quelques jours. Auxerre était son havre, son antre, sa paix mais la Bourgogne promettait d'être insupportable et puis, le dernier séjour à Auxerre avait été parasité par cette nécessité de se justifier auprès d'une gamine qui n'était rien et qui pourtant semblait être en mesure de pourrir le lien existant avec lui; à son grand dépit, elle n'avait pu lui montrer Auxerre. L'injustice de la situation lui était revenue et elle s'était jurée que lorsqu'elle reviendrait à Auxerre, ce serait sans lui. Il faudrait reprendre l'endroit en sa possession et le rendre à ce qu'il était : son refuge, celui qu'elle n'ouvrait quasi jamais et qu'elle avait laissé pénétrer, bien trop naïve. Dourdan, pour toutes ces raisons, s'était imposé. Là, rien d'autre ne compterait qu'eux, ils en avaient le droit.

L'on partit donc d'Orléans dans la nuit du jeudi, après qu'elle eut reçu une réponse laconique mais moins blessante que la dernière missive qu'il lui avait fait porter. Dans celle-ci, il l'avait assurée qu'il était son ami dévoué et dans un geste rageur, comme seul il était capable d'en produire, elle avait froissé le parchemin avant de le jeter au sol. Après avoir arpenté la pièce où elle se trouvait de long en large, histoire de se calmer, elle avait ramassé la boule formée, avait déroulé le papier malmené et avait glissé celui-ci dans le petit coffret où étaient serrées toutes les lettres venant de lui. Du voyage, elle ne vit pas grand chose, elle était épuisée. La campagne contre les Angevins était sa première et elle y avait mis tout son enthousiasme, portée par sa candeur et la nouveauté. Résultat, elle avait été grièvement blessée mais elle en avait eu quatre, d'ennemis. Aussi, peu de temps après le départ, confortablement allongée sur la banquette de son coche, bien au chaud sous des peaux, son chat blotti contre son flanc, elle s'endormit. Les cahots de la route ne l'affectèrent pas, les ralentissements subits, les accélérations les suivant, pas davantage, elle était bien trop exténuée pour être perturbée par les désagréments routiers. Dans la froideur de la nuit hivernale, le train princier fila et à l'image de leur maîtresse pressée d'arrivée à destination, les membres de l'équipage jetèrent toutes leurs forces pour soutenir une allure importante.

Ainsi, de ses terres dourdannaises, elle ne vit quasi rien. Elle savait juste, pour en avoir discuté un peu avec ses gens, qu'ils feraient cap plein nord depuis Orléans. Ils arriveraient donc par le sud du domaine et c'est dans les derniers instants passés dans la forêt de Dourdan qu'on la réveilla. Cette forêt était divisée en deux massifs par la vallée de l'Orge et c'est dans la partie de l'Ouÿe qu'ils se trouvaient. Clignant des yeux mais reposée, elle eut le temps d'apercevoir l'abbaye portant le même nom que les bois qu'ils parcouraient, il lui faudrait y venir au plus tôt. La pensée la traversa aussi rapidement que le coche avançait et bientôt, ils furent en vue des remparts ceinturant la ville de Dourdan. Si elle avait été curieuse de l'abbaye et avait pointé le bout de son nez pour ne finalement pas voir grand chose, en revanche, elle resta tranquille quand le véhicule ralentit, appréhendant cette découverte de son nouveau fief, intimidée soudain de devoir prendre possession de cet endroit-là. Nul ne l'y avait vue depuis qu'elle l'avait reçu en septembre, l'éloignement, le voyage en caraque depuis le sud puis la nouvelle mobilisation du ban royal auquel elle appartenait désormais l'avaient contrainte à reculer plusieurs fois une venue qu'elle attendait pourtant ardemment. Et maintenant, elle y était, lui et elle y étaient. La voiture ralentit encore pour s'arrêter tout à fait. Il y eut quelques échanges à l'extérieur, l'on fit savoir de son côté que c'était la marquise qui venait prendre possession du siège de son fief. Quelques palabres encore et la porte de Corbreuse fut ouverte, avalant l'escorte, le coche, les chariots d'Ingeburge et avalant tout autant le train du comte du Tournel qui faisait voyage avec elle.

Quelques minutes dans les rues de Dourdan, un passage devant l'Hôtel-Dieu et l'église Saint-Germain... l'Auxerrois et la file de voitures emprunta le pont-levis principal du château de la nouvelle dame. Le châtelet d'entrée était flanqué de deux tours rondes et ouvrait au sud-est du château carré entouré de fossés secs. Dans un grincement du tonnerre, la herse fut relevée et l'on entra plus avant, pour déboucher sur une vaste cour. Là, un petit comité d'accueil attendait la marquise pendant qu'à l'ouvrage d'entrée, on s'empressait de hisser les couleurs familiales de celles-ci, en lieu et place de celles du fief, conformément aux instructions de la propriétaire. Celle-ci en avait pris l'habitude à Auxerre, pour faire savoir aux gens du pays qu'elle se trouvait présente; c'était un moyen efficace, permettant d'offrir une première information, sans avoir à employer de messagers, la nouvelle se répandant par le bouche-à-oreille, à la faveur des marchands, paysans, qui chaque jour venaient en ville. L'on ouvrit la porte du coche et une Ingeburge à la mine fraîche malgré le voyage nocturne mit un pied à terre. Chaudement emmitouflée dans sa mante pelissée, le visage encadré par la capuche de son manteau et tenant entre ses bras son chat tigré, elle posa ses yeux pâles sur ce castel qui était le sien et qu'elle découvrait pour la première fois. La domesticité locale l'observait, attendant un mot, et comme elle ne disait rien, car elle examinait avec une respect timide ces bâtisses qui avaient en leur temps accueilli des reines de France, ces bâtisses qui avaient pris la place d'une forteresse de bois où disait-on, était né Hugues Capet, un homme fit un pas en avant et se racla légèrement la gorge.

Ses prunelles quittèrent les murs pour la face rubiconde de l'homme et de quelques mots étouffés, elle l'invita à parler. L'homme se présenta comme l'intendant de l'endroit, donna son nom et elle put enfin mettre un visage sur son correspondant dourdannais. Tous deux avaient en effet entretenu une relation épistolaire soutenue, pour faire connaissance puis mettre en place les premières mesures de la nouvelle maîtresse des lieux. L'homme était un peu chagrin, elle l'avait prévenu fort tard de son arrivée et elle expliqua qu'elle n'avait pu faire autrement. Il continua à exposer ses griefs, indiquant qu'il n'y avait que peu de domestiques car il lui avait été impossible de recruter en masse en deux jours, sauf à prendre le tout-venant, il précisa qu'il faisait froid absolument partout, qu'il n'avait été possible de remettre en état l'ensemble des salles habitables et qu'il avait dû décider se résoudre à seulement faire chauffer la grande salle et une chambre, ne pouvant assurer davantage. La plainte promettait d'être fort longue et elle le coupa, faisant savoir qu'elle ne pourrait de toute façon rester, étant attendue en Touraine et qu'il s'agissait d'une visite de deux jours, voire trois, tout au plus. Ce qu'elle tut, c'est que si le château n'était pas vivable, ils trouveraient logement dans quelque auberge de la cité : elle sentait l'homme vexé et contrarié de ne pouvoir montrer l'étendue de ses talents.

Nul ne lui gâcherait son bon plaisir, elle avait voulu venir, elle était venue et elle s'accommoderait bien, après avoir vécu en campement militaire, d'un château trop grand pour être convenablement chauffé en si peu de temps. Elle avait des soucis plus importants et malgré ces derniers, malgré cet intendant bougon, elle se sentait légère, stupidement heureuse d'être là, chez elle, avec le comte du Tournel non loin d'elle. Elle avait envie de battre des mains, de jeter son voile au sol, de défaire sa coiffure compliquée faite d'épingles et de rubans lui serrant le crâne, de faire tomber sa ceinture, d'ôter ses suières et de poser ses pieds nus sur les tas blancs et froids subsistant çà et là suite à la neige ayant recouvert la région ces jours derniers, de virevolter et de tomber au sol, étourdie. Quelque chose lui disait que si ses familiers étaient habitués à ses lubies, les locaux qui lui faisaient face ne goûteraient guère ses facéties. Cette visite n'était pas seulement faite pour découvrir Dourdan, il fallait aussi marquer des points et vite séduire les gens du coin qui n'auraient guère loisir de voir leur dame. Et puis, elle avait hâte de se retrouver seule avec Actarius.

Alors, par où commencer? Le donjon isolé et disposant de ses propres fossés l'intéressait grandement, la vue depuis les combles surmontés de hourds promettait d'être grandiose. Seulement voilà, elle imaginait déjà la mine pincée de l'intendant qui ne manquerait pas de s'outrer de la voir grimper dans la haute tour avec l'Euphor pour seul compagnon. Où donc alors? La grande salle n'était pas prête, elle imaginait l'effervescence dans les cuisines et il n'était pas question d'aller au-dehors. Restait l'église accolée à l'un des corps de logis, l'endroit serait suffisamment respectable pour qu'elle pût y entrer avec le Languedocien sans que l'on n'en parlât trop. Et puis, ils ne gêneraient ainsi personne. Sa décision prise, elle déclara :

— Je commencerai par l'église, je gage qu'elle intéressera le comte du Tournel qui est un ami dévoué.
Car après tout, puisque Dourdan serait à eux, quoi de mieux que de le baptiser en s'y querellant comme il leur arrivait d'ordinaire? Les deux derniers mots avaient été prononcés avec un peu plus de force que les autres. Décidément, elle ne parvenait à oublier cet « ami dévoué » qui lui avait sauté au visage quand elle avait lu le billet porteur de discorde. Elle revoyait encore l'écriture ferme, le parchemin froissé repêché au sol et un temps étalé contre sa poitrine frissonnante avant d'être rangé. Après cela, il y avait eu cette soirée étrange dans une taverne de Blois, mercredi, soirée au cours de laquelle le Phœnix s'était montré renfrogné sans qu'elle sût pourquoi, cette soirée durant laquelle le duc de Chartres l'avait invitée à danser, invitation qu'elle avait poliment et fermement déclinée en glissant à Keridil qu'il risquait sinon de perdre sa jambe valide. Clair que si le cousin dudit Keridil avait appris la chose, il se serait montré encore plus ombrageux et aurait été capable d'en découdre.

L'intendant sortit un trousseau de clés et alla d'un pas traînant vers l'église après avoir demandé à ce que l'on ramenât des flambeaux. Là, l'homme empoigna une grosse clé, introduisit celle-ci dans la serrure, la tourna puis poussa le lourd vantail de bois. Ingeburge elle, avait glissé un coup d'œil à Actarius qu'elle n'avait point vu depuis le moment où elle était montée dans son coche, se demandant s'il était toujours aussi maussade. Si elle se sentait le cœur léger et si elle était d'humeur à embêter son compagnon, son beau visage n'en demeurait pas moins grave. Elle n'eut cependant pas le temps de s'arrêter aux traits de l'Euphor, on lui tendait déjà un cierge. Se détournant, elle remit son chat Faunus à Äanchen qui se tenait tout près d'elle et elle accepta la bougie dont elle protégea la flamme vacillante d'une main gantée. Un autre cierge fut pareillement présenté au Mendois et quand elle le vit ainsi équipé, elle se dirigea vers l'église dans laquelle elle pénétra enfin. L'édifice religieux avait été dédié à saint Jean-Baptiste, un saint archaïque. Il sentait le renfermé et la poussière, étant resté clos durant des années, faute de seigneur pour lequel servir la messe. Les vitraux étaient maculés d'une couche noirâtre, les bans abîmés, le sol cassé çà et là et c'est avec précaution que dans ce lieu où la pénombre et la saleté régnaient que la Danoise progressa. Ces détails ne la gênèrent nullement, elle ne s'était pas attendue à autre chose et c'est bougie tendue en avant qu'elle observait l'endroit. Arrivée au maître-autel, elle posa son cierge muni d'un bougeoir et s'inclina respectueusement devant la table sacrée. Durant trente secondes peut-être, elle demeura prosternée tout en récitant une courte prière.

S'étant redressée, elle regarda le comte du Tournel, un peu craintive maintenant qu'ils étaient seuls, les domestiques s'étant retirés après avoir piqué çà et là des chandelles qui fournissaient une lumière diffuse. Frottant ses mains gantées contre ses bras croisés, elle souffla :

— Il faudrait que je la fasse consacrer mais je ne sais, avec tous les soucis que nous avons avec Rome, je ne risquerais pas de pouvoir en jouir bien longtemps. Et puis, l'évêque de Nevers auquel je pensais pour son rattachement n'a même pas répondu à ma demande de conseils, alors une consécration?
Puis, malgré son appréhension, elle se fit narquoise et interrogea son accompagnateur :
— Qu'en pense donc mon ami dévoué?
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ABSENTE DU 16 AU 24 MARS
Souci héraldique tout court = contacter un maréchal
Souci exam' héraldique = contacter Perrinne
Souci TNAPF = bureau de la Pairie
[Courriers = mp IG
Retour examen héraldique = mp fofo I]
Actarius
La formule jetée en pâture à la sirène danoise relevait à l'évidence d'une nouvelle maladresse. Ce fut du moins ce qu'il comprit lorsque cette dernière la lui renvoya comme elle seule savait le faire, avec ce pouvoir d'intimidation qu'elle seule possédait face à un homme qui ne pliait pas même les genoux devant les Rois et les Reines. L'Euphor ne s'en formalisa pas pour autant, elle avait voulu qu'il soit lui-même, il l'était, entier, sauvage, étranger à bien des codes. Il ne s'en formalisa pas car son esprit voguait sous bien d'autres cieux au point que le sourire qu'il arborait depuis le début du périple dourdannais ne vacilla pas. Le rictus sembla même s'illuminer par un caprice de la flamme du cierge qu'il tenait toujours. Car cependant que la Prinzessin avait sacrifié à la prière, lui s'était laissé emporter par une contemplation toute particulière. Elle était née bien des mois auparavant, lorsqu'il avait compris que sa vie n'avait de sens qu'à ses côtés, elle s'était épanouie au fil du temps, au fil des circonstances jusqu'à devenir une fleur qu'il s'apprêtait à cueillir, puis à offrir quelques semaines plus tôt. Mais l'Anjou... les perfides Angevins avaient piétiné le dessein, le besoin. La blessure, la culpabilité avaient estompé la perspective. Pourtant, elle s'était rappelée à lui par trois mots tracés comme une lumineuse vérité dont il ne pouvait se soustraire. Elle s'était affirmée encore durant le trajet, puis avait une nouvelle fois éclos, plus resplendissante encore lors de cette progression commune dans l'allée de l'édifice.

« Votre ami serait heureux d'unir sa vie à la vôtre ici-même. »

Telle fut la première réponse qui éclata en son coeur et embrasa tout son être pour finalement étinceler dans son regard aimant. C'était dire dans quelle mesure, il ne pouvait s'offusquer de l'entrée en lice de l'irrésistible Bourguignonne. Néanmoins, l'écho de la révélation mourut sur ses lèvres qui s'entrouvrirent légèrement comme pour ouvrir une voie royale à un imperceptible soupir. Une fuite, une faiblesse, un répit même dans l'agitation qui commençait de le prendre d'une façon insensée. Elle avait été prégnante bien évidemment depuis Orléans, depuis Auxerre, mais alors qu'elle bénéficiait encore d'une forme de délai, elle avait désormais revêtu un caractère imminent sous l'impulsion foudroyante de la vision de mariage qui s'était imposée à lui, ne le quittait plus, lui tournoyait les entrailles et l'oppressait aussi furieuse qu'un torrent cévenol au temps du dégel. Le Phénix se consumait, gardait toutefois contenance en apparence, soigneusement dissimulé derrière son sourire attendri. Oh ! Il chancelait bel et bien en son for intérieur, mais la silhouette, elle, ne tremblait pas.


Les temps ne sont guère propices, vous avez raison, mais…

Pourquoi disait-il cela ? Pourquoi cette banalité ? Était-ce la peur de lui déplaire encore ? Était-ce cette église ? Son excitation devint palpable, trahie tout d’abord par cette brusque interruption, puis par cette contrariété, cette colère tournée contre lui-même dans son regard, dans ses gestes. Ne venait-il pas nerveusement de saisir le cierge avec son autre main ? Il doutait de plus en plus, se haïssait pour son indécision, son manque de courage. Non, le moment n’avait rien d’idoine. Elle avait envie d’en découdre à l’évidence, l’utilisation marquée de "l’ami dévoué" hurlait cette réalité. Il y avait ce conflit, terrible pour cette déesse antique liée à toutes les parties, tiraillée sans doute par des choix difficiles. Il subsistait aussi cette culpabilité de ne pas l’avoir sauvée. En l’esprit de la belle devait encore subsister la notion d’amour interdit, impossible, irréalisable. Non, il ne pouvait y avoir de pire moment. Tandis qu’il se morigénait, l’idée qu’elle ne lui pardonnerait jamais d’avoir osé faisait elle aussi son chemin. Au-delà de cette foule d’obstacles, brillait cependant cette nature intègre, directe, sauvage, cet instinct quasi suicidaire, brillait simplement le foyer d’immortalité duquel s’éveillait à la vie le Phénix encore et encore, condamné à la souffrance et à la mort, condamné à la renaissance.

Je ne puis…

Non, il ne pouvait être un autre. Il ne pouvait se taire par crainte. Sa force, il la puisait dans son optimisme, dans son idéalisme, dans sa vision naïve sans doute, mais pure, sincère. Il la puisait dans sa capacité à affronter, dans son entêtement à s’affranchir de l’impossible, à répudier sans pitié la résignation et la désespérance, à avancer contre vents et marées. Il restait fort, convaincu de pouvoir survivre à tout. Elle ne voudrait, elle ne méritait pas un homme faible. Digne, intelligente, fascinante, courageuse, implacable, loyale, belle, divine en un mot. L’agitation devint résolution. Le sourire devenu gêné disparut, la moue épousa de la solennité, de la gravité. Les yeux, eux, cristallisèrent toute la décision d’un Phénix désormais enflammé.

Je suis né sauvage, loin des règles du grand monde, loin des convenances de la noblesse, commença-t-il d’un ton aussi dépouillé de tous ses errements passés qu’ensoleillé. Je me suis bâti avec le temps, avec le sang, sans jamais déroger à mes valeurs, à ce en quoi je crois. Je suis devenu Seigneur, Vicomte, Baron, Comte, Grand Chambellan, Pair. Mon nom est synonyme de conviction, il est respecté par beaucoup. J’ai une fortune que peu de nobles peuvent se targuer d’avoir. Je crois, Votre Altesse, malgré tous mes manquements, malgré mes maladresses, malgré mon ignorance des usages être digne de vous. Il sourit légèrement, intrépide et confiant. A la vérité, je ne veux être digne que de vous. Il n’y en aura pas d’autres que vous, il ne pourra en avoir d’autres, car sans vous mon cœur s’éteindra, il se fermera et ne s’ouvrira plus, car vous seule en avez la clé. J’ai conscience de ne pas être à l’image de ce que vous avez sans doute espéré. Je ne vous promettrai pas de le devenir, car je suis comme je suis. Mais avec moi, vous aurez la certitude d’un homme qui ne mentira pas devant l’autel lorsqu’il promettra de vous aimer. Je veux que nous partagions ces moments simples que vous me décriviez, je veux être plus qu’un ami, je veux unir ma vie à la vôtre. Je quitterai le Languedoc pour demeurer près de vous. Je ferai tout mon possible pour rendre vos jours heureux.

Il s’interrompit un instant, fit un pas en direction de celle dont ne se détachait plus le Sienne des yeux convaincus. L’essentiel était dit… non. Il manquait la conclusion à cette longue déclaration. Cela faisait des semaines, des mois peut-être qu’il ne lui avait parlé autant, qu’il ne s’était ouvert à elle avec une telle flamme. Assurément, cette tirade marquerait une rupture, pour le pire comme pour le meilleur. Assurément, elle provoquerait une réaction. Peut-être cruelle, peut-être définitive, peut-être merveilleuse, peut-être absolue. Sa dextre glissa jusqu’à la Prinzessin proposant un support sans l’imposer.

Cette main, je la tends vers vous. Elle attendra la vôtre le temps qu’il faudra, elle sera comblée ou déçue, mais elle restera tendue vers vous. Car vous êtes la seule Votre Altesse, la seule vers qui elle puisse se tendre. S’il le faut, je ferai cette demande devant témoin plus sobrement, plus formellement. J’attendrais quoiqu'il en soit sans vous presser, ni vous obliger. A votre convenance, je demeurerai ou non à vos côtés. S’il vous plaît que je reste, alors vous n’aurez à souffrir aucune allusion à cette demande, je respecterai le délai qui vous sera nécessaire avant de me rendre réponse. Humblement, j’espère que vous ne jugerez pas trop sévèrement ma franchise. Ma demande ne correspond peut-être pas aux usages, elle déroge peut-être à vos attentes, à vos exigences, mais elle vient du cœur et c’est là mon plus grand bien, celui que je désire vous offrir devant le Très-Haut.

Amen. Les dernières paroles prononcées se perdirent en un murmure. Sillage de flamme pour un Phénix apaisé, serein. Les mots avaient jailli en syllabes de conviction, ils s’étaient enfuis d’une âme où trop longtemps ils étaient restés captifs. Affirmées sans être impérieuses, les phrases témoignaient de cette retenue, de cette puissante croyance longtemps contenue. Le sort en était jeté. Ils avaient tous deux espéré se créer des souvenirs communs à Dourdan. En se livrant pareillement, le Pair avait vraisemblablement frappé le lieu de son empreinte. Irrécupérable sans doute, mais irrémédiablement sincère, insupportablement lui-même. En somme, un époux parfait ou un homme à fuir à tout prix. Sa dextre demeura tendue quelques instants encore puis se retira lentement. Dans cette église dédiée à saint Jean-Baptiste, dans ce fief qu'ils découvraient ensemble, dans cette époque troublée et difficile, l'Euphor s’attendait à tout désormais, mais certainement pas qu’une alabastrine et douce main vînt se poser dans la sienne. Il aimait, il aimait à en perdre la raison.
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Ingeburge
Cette main tendue, elle ne la saisit pas, elle n'esquissa pas le moindre geste vers elle, même, elle recula d'un pas, puis d'un autre, tout en la regardant fixement. Cette main tendue, elle la refusa, comme elle l'avait refusée dans l'intimité d'un cabinet du Louvre un soir d'été, quand pour la première fois, il s'était déclaré. Depuis cette soirée de juillet, il y avait un peu plus d'un an et demi, une guerre d'un genre particulier avait été déclarée et ce jour voyait le lancement d'une bataille de plus dans leur conflit privé, cette bataille qu'elle avait voulu anodine et qu'il rendait dévastatrice. Durant une poignée de secondes, elle se dit qu'elle aurait dû le conduire ailleurs que dans une église et surtout ne pas faire état des projets qu'elle avait pour le lieu... Si elle l'avait emmené vers la tour des Chauffeurs, là où se trouvaient les geôles, peut-être que la proposition qu'il venait de formuler aurait été tout autre même si, en y pensant deux secondes de plus, les chaînes pendant aux murs auraient sans aucun doute été source d'inspiration pour ce tenant du mariage. En fait, ce damné Languedocien aurait trouvé le moyen d'être influencé par n'importe quel endroit car cette idée ridicule, il ne venait pas de se la forger sur l'instant. Cela, elle l'avait vu à ce sourire éclatant qui peu à peu avait perdu de son éclat jusqu'à s'éteindre tout à fait; cela, elle l'avait compris aux mots hésitants qu'il lui avait tout d'abord servis quand, moqueuse, elle l'avait interrogé; cela, elle l'avait remarqué au drôle d'air qui avait habillé son visage brun avant de laisser place à la solennité; cela, elle l'avait su à ce cierge tenu d'une main puis empoigné vivement par la seconde; cela elle n'avait pu que le percevoir à cette avancée douce mais implacable vers elle. A dire vrai, il lui était arrivé une seule fois de songer que l'Euphor réclamerait peut-être sa main, quand le duc du Nivernais l'avait officiellement demandée en mariage; elle ne s'était pas du tout attendu à pareille déclaration de la part de l'héritier de Guise. Mais voilà, sans qu'elle sût bien si elle en était soulagée ou déçue, cela ne s'était jamais produit, l'idée s'était envolée tout aussi rapidement qu'elle était venue et elle n'y avait plus songé. Jusqu'à aujourd'hui.

Ce dont elle était en revanche sûre, c'est qu'elle aurait accueilli la demande en opposant un rire méprisant si elle était survenue plus tôt. Elle n'avait aucune envie de se remarier et n'avait jamais rien entrepris en ce sens. Pourquoi serait-elle allée s'encombrer d'un second époux ? Elle avait tiré tout ce qu'elle avait voulu de ses premières noces : un nom, une position, des titres, de l'argent. Mieux, elle avait non seulement regagné une situation perdue à la suite de son exil forcé, mais elle avait aussi remporté deux primes plus qu'honorables, une héritière et un marchepied pour s'élever davantage encore, elle avait même récolté des cornes. Elévation pour laquelle elle se voyait aujourd'hui assurée par son prétendant qu'il s'estimait digne d'elle. L'allusion ne lui avait guère plu là où les perspectives présentées par le Castelmaure-Frayner, perspectives selon lesquelles ils seraient puissants et constitueraient l'une des plus belles lignées de France, ne l'avaient pas irritée. L'Aiglon et elle étaient du même monde, ils pouvaient se tenir pareil langage, ils pouvaient évoquer leur union comme l'on évoque un contrat de négoce, elle n'avait pas l'impression d'être un trophée. Actarius en revanche n'était pas des leurs, il l'avançait lui-même et au fond, elle était déçue qu'il se permît de s'adresser à elle comme s'ils étaient des semblables. C'était à nouveau un écueil dans leur progression commune, c'était comme souvent lorsqu'il s'agissait d'eux l'affrontement de deux conceptions radicalement différentes. La seule raison pour laquelle elle aurait consenti et consentirait un jour à s'unir une seconde fois à un homme, ce serait l'assurance de la respectabilité : une femme du meilleur rang ne pouvait demeurer célibataire sans risquer les commérages. Et si Actarius d'Euphor était en tout point honorable, elle doutait fort de gagner en respectabilité : il voulait l'épouser car il l'aimait de manière insensée, ce qui n'avait rien de rassurant.

Oui, elle aurait éclaté d'un rire hautain s'il s'était déclaré plus tôt, elle n'avait nul besoin de se marier, et certainement pas dans ces conditions. Oui, elle se serait moquée, plus ou moins méchamment, l'aurait fait taire de quelques mots bien sentis et s'en serait tirée d'une pirouette. Oui, elle aurait ri, sans retenue. Et elle rit tout aussitôt quand il acheva son discours par le choix qu'il lui laissait. Cela commença doucement, dans sa gorge, avant de prendre de l'ampleur et de gagner en force, à s'en répercuter sous les voûtes de l'église alors qu'elle ouvrait largement une bouche laissant apparaître des dents d'une blancheur éclatante. Pouvait-elle réagir autrement? La question n'en était pas une, elle connaissait la réponse depuis longtemps. Actarius lui avait fait peur, dès le début, pour tout ce qu'il avait de dérangeant et de dangereux et c'était cette frayeur qui s'exprimait désormais, qui éclatait dans ce rire nerveux et sinistre. Elle était secouée des pieds à la tête, ses épaules tressautant sous la convulsion et elle était en était si saisie qu'elle se tenait le ventre d'une main tandis que l'autre venait se poser sur ses lèvres étirées en un rictus douloureux. L'effroi, cet effroi bien connu désormais, était revenu quand elle avait vu son sourire soleilleux s'affaisser, quand les traits de son visage mat s'étaient empreints de gravité et que toute la passion qu'il avait pour elle s'était accumulée dans ses yeux. Ce regard chthonien l'avait poursuivie dès le premier jour, quand celui qui s'était érigé en tourmenteur l'avait complimentée et lui avait fait connaître le désir qu'il avait de l'embrasser. Et la terreur familière jusque lors contenue venait finalement de forcer les digues de sa raison pour exploser en cette hilarité détonante.

Encore un choix. L'on pouvait dire que l'existence se résumait à décider, vivre ou mourir, partir ou venir, arrêter ou continuer, essayer ou renoncer. Mais ces temps-ci, il n'y avait plus que cela, l'Empire ou la France, la Curie ou le roi, le retrait ou ses charges, ses envies ou ses devoirs. Et elle en avait assez de devoir décider, voulant tout, ou rien; pourquoi fallait-il à toute force choisir? Pourquoi la seule alternative du blanc, était-ce le noir? Les nuances lui étaient interdites, composer lui était proscrit, en tout et pour tout elle devait se prononcer, se positionner. Sa tête depuis des semaines menaçait d'éclater et voilà maintenant que lui s'y mettait à son tour et ajoutait au chaos. Elle espérait pouvoir compter sur lui, c'était d'ailleurs pour cela qu'elle avait voulu qu'il l'accompagnât à Dourdan, là où ils n'auraient pas à se cacher, à écarter des possibilités. Mais encore un choix. Elle eut chaud soudain, tant à cause de ce spasme qui la soumettait toujours qu'à cause de la réalité de la situation. Ses jambes menaçaient de la trahir maintenant et frissonnante mais riante, elle s'approcha d'un banc sur lequel elle se laissa tomber. Désormais plus à l'équilibre, ancrée sur un sol qu'elle avait senti se dérober, elle se calma quelque peu et son rire perdit en volume. Dans l'édifice saisi par le froid, elle étouffait pourtant toujours comme en témoignaient ses joues cramoisies, et la poitrine haletante, elle essayait de reprendre son souffle. De ses mains tremblantes, elle dégrafa le fermail qui maintenait resserré son manteau puis fit glisser sa capuche. C'était mieux mais insuffisant et, riant de moins en moins, elle retira ensuite le cercle d'or qui ceignait son front et retenait sa huve de mollequin. Le voila tomba tout aussitôt quand elle tira dessus et comme elle ne s'était pas formalisée de la poussière recouvrant le banc sur lequel elle s'était lourdement assise, elle ne s'émut pas de voir l'étoffe précieuse gésir sur le dallage terreux. Empressés, ses doigts gainés de cuir s'attaquaient déjà à sa coiffure compliquée, mais ils étaient maladroits, rendus gourds par sa nervosité se dispersant en ce rire déplacé. Alors elle se déganta puis finit par retirer épingles et rubans, tout ce qui enserrait son crâne et qui lui était devenu insupportable. Ses manipulations achevées, elle fouailla dans ses mèches éparses, secoua sa tête libérée du joug ornemental et sa chevelure d'ébène ainsi délivrée se déroula sur ses épaules, dans son dos, jusqu'à frôler le sol.

Du rire qui l'avait prise, il n'y avait plus le moindre écho, elle se tenait maintenant coite, le visage toujours aussi écarlate. Elle leva des prunelles hésitantes vers le comte du Tournel face auquel elle était installée et elle souffla :

— J'avais choisi, après Essoyes.
Une courte pause durant laquelle elle déglutit avec effort fut marquée, puis elle poursuivit :
— C'était si simple de choisir à ce moment-là. Je me suis trouvée seule face à deux ennemis et vous n'étiez pas là. Je n'eus nul besoin de vous chercher, je savais sans le voir que vous n'étiez pas à mes côtés alors que vous l'aviez promis, j'en avais la certitude, au tréfonds de mon être. Et quand je tombai et que je me retrouvai sur les rives de l'inconscience, s'imposa à moi avec acuité que vous aviez en fait déjà rompu votre engagement. C'est à Auxerre que vous avez trahi votre promesse, vous étiez là sans l'être. Je ne vous reproche rien...
Sa voix s'était affaissée mais il y avait comme une lueur de défi dans ses yeux, il devait la croire, elle ne lui en voulait pas. Plus. Quelques secondes s'égrenèrent puis le silence fut à nouveau brisé :
— Oui, c'était si simple. L'on en revenait à ce que je vous avais dit à Saint-Dionisy, à ce que j'avais répété à Clisson, quand je vous fis connaître et que je réitérai que je ne pouvais m'éloigner de Lui, pour vous. Et, allez savoir qui il faut aller blâmer pour cela, quand remise de mes blessures je m'enquis de ma nouvelle affectation, l'on me renvoya vers l'armée à laquelle j'appartenais, l'on me renvoya vers vous. Tout reprit, à peu près, même si je refusais de vous adresser la parole. Tout reprit néanmoins, vous étiez avec moi, le choix n'était plus si simple ni aussi séduisant. Et nous voici ici, et il me faut choisir. J'ai redouté cet instant mais je n'ai jamais pensé qu'il revêtirait la forme d'une demande en mariage.

Doucement, elle secoua la tête, elle avait une nouvelle fois été bien imbécile. Des épousailles, n'était-ce pas la suite logique pour quelqu'un comme Actarius? Jusqu'à quel point s'était-elle aveuglée pour ne pas avoir à faire face à cette possibilité? La situation qui était la leur lui convenait, dans une certaine mesure.
— C'est idiot, n'est-ce pas? Vous avez toujours voulu plus de moi, à chaque fois que je vous ai donné quelque chose, il n'a pas fallu attendre bien longtemps pour que vous exigiez davantage. Voyez, je vous offre Dourdan, pour nous, vous désirez que je vous épouse. Oh, je ne me plains que mollement, cette insatiété fait partie de vous et j'aurais pu m'éloigner avant. Vous voulez tout, vous prenez des morceaux de moi et cherchez à obtenir ce qui ne vous appartient pas encore, je l'ai su dès le commencement et si j'ai essayé à maintes reprises de me défaire de vous, nous savons tous deux que cela a été un échec.
Des plaques érubescentes marbraient ses joues, son cou, il lui semblait toujours étouffer alors que lentement, la panique décroissait.
— Permettez en revanche que je formule une remarque. Vous déclarez vouloir être plus qu'un ami mais il n'a jamais été question d'amitié entre nous. Nous avons travaillé ensemble, en bonne intelligence, mais ne me leurrez pas, la première chose que vous avez exigé de moi quand nous avons pour la première fois abordé autre chose que nos charges, c'est un baiser. Vous n'avez dès lors eu de cesse de m'entretenir de votre inclination, de m'en dépeindre la force et de m'en conter le caractère irrévocable. Rien d'amical dans tout cela.

Ses lèvres incarnates se pincèrent, comme refusant de la laisser en dire plus. Mais pouvait-elle se plonger dans le mutisme et se retirer comme si rien ne s'était produit? Le comte du Tournel lui permettait de ne pas répondre immédiatement, de réserver son choix, quel qu'il fût et il était prêt à rester auprès d'elle. Comme avant en somme. Mais cette ère-là était souillée, révolue, jamais ils ne pourraient y revenir. Son désespoir éclata alors en une une affirmation :
— Je vous déteste tant, vous me mettez à la torture en me donnant l'apparence du choix, vous épouser ou non, alors que je ne dispose en fait pas du choix de ne pas choisir. Pourquoi devrais-je donc décider, moi? Est-ce vraiment nécessaire? Ne me répondez pas que vous attendrez, ne me dites pas cela, cela n'aide en rien.

Nouveau silence. Elle le mit à profit pour se lever et se rapprocher de lui. Elle avait recouvré l'essentiel de ses moyens mais la peur de lui ne l'avait pas quittée, pire, celle-ci était désormais mâtinée d'incompréhension. Sans même y réfléchir, elle se saisit du cierge qu'il tenait toujours et le déposa sur le banc le plus proche. Puis, revenant enfin à lui, elle le fixa intensément de ses yeux vides et lui intima :
— Dites-moi plutôt pourquoi vous épouser serait mieux que ce que nous possédons actuellement. Et ne me répondez pas ce que vous croyez que je veux, n'essayez pas de me parler de ce qui serait digne de moi, cela ne vous va pas. Le mariage n'est rien d'autre à mes yeux qu'une rencontre d'intérêts sociaux, patrimoniaux et financiers; ce n'est pas le cas pour vous. Si vous aviez été un autre, vous auriez visé juste en me détaillant tout ce que je gagnerais à m'unir à vous. Mais vous n'êtes pas ainsi, nous différons là aussi sur cette question. Alors, pour en finir avec mes aspirations, soyez assuré que je n'ai pas besoin de votre argent, de vos titres, de votre réputation, j'étais quelqu'un avant que vous n'entriez dans ma vie et ce que je possède ne sera pas perdu à mon trépas puisque j'ai une petite fille d'un premier lit.
Et pour qu'il ne se dérobât pas et puisqu'il la forçait à choisir, elle ajouta dans un souffle :
— Sachez aussi que si au lieu de me faire retour, vous exigez une réponse immédiate, ce sera un non qui me viendra, un non ferme et définitif, ce qui signifiera que nous devrons nous faire nos adieux. Je n'en ai aucune envie. Peut-être qu'effectivement le mariage est la seule option puisque c'est ce que vous avez choisi pour vous, mais elle ne me va pas en l'état. Alors, convainquez-moi. Ne me taisez rien et n'essayez pas de me ménager. Captivez-moi, ravissez-moi. Ensuite, je choisirai.

Et selon, elle mourra ou elle vivra.
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ABSENTE DU 16 AU 24 MARS
Souci héraldique tout court = contacter un maréchal
Souci exam' héraldique = contacter Perrinne
Souci TNAPF = bureau de la Pairie
[Courriers = mp IG
Retour examen héraldique = mp fofo I]
Actarius
Le rire résonna longuement pareil à un maléfice tandis que se déroulait déjà sous ses yeux la scène fatale d'un sanglant combat. Lui, le Colosse de Margeride, transpercé d'acier au flanc, s'affaissant lentement le sourire aux lèvres d'être libéré d'une vie exsangue de son essence. Lui, le Phénix, ployant dans son propre brasier jusqu'à s'éteindre définitivement sans considération pour une légende dépourvue de sens. Lui, le Coeur d'Oc, asséché d'avoir trop aimé. Déjà ses sens s'engourdissaient devant le camouflet insupportable de ce rire machiavélique, déjà son corps inerte s'apprêtait à se mouvoir pour aller en quête de la seule fin qui lui avait toujours semblé honorable, celle qui ne pourrait surgir que d'une arme ennemie dans ses chimères de champs d'honneur. N'était-ce pas là finalement où résidait sa seule folie ? Avoir cru ne serait-ce qu'un instant qu'ils pourraient vivre heureux, ensemble, simplement. Ce rire lui dictait sa folie et affligeait comme autant de lames d'esprit son âme éperdue. Elle se moquait. Elle se moquait de cet insignifiant campagnard, de cette brute écervelée, façonnée par des valeurs de paysans, sans fard ni parure. Elle raillait ses prétentions du haut de sa splendeur, impitoyable juge d'une médiocrité qui lui collait aux bottes comme le crottin aux sabots. Toujours soucieux de se montrer digne d'elle, il recevait de plein fouet les échos sonores du symbole de la vacuité de son existence. Il avait pensé s'être élevé, s'être affranchi de sa condition pitoyable pour la conquérir, il s'était trompé. Il ne paraissait rien de plus que ce qu'il avait été une année et demie plus tôt.

L’espoir revint cependant. Le rire diabolique, symbole de son indignité, s’estompa et fidèle à sa nature bonhomme, fidèle à cette foi inébranlable qu’il avait en ses sentiments, il l’observa libérer sa longue chevelure avec une tendresse infinie. Elle quittait ses parures, elle allait vers la simplicité qui était sienne, elle faisait un pas vers lui. Peu auparavant, il s’était senti blessé, humilié, et là, déjà, il lui pardonnait sa cruauté. Elle ne pouvait ignorer la valeur qu’il portait aux aspirations de son cœur, elle ne pouvait s’en jouer sciemment, elle ne pouvait vouloir se rire de lui, se moquer tout en sachant quelles douleurs, cela provoquerait en lui. Non, elle n’était pas ainsi. Chacun de ses gestes, épurés de toute nervosité sous le regard euphorique encore trouble des émotions engendrées par ce rire aux abois, témoignait de sa grandeur d’âme, de sa magnanimité. Ainsi qu’une statue à laquelle on aurait subitement donné vie, il bougea. Gauche encore, peu assuré, mais vivant. Car en un tel cœur, il n’était pas question de tiédeur, c’était soit l’un, soit l’autre avec un excès enivrant d’absolu, avec ce risque continuel de se briser ou de battre encore plus fort. Il n’était pas de demi-mesure, il n’en serait jamais. Elle venait à lui, elle se libérait de ses jougs, elle se montrait sans costume avec une pureté virginale qui sublimait sa divine âme. Elle restait infiniment tout. Par sa seule aura, elle répondait au pourquoi, au comment, elle donnait un sens à la vie du Comte. Plus encore, elle était la vie, sa vie, leur vie.

Puis, vinrent le regard, des mots qui lui firent regretter l’éclat de ce rire morbide. Chaque syllabe venait éroder un peu plus le roc de ses folles espérances. Tétanisé, il écoutait ce qu’il pensait être une sentence, il essuyait avec un aplomb impensable des propos qui le renvoyaient à nouveau vers son insignifiance, vers ses erreurs, vers ses défauts. Elle ne lui épargnait rien. Dans le fil de ses phrases, il percevait tout ce qu’il lui avait infligé, tout ce qu’il lui infligeait encore si bien que, sournoise et amère, l’idée qu’il ne pouvait la rendre heureuse, qu’il n’était qu’un grossier égoïste, se répandait en lui. Et il attendait la fin, le regard bouleversé, la silhouette figée. Il l’espérait avidement même tant la situation lui devenait pesante. Mais elle approcha. Il vacilla à nouveau, laissa échapper le cierge de sa main sans résistance. Il crut un instant peut-être à un dénouement heureux, mais l’impression se noya sous une nouvelle vague de paroles. Elles étaient plus terribles encore que toutes celles qui avaient résonné jusqu’alors. La convaincre ? La captiver ? La ravir ? Sur le terrain des mots, elle régnait en maîtresse. Elle avait réponse à tout et son raisonnement implacable dicterait mille inconvénients à chaque avantage qu’il énoncerait. Ses arguments reposaient sur la vérité de son cœur, ils ne s’expliquaient pas vraiment, ils se vivaient simplement. Impossible, elle exigeait l’impossible en faisant planer le spectre d’une fin définitive, dont il avait conscience et qui se matérialisait. Il n’avait pas de réponses à opposer, pas de logique soigneusement ficelée à exposer. Il ne possédait que lui et la tournure de cette entrevue lui faisait clairement comprendre que ce "lui" était à ranger dans la catégorie "insuffisant".

De son enfance simple, bercée par les valeurs des récits épiques que son oncle lui avait contés, il avait gardé une vision bien particulière du courage et de l’héroïsme. Jamais une histoire ne semblait aussi belle en son cœur que lorsque les protagonistes avaient déjà conscience de la fin qui menaçait, lorsqu’ils savaient même que tout ce qu’ils pourraient dire ou faire n’y changerait rien. Leurs voix, dépourvues de résignation, brisaient toutefois le silence emportant avec elles les inflexions d’un idéal transcendé, ils agissaient néanmoins méprisant la finalité pour vivre pleinement ce en quoi ils avaient foi. Roland n’avait-il pas longtemps refusé de sonner le cor à Roncevaux ? N’avait-il pas tenté de briser son épée se sachant perdu ? Il savait que la mort l’attendait immanquablement et il était allé à sa rencontre en défendant fièrement ses valeurs. Dans le Cœur d’Oc, porté par ce type de légendes, qui fleurissaient en un printemps sans fin dans ses contrées natales, le courage n’était pas un vain mot. Là, il aurait pu abandonner sous le poids de ses tourments, il se prit de croire plus que de raison, encore, aux folies de son âme et s’empara tendrement de la main droite de la Prinzessin. Il la déposa sur son puissant poitrail, là où elle pourrait ressentir. Puis, chastement, délicatement toujours, il apposa cette frêle main contre sa poitrine féminine. Il la fit remonter jusqu’à ses joues rosies par l’émotion avec une assurance dans le geste qui n’enlevait rien à la douceur, à la pureté de ce partage sensoriel.


Les battements de nos cœurs, vos joues légèrement rouges, mon regard plein de tendresse. En cela, résident toutes les réponses pour moi. Je peux essayer de mettre des mots, mais ils ne seront jamais aussi forts, ils ne porteront jamais autant de chaleur que la réalité que nous partageons. Mais je ne veux pas me dérober, ni vous donner l’impression de le faire.

Sa sénestre vint alors saisir l’autre blanche main pour parfaire le lien, pour mieux témoigner du délicieux brasier qui existait de part et d’autres de ses quatre mains unies à hauteur de taille désormais. Son sourire lui rayonnait de nouveau, céleste et inatteignable. Car le Phénix se sentait de plus en plus libéré, car il voltigeait vers l’inexorable et ne pouvait être plus beau que dans ce qui s’apparentait quasiment à un dernier vol. Son sillage flamboyant illuminait le petit édifice. Et puisqu’il semblait écrit qu’il fendait l’air vers sa perte, puisqu’il s’était déjà envolé, qu’il avait peut-être déjà tout perdu, alors il fut lui-même, vestige d’une enfance baignée d’un héroïsme de récit.

Oui, le mariage n’est pas un contrat social pour moi. Il est l’affirmation des sentiments. Il est le moment où deux âmes se portent l’une vers l’autre devant le Très-Haut, où elles quittent l’ombre des doutes pour la lumière. Il est un engagement solennel et pur que l’on prend car on a pris conscience que sa vie n’est rien sans l’autre, qu’elle n’a de sens qu’à ses côtés. Nous sommes toujours là, l’un avec l’autre, malgré les conflits, malgré les circonstances, malgré nos différences. Nous sommes là parce qu’il ne peut en être autrement. Nous avons vécu de merveilleux moments ensemble, mais trop peu, car toujours survenait un obstacle. Où seraient ces obstacles si nous nous mariions ? Nous serions libres de partager ces moments lorsqu’il nous plaira, de les multiplier. Nous serions ensemble et même lors de séparations nous aurions la certitude de pouvoir nous retrouver et d'en partager d’autres. Nous pourrions nous promener sur vos terres, nous arrêter un instant et contempler la vie simple autour de nous. Ensemble, sans crainte que de partager ce moment ne paraisse déplacé. Imaginez une vie simple, où nous serions heureux de partager notre quotidien, de nous parler librement, sans cette tension si souvent présente.

Ingeburge, reprit-il en un murmure enthousiaste. Je vous aime tant. Vous êtes d’une rare intelligence, vous êtes fidèle à vos convictions, à vos valeurs et vous les défendez avec une telle logique qu’on en vient à se demander comment on a pu ne pas y penser. Vous portez la grâce et la dignité en vous, vous les incarnez même. Vous ne rechignez jamais au sacrifice pour le bien d’autrui. Il n’est pas une personne qui vous égale en ce monde. Vous avez en vous cette fragilité, cette pureté et, malgré elles, malgré tout ce que vous avez pu endurer, vous dégagez une telle force. Vous lisez en moi, vous me devinez souvent, vous avez su me soutenir lorsque j’en avais besoin et me corriger sans ménagement lorsque cela était nécessaire. Je suis devenu meilleur grâce à vous. Bien sûr… je ne puis changer ma nature, mais quand bien même celle-ci m’amène à parler ou à agir de manière déplaisante pour vous, vous l’acceptez et me le pardonnez sans pour autant vouloir me changer.

Il parlait, il parlait, animé, souriant, pressant parfois les mains qu’ils tenaient dans les siennes. Il se laissait emmener par ces phrases pas toujours bien tournées, sincères néanmoins car elles prenaient leur source dans son cœur. Quitte à aller vers sa fin, il y allait avec panache, enflammé comme de coutume. Et je crois, moi aussi, vous apporter de bonnes choses, je crois que vous êtes bien avec moi, que vous êtes en confiance, que vous savez que vous pouvez vous confier, vous ouvrir, être vous sans retenue. Je pense vous adoucir aussi, car nous savons tous les deux que vous êtes capable d’une froideur extrême, mais vous ne me l’avez jamais infligée, même s’il est vrai que vous ne m’avez pas épargné, et sans doute vous ai-je rendu la pareille bien des fois. Oui, nous sommes différents, mais nous nous complétons, nous avons besoin l’un de l’autre et je crois que nous ne pouvons tous deux imaginer une vie l’un sans l’autre. J’espère entrer dans votre quotidien et que vous entrerez dans le mien, que ces quelques moments que nous partageons parfois deviendront légions. Et je ne crois pas que cela soit possible actuellement, je crois qu’il y aura toujours un obstacle, un intrus, la crainte des "on dit", que ces moments resteront rares, qu’ils demeureront incomplets, tendus, excessifs ou retenus, faute d’être assumés pour la vérité qu’ils portent en eux.

La conclusion arriva, la seule possible selon lui, la réponse à tout, l’explication, la justification. Elle soutenait tout, elle était la charpente de l’édifice qu’ils s’efforçaient tous deux en commun et qui menaçait désormais de s’effondrer. Car toute la foi dont était animée sa déclaration ne changeait rien au fait que leur appréhension mutuelle des choses divergeait. Aussi, ses arguments n’en seraient peut-être même pas à ses yeux. Il avait déjà tout perdu ou allait peut-être tout perdre, mais au moins, il était demeuré fidèle à ce qu’il resterait quoiqu’il advînt.

Nous nous aimons. Le mariage nous permettrait de vivre pleinement cet amour. Voilà ce dont je suis convaincu, voilà ce à quoi j'aspire, Ingeburge.

Et il se tut, toujours souriant, prêt à vivre ou à s’éteindre.
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Ingeburge
Si l'enfance du jeune et paysan Actarius avait été bercée par les relations des aventures des preux chevaliers, par les chansons de geste et les lais héroïques, l'adolescence d'une Ingeburge née une quinzaine d'années plus tard avait été nourrie de chansons et de romans courtois et ce d'autant plus qu'elle avait poussé en Provence, un de ces bouts d'Occitanie où avait émergé, jailli, le fin'amor – l'amour parfait. Là, comme toutes ses petites camarades, elle avait rêvé à une cour chaste et respectueuse alors qu'elle se savait, comme les autres, promise à un mariage d'intérêt. Si elle n'avait pas poussé l'expérience plus loin que de doux rêves là où d'autres, par-dessus le muret, avaient reçu des vers et entretenu de naïves amourettes, si elle était restée un peu à l'écart de toutes ces filles qui dans leurs moments libres se récitaient poèmes inspirés, elle n'en avait pas moins été attentive et de fait, en avait été profondément marquée. Quand elle avait quitté le couvent, ses rêveries avaient été alimentées par celui-là même qu'elle avait épousé pour sa situation et qui de son côté cherchait une femme neuve et docile car l'homme venait du Piémont et lui avait fait découvrir Guido Guinizzelli, Dante, Pétrarque et Boccace. Autant dire que l'expérience qu'elle avait de l'amour était toute théorique et que ses idéaux en la matière étaient tout aussi haut placés.

L'Euphor le lui avait d'ailleurs reproché une fois lors de l'une de leurs inévitables querelles, il avait évoqué Tristan et peut-être d'autres de ses héros prêts à mourir pour leur belle, elle ne savait plus maintenant qu'elle écoutait la conclusion de son plaidoyer et que lentement, elle ôtait ses mains des siennes. La saillie n'avait pas été relevée, elle n'avait tout bonnement pas compris, mesurant simplement une fois de plus qu'ils étaient par trop dissemblables. Chez Actarius, l'on se mariait car l'on aimait; chez Ingeburge, l'on se mariait pour préserver ses intérêts. Cette tentative pour la convaincre à laquelle, à sa demande à elle, il s'était plié, ne le criait que trop. Par son contenu d'abord, par sa forme ensuite : il s'était déjà montré plus inspiré et plus passionné. Elle avait des lettres qui en témoignaient et elle ne pouvait oublier certaines de ses déclarations enflammées. Un frisson la parcourut quand elle se rendit compte que finalement, elle était en train de vivre son propre roman courtois. Et elle frissonna derechef en reconnaissant qu'Actarius, sans y prendre garde, avait respecté tous les codes du genre. Jusqu'à aujourd'hui. La demande en mariage marquait une rupture dans sa cour assidue, dans la perfection de son comportement à son égard puisque l'on ne peut épouser la dame de ses pensées. Mais même aujourd'hui encore, il continuait, en quelque sorte. Il devait la convaincre du bien-fondé d'une union, il trouvait encore le moyen de se livrer à son panégyrique, de parler d'elle avec une chaleur qui confinait à l'idolâtrie, de soupirer plus que jamais après elle. En cette église désacralisée, il lui vouait un culte qui prenait les contours du blasphème.

Troublée par ce qu'elle venait de découvrir, Ingeburge se détourna et prit la direction de l'autel. C'était étrange, vraiment étrange et cela l'était encore plus quand l'on songeait que ce diable d'homme poussé sur les contreforts de la Margeride parlait le langage du
trobar. Pour autant, la Prinzessin était suffisamment lucide pour admettre que c'était parce que c'était lui qu'elle était en danger, et non parce qu'elle retrouvait chez lui l'usage de cette langue d'oc qui avait rendu hommage à l'amour et qui avait été l'arme fin, ric, sotil des troubadours. D'ailleurs, elle avait grand peine à la supporter, à cause des douleurs que lui avaient provoqué la Provence, elle ne l'admettait que chez lui. Oui, c'était étrange de ne s'en rendre compte maintenant, alors qu'elle n'avait jamais cessé de les lire, ces poètes glorifiant la femme et de ne comprendre que maintenant que lui qui n'avait eu de cesse de lui rappeler qu'il ne venait pas de son monde s'était comporté comme le pregador auquel rêvaient les jeunes filles des castes privilégiées comme Ingeburge. Certes, il n'avait rien d'un jouvenceau comme il sied à tout prétendant d'une dame de qualité même si dans son enthousiasme, l'on pouvait déceler des traces de l'adolescent qu'il avait pu être. Mais il remplissait la qualité sociale de tout soupirant : une condition inférieure à celle de sa domna. Et il avait essuyé, jour après jour, semaine après semaine, les refus, à en connaître le dol, à s'en montrer parfois gilos, avait subi divers assaj, délaissant sa prime folor et prouvant ainsi sa mezura et la pureté de son cœur.

Et maintenant... maintenant, il aurait dû revenir à elle de le distinguer et de le récompenser, en faisant de lui son
drut et de lui laisser connaître le joi en étant ainsi accepté lui qui avait déjà atteint le paratge, par ses qualités, ses valeurs, sa constance, avant même, elle en était persuadée, qu'ils se rencontrassent. Une chanson de Guilhèm IX de Peitieus, duc d'Aquitània e de Gasconha, premier troubadour, lui revint alors que tournant toujours le dos à son fin aman, elle tâchait de se décider. Les vers lui revinrent, comme une bouffée de son adolescence rêveuse, s'accordant si bien à la situation qui était la sienne.
    Farai chansoneta nueva
    Ans que vent ni gel ni pleuva
    Ma dona m'assaya e·m plueva
    Quossi de qual guiza l'am
    E ja per plag que m'en mueva
    No·m solvera de son liam.
« Pourquoi vous ? Je ne le sais pas. Mais aujourd'hui je sais que cela ne pouvait être que vous. Cela sonne comme une évidence en moi. » L'incrédulité avait présidé aux premiers temps de leurs rapports suite à l'aveu, elle ne comprenait tout simplement pas qu'il eût levé les yeux vers elle, mieux, qu'il eût osé le faire. Dès lors, elle n'avait cessé de demander, de l'interroger, de le harceler pour comprendre, ne se doutant pas qu'elle essayait dans le même temps d'éprouver cet amour qu'il disait avoir pour elle. Elle avait besoin de faits, d'indices, de preuves, ne pouvant se contenter que c'était ainsi et pas autrement. Et il était demeuré là, constant, s'éloignant quand elle le réclamait, revenant quand elle l'exigeait et il avait tout subi, son courroux, son mépris, sa froideur, sans jamais varier dans ses sentiments.
    Qu'ans mi rent a lieys e·m liure
    Qu'en sa carta·m pot escriure
    E no m'en tengatz per yure
    S'ieu ma bona dompna am
    Quar senes lieys non puesc viure
    Tant ai pres de s'amor gran fam.
« Abandonnez-moi vos yeux et vous verrez dans mon regard ce qu'il en est de mon ivresse. » Dès le début, elle avait préféré minimiser. Il s'était déclaré auprès d'elle avec une éloquence rare et sa première réaction avait été de froidement déclarer, le regardant tenir puis vider son gobelet d'hypocras, que boire ne lui réussissait aucunement. Aujourd'hui encore, revivre cette scène lui était douloureux et elle le ressentait physiquement, dans sa chair, dans ses entrailles, dans ses os. Elle avait souffert de cet aveu, s'estimant responsable de ce qu'elle avait jugé comme une toquade bête et puérile, concluant qu'elle avait dû faire quelque chose de mal pour qu'Actarius la considérât comme un être pouvant être courtisé et désiré. Depuis lors, elle portait le poids d'une faute, depuis lors il n'avait eu de cesse de l'entretenir de son inclination.
    Que plus etz blanca qu'evori
    Per qu'ieu autra non azori.
    Si·m breu non ai ajutori
    Cum ma bona dompna m'am
    Morrai pel cap sanh Gregori
    Si no·m bayza en cambr'o sotz ram.
« C'est que je vous trouve belle, irrésistiblement belle et que j'ai terriblement envie de vous embrasser... » Un baiser, c'est ce qu'il avait exigé, d'entrée, tout juste après qu'il lui eut révélé sa flamme. Et elle lui en avait donné un, plus d'une année après. Sur la joue. C'était peut-être le geste le plus tendre qu'elle avait jamais eu pour lui. Leurs embrassades** se comptaient sur les doigts d'une main, ses baisers à lui – sur le front – se chiffraient au nombre de deux. Leur attirance réciproque s'était très vite détachée de leur trouble physique même si celui-ci était très fort et c'est pour cela qu'elle se souvenait avec acuité des rares et chastes instants passés dans les bras l'un de l'autre, qu'elle sentait des vagues de chaleur envahir sa peau alabastrine quand elle les revivait. Un baiser, elle avait toujours l'impression qu'il était au bord de lui en prendre un, comme pour imprimer sa marque, comme s'il en avait besoin pour vivre.
    Per aquesta fri e tremble
    Quar de tan bon'amor l'am
    Qu'anc no cug qu'en nasques semble
    En semblan del gran linh n'Adam.
« Votre Altesse, votre beauté ce jour éclipse tous les prodiges de préparation que vous avez consentis... » Elle avait cru mourir à Vincennes quand il s'était livré à ce compliment sortant de nulle part alors qu'ils attendaient les invités d'une cérémonie royale. Il avait été le premier à se risquer à pareille formule malgré les assiduités que d'autres hommes avant lui lui avaient fait subir. Mais là, c'était tout à fait différent, c'était comme s'il n'avait pas eu conscience de ce qu'elle était, de ce qu'elle représentait, il avait été naturel, s'était affranchi des conventions, de son statut et il n'y avait plus eu qu'un homme et la femme qu'elle se refusait d'être, dans la primarité de leur essence. Avec lui, elle avait eu, dès le début, le sentiment d'être unique, exceptionnelle et délicieusement vulnérable. Dans sa toute-puissance, il frissonnait et tremblait pour elle qu'il voulait à toute force protéger.
    Qual pro y auretz, dompna conja
    Si vostr'amor mi deslonja?
    Par queus vulhatz metre monja.
    E sapchatz quar tan vos am
    Tem que la dolors me ponja
    Si no·m faitz dreg dels tortz qu'ieus clam.
« Je crois parfois que vous espérez me mettre à terre pour mieux me convaincre que c'est mal de vous aimer, que c'est mal de vous inspirer ce que votre cœur avait oublié. » Si Actarius avait été constant dans la manifestation de son amour, elle, avait, avec une belle régularité, tout fait pour le détacher d'elle, l'éloigner durablement. Il lui avait été facile, dans les premiers temps, de se draper dans sa dignité. N'était-elle point encore ordonnée? Ne régnait-elle pas toujours sur la Primatie des Gaules? L'argument avait porté, notamment à Saint-Dionisy et même après la rupture de ses vœux, elle n'avait pas arrêté de dresser Celui qui par tout arrive entre eux. Etait alors venu le temps des reproches, des blâmes, il l'avait accusée de lui mentir, de se jouer de lui et avait exigé honnêteté et considération en compensation des torts qu'elle lui infligeait.
    Qual pro y auretz s'ieu m'enclostre
    E no·m retenetz per vostre
    Tot lo joys del mon es nostre
    Dompna s'amduy nos amam.
    Lay al mieu amic Daurostre
    Dic et man que chan e bram.*
« C'est ici que nos chemins se séparent Votre Altesse. Au revoir. » C'est ce qu'il avait dit, une fois, la sentence sonnant comme irrévocable et elle ne venait pas de lui même s'il l'avait prononcée car c'était elle qui l'avait repoussé. Et il pourrait en dire de même si elle disait non à sa demande en mariage comme elle avait dit non à tout, il aurait les mêmes mots car elle avait parlé d'adieux définitifs si elle ne devait pas être convaincue. Et qu'y gagnerait-elle? Elle le savait déjà : un tourment infini. Elle l'avait su à Saint-Dionisy quand elle avait choisi le Très-Haut plutôt que lui, ne pouvant concevoir Lui être fidèle en s'attachant à un être de chair et de sang. Elle l'avait su après qu'ils se fussent déchirés à Clisson, quand débarquant en ce Languedoc où il vivait, elle avait appris qu'il était porté disparu. Et elle l'avait su après Béziers, quand en cette auberge où il séjournait, elle avait pour la première fois consenti à faire un pas ferme vers lui pour devoir tout aussitôt se séparer de lui.

Définitivement, elle l'avait eu son roman courtois. Ne s'était-elle pas comportée comme toutes ces dames de légende, éprouvant son amant**, le faisant souffrir, blêmir, espérer, briller? Eût-elle voulu se le gagner définitivement qu'elle n'eût pas agi avec plus de rouerie. Pourtant, il n'y avait eu aucun calcul de sa part, aucun plan établi, aucune stratégie étudiée, elle n'avait jamais rien échafaudé pour tenter de s'attacher le Phœnix. Elle avait simplement agi selon son cœur, ses principes, se comportant selon sa vision du bien et du mal, du convenable et de l'inconvenant, décidant selon ce qu'elle croyait juste, non sans mettre là-dedans toute la candeur qu'elle possédait dans le domaine des affaires de cœur. Et puis, réduire ce qui était advenu entre eux à ce que l'on lisait dans les romans aurait été faire abstraction de ce mal qu'ils s'étaient fait l'un à l'autre et qu'ils se faisaient encore, faire fi de la souffrance qu'elle avait connue là où la dulcinée n'était plongée qu'en tourments délicieux et non en affres mortelles. Enfin, Actarius avait semblé un de ces soupirants romanesques mais il n'avait rien de l'écuyer docile et juvénile, prêt à tout endurer sans secouer son joug.

Oh, pour sûr, le comte du Tournel n'était pas de ce genre, il savait où il allait, ce qu'il voulait, surtout quand il s'agissait d'elle, il refusait de se laisser porter et de subir. Et en repensant à ce qu'il venait de dire, il était clair que ce n'était pas au mariage qu'il voulait l'asservir, mais à l'amour. Les noces étaient un moyen plus précis et puissant de le vivre, non pas une fin. C'était une nouvelle étape, un nouveau liant, quelque chose de nature à les rapprocher. Oui, il voulait la convaincre mais sans pour autant la heurter, choisissant encore ses mots et ne répondant pas à l'invitation de ne pas la ménager. N'aurait-il d'ailleurs pas pu essayer de la forcer par les sens pour parvenir à la dominer? Le désir qu'il avait pour elle était bien réel, si elle était quelque peu innocente dans les question de l'amour charnel, elle n'était pas une oie blanche non plus, ayant été mariée et à un fieffé débauché de surcroît. Oui, le désir d'Actarius était bien réel, c'était ce qu'il avait brutalement exprimé avant même de parler d'amour et elle n'était pas sûre en cet instant qu'elle n'aurait pas un jour succombé s'il l'avait souhaité.

L'amour, donc. Par le mariage. « Dicimus enim et stabilito tenore firmamus, amorem non posse suas inter duos iugales extendere vires. » *** Elle le savait, pertinemment et y souscrivait. Les arguments du jugement rendu par Marie de France, antique comtesse de Champagne, étaient limpides et inattaquables. Etait-ce cette conviction qui la freinait? Certainement et elle l'avait dit, le mariage ne servait qu'à établir une position sociale, non pas à nourrir son cœur. Ces valeurs-là, celles dont elle était pétrie, n'étaient pas celles du Phœnix et elle n'essaierait pas une fois de plus de le lui faire comprendre, c'était peine perdue. D'ailleurs, c'était certainement à dessein qu'il invoquait le Très-Haut, l'Eglise, faisant appel à cette foi qui était si importante pour Ingeburge, comme pour la mettre face à ses contradictions. Pour Rome, nul mariage sans amour et en tenant cette position héritée d'une aristocratie qui n'était plus, elle se mettait en porte-à-faux avec sa propre foi. L'amour entre un homme et une femme était pour elle nécessairement secret, en dehors des liens du mariage et donc pêcheur par essence. N'était-elle de toute façon pas indigne de ce sacrement tel que vu par le dogme et le droit canon romains? Elle avait rompu un engagement capital pris envers le Très-Haut en demandant à être libérée de ses vœux. Pouvait-elle donc décemment, si elle finissait par épouser les vues d'Actarius, l'épouser lui? En avait-elle seulement le droit? Et, ultime réticence, Actarius lui faisait prodigieusement peur pour tout ce qu'il arrivait à obtenir d'elle. Il en parlait d'ailleurs de ce tout, déclarant que leur mariage leur donnerait la plénitude. Enfin, la lui donnerait à lui car franchement...

Lentement, elle se retourna et finit à revenir à lui. Elle déclara :

— Vous semblez si sûr de vous, si certain des conséquences bénéfiques de notre union. Pensez-vous donc réellement que le mariage changera quelque chose dans notre relation?
Sans se presser, elle laissa tomber son manteau au sol, se débarrassant d'une entrave de plus puis, ayant rejeté ses cheveux en arrière, elle s'approcha encore.
— Je sais que l'évolution de notre histoire est de nature à vous faire penser que le mariage constituerait une étape logique puisque vous avez déjà su faire céder certaines de mes réticences.
Désormais toute proche de lui, sans pour autant être contre, elle s'arrêta :
— Mais pensez-vous que je me laisserai aller à des gestes tendres en public là où je n'en esquisse que très rarement en privé? Pensez-vous vraiment que je laisserai voir l'étendue de tout ce qui nous unit, que je me mettrai à me tenir à vos côtés, à vous toucher, que je vous laisserai être si proche de moi devant d'autres parce que nous n'aurons plus à nous soucier des commérages?
Gracieusement, elle enroula ses bras autour du cou d'Actarius, comme elle l'avait déjà fait une fois auparavant :
— Tout juste comme cela? Croyez-vous vraiment que je serai autre car je serai vôtre?
Doucement elle se hissa sur la pointe de ses pieds et se rapprocha encore, à en être désormais tout contre lui :
— Le croyez-vous vraiment?
Elle ferma les yeux et caressa doucement son nez contre la joue du comte du Tournel avant de souffler :
— Bien sûr que non. Quel besoin alors avons-nous de faire notoriété de ce qui nous lie?

Dieu qu'elle se faisait du mal, elle qui craignait que ce fussent là leurs derniers instants ensemble. Mais elle ne pouvait pas, plus, se perdre dans une discussion qui les laisserait insatisfaits l'un de l'autre. Cet instant était décisif, il n'y aurait pas d'autre chance, même si elle ne savait de quelle chance il était question puisqu'ils ne seraient jamais d'accord. Et quitte à avoir mal, autant en prendre pour son content. Après tout, des deux, dans leur éblouissant roman d'amour, c'était finalement elle la pécheresse.


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[Littéralement trouver / pur, parfait / riche / subtil / prétendant / dame / douleur / jaloux / épreuves révélant la pureté du cœur / folie / maîtrise de soi / amant (au sens premier) officiellement reconnu / extase amoureuse / noblesse de cœur et d'âme et sens de l'honneur (grosso modo)/ Guillaume IX de Poitiers, duc d'Aquitaine et de Gascogne / amoureux fidèle

* Je ferai chansonnette neuve / Avant qu'il vente, gèle ou pleuve; / Ma dame me mande une épreuve, / Doutant de quelle guise l'aime; / Mais quelqu'ennui qu'elle me meuve / Son lien garderai quand même.
Je me rends à elle et me livre / En sa charte je veux la suivre. / Et ne m'en tenez point pour ivre / Si ma parfaite dame j'aime, / Car sans elle ne pourrais vivre; / De son amour ai faim extrême. / Elle est plus blanche qu'ivoire / Je n'adorerai qu'elle! / Mais si je n'ai prompt secours / Si ma bonne dame ne m'aime / Je mourrai, par la tête de Saint Grégoire, / A moins qu'elle ne m'embrasse dans sa chambre ou sous la ramée.
Pour elle je frissonne et tremble / Car d'un si profond amour l'aime, / Je n'en crois jamais née de si belle / En la grande lignée d'Adam.
Dame jolie, qu'y gagnerez / Si votre amour m'éloignez? / Vous faire nonne vous semblez, ne devez. / Et sachez que tant je vous aime / Que de douleur je crains de trépasser / Si vous ne faites droit de ma plainte blême.
Qu'y gagnerez si je m'enclostre / Et ne me retenez pour vôtre? / Toute la joie (en fait, le joi occitan, voir avant) du monde est nôtre : / Ainsi dame en ceux qui tant s'aiment. / Je mande à mon ami Daurostre / Qu'il chante et non ne crie ce poème.
> Mélange de traductions anonymes et personnelle.

** au sens premier du terme

*** « Nous déclarons et nous tenons aussi fermement établi que l'amour ne peut exercer ses pouvoirs entre deux personnes qui sont mariées l'une à l'autre. » Attribué à Marie de France, comtesse de Champagne, dans une lettre de 1174, reprise par André Le Chapelain dans son De Amore.]

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ABSENTE DU 16 AU 24 MARS
Souci héraldique tout court = contacter un maréchal
Souci exam' héraldique = contacter Perrinne
Souci TNAPF = bureau de la Pairie
[Courriers = mp IG
Retour examen héraldique = mp fofo I]
Actarius
Lentement, ses mains s'étaient dérobées sous des yeux impuissants, emprunts de cette pudicité qui l'avait empêché de la retenir à lui, marqués par cette crainte que ce doux contact fut le dernier. Le sourire s'était éclipsé sur ce visage désormais éteint, prêt à endurer les pires tourments. Il la voyait s'éloigner, se diriger vers l'autel sans lui. Pouvait-il exister plus funeste symbolique du tour que prenait la situation ? Il souffrait déjà mille morts, se refusait pourtant à s'y abandonner en sa présence. Le temps viendrait où il se laisserait envahir, submerger et conquérir. Il se matérialiserait dès qu'elle se retournerait et lui soufflerait "non" de sa voix d'un autre monde. Interdit en cet instant crucial sans pour autant quitter sa dignité, il attendait la sentence, l'épilogue tragique qui se dessinait devant lui. La lumière, qu'elle semblait fuir, subsistait néanmoins. Elle avait pris la forme d'un phare dans la mer agitée où il se débattait tant bien que mal essoufflé par les deuils, près de la noyade, elle avait été le soleil à Vincennes, elle resterait la lumière jusqu'à la fin. Ce jour encore, elle déployait son aura bienveillante aux aspérités angéliques. Celle-ci émanait de chaque parcelle de son être au point de chasser l'ombre de cette église à l'abandon. Elle ne vacillait pas même en cet esprit qui en notait chaque effusion pour mieux les emporter avec lui, pour qu'elle devînt son ultime vision, qui le guiderait par-delà la mort même.

    « Non era l’andar suo cosa mortale,
    ma d’angelica forma ; et le parole
    sonavan altro che pur voce humana .
    Uno spirto celeste, un vivo sole
    fu quel ch’i’ vidi : et se non fosse or tale,
    piagha per allentar d’arco non sana. »*

Mais la condamnation ne vint pas. Elle se tourna, luminescente et plus belle encore que jamais auparavant. Lentement, elle marcha, altérant sa progression de quelques paroles porteuses encore de sombres augures. Il n'y croyait plus, la contemplait humblement alors que les battements de son coeur conquis lui vrillaient les temps avec une telle force qu'il lui semblait que sa raison s'estompait petit à petit. Elle se délesta de son manteau, rejeta sa chevelure. Il s'affranchit de son désespoir naissant, dénia la fatalité. Elle s'exprima encore, il se mura dans un silence respectueux. Elle s'arrêta enfin, sublime et magnanime à l'image d'une Aphrodite qui aurait consenti à accorder le bonheur de sa présence à l'un de ses prêtres. Il se figea dans son enveloppe pareil à un de ces fidèles serviteur en attente d'une nouvelle révélation. Le moment revêtait un tel parfum d'unicité qu'il en perdait pied, bouleversé jusqu'aux confins de son âme. Il flottait quelque chose d'inhabituel dans cet air vieilli par l'oubli. Les mots qui s'échappaient de ses lèvres incarnadines paraissaient une construction, dont il avait déjà entendu quelques avatars. Mais elle avançait vers lui et plus la tendresse de son souffle se précisait, plus il se sentait pénétré d'un nouvel espoir, comme si ce développement ne déboucherait pas sur une formule sans appel. Elle n'avait rien d'hautaine, d'acerbe, de cruelle, de rigoureuse, de dédaigneuse ou de sauvage. Chacun de ses gestes tutoyait la douceur. Ses phrases caressaient malgré leur signification, elles creusaient le fossé qui séparait leur deux caractères, leur deux mondes, mais ce fossé, elle le comblait de ses mouvements.

    « Qui tutta humile, et qui la vidi altera
    or aspra, or piana, or dispietata, or pia ;
    or vestirsi honestate, or leggiadria,
    or mansüeta, or disdegnosa et fera.
    Qui cantò dolcemente, et qui s’assise ;
    qui si rivolse, et qui rattenne il passo ;
    qui co’ begli occhi mi trafisse il core ;
    qui disse una parola, et qui sorrise ;
    qui cangiò il viso. In questi pensier’, lasso,
    nocte et dì tiemmi il signor nostro Amore. »**

Non, il n'était pas Pétrarque - il le connaissait tout juste de nom et ne l'avait pas même lu -, elle n'était pas Laure. Certes, le hasard avait voulu qu'ils eussent fréquenté la même faculté de droit à Montpellier avec un peu plus d'un siècle d'écart, l'un cependant avait réussi à chanter ce qu'il ressentait, l'autre ne concevait pas même qu'il pût être digne de le faire. Elle était tout et lui végétait encore dans sa condition inférieure quelques temps auparavant. Toutefois, lorsqu'il sentit ses bras l'étreindre, lorsqu'il sentit son visage contre le sien, il devint autre. Sa peur d'être indigne d'elle, sa crainte qu'elle refusât de l'épouser parce qu'elle avait honte de lui, ces terreurs érigées en un véritable complexe, où se côtoyaient doute, culpabilité, soif de reconnaissance, furent balayés. Ses forces lui revenaient, insufflées par cette tendresse dont il avait tant besoin. C'était elle, ou l'espérance de celle-ci, qui prêtaient vie à ce colosse, qui le faisaient avancer, qui lui murmuraient l'espoir, qui érigeait l'amour en quête absolue. Car du haut de son expérience, il le savait désormais, le reste n'était rien. Il lui fallait aimer pour survivre, être aimé pour vivre. Dans cette foi aussi instinctive que raisonnable, dans cette assurance d'être digne d'elle, dans ce moment où elle le toucha de sa grâce divine, il puisa un chaleureux et rassurant sourire qu'il déploya jusqu'à peut-être en faire frémir le visage de la Prinzessin. Et il bénit de tout son être l'instant où son coeur s'était emballé.

    « Benedetto sia 'l giorno, e 'l mese, e l'anno,
    e la stagione, e 'l tempo, e l'ora, e 'l punto,
    e 'l bel paese, e 'l loco ov' io fui giunto
    da' duo begli occhi, che legato m'hanno; »***

Non, il n'était pas Pétrarque. Son amour n'avait rien d'un sonnet. Il ne se couchait pas sur un parchemin. Il se vivait. Non, elle n'était pas Laure. Plus déesse que muse, elle offrait un sens à sa vie. Elle ne reposait pas sous le marbre, elle se tenait tout contre lui. Elle ne le dédaignait pas comme un vulgaire prétendant, elle l'illuminait de son contact. Il était cet homme avec ces valeurs sans doute désuetes, avec cette naïveté qui confinait parfois à la bêtise, avec ses idéaux qui échappaient aux codes d'un monde où il n'était pas né. Il était cet homme courageux, capable de tout sacrifier si son coeur le lui dictait. Il était cet homme, qui malgré la proximité, malgré le désir qui régnait en lui, se refusait à céder de peur de ternir celle qui présidait à sa destinée. Il était cet homme enfin qui délicatement déroba sa tête à ce visage sans nul autre pareil, qui posa ses mains avec précaution sur cette taille délicieusement galbée et qui porta un regard rassurant sur les opales adorées. Les yeux dans les yeux, il lui montrerait toute l'étendue de son amour. Ses lèvres toujours tendues d'un sourire qui ne voulait point disparaître se descellèrent et sa voix résonna enfin dans cet édifice poussiéreux.

Vous avez déjà répondu à vos questions et vous connaissez déjà la réponse à la dernière, car vous ne savez que trop bien ce que représente le mariage pour moi. Mais peu importe, cela n'est rien. J'y renonce si cela signifie votre malheur, si cela signifie la fin du lien qui nous unit. J'y renonce si vous êtes heureuse ainsi, car votre bonheur suffira à me combler. Alors, Ingeburge, je vous le demande. Etes-vous heureuse lorsque vous êtes avec moi ? L'êtes-vous maintenant que vous êtes contre moi ? Le serez-vous encore si nous continuons d'avancer ensemble ainsi que nous l'avons toujours fait jusqu'à présent ?

Non, il n'était pas Pétrarque. L'amour ne lui inspirait pas des vers, il lui insufflait la vie. Son coeur ne lui dictait pas des rimes, il lui commandait de tout mettre en oeuvre pour qu'elle fût heureuse et le demeurât. Non, il n'était pas Pétrarque. De fin, il n'en voulait pas dans son poème.

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* Extrait du sonnet 90, tiré du recueil Canzionere de Pétrarque.

Sa démarche n était pas chose de ce monde, / mais de forme angélique ; et ses paroles / résonnaient autrement que simple voix humaine. / Un esprit céleste, un soleil vivant / voilà ce que je vis ; et même si elle n’était plus telle, / la plaie ne guérit pas parce que l’arc se détend.

** Extrait du sonnet 112, tiré du même recueil

Ici toute humble, là je l’ai vue hautaine, / tantôt acerbe et cruelle tantôt tendre et pleine de pitié ; / faisant montre tantôt de rigueur, ou de grâce , tantôt douce, tantôt dédaigneuse et sauvage. / Ici elle chanta doucement, là elle s’assit ; / ici elle se retourna, là elle retint ses pas ; / ici de ses beaux yeux elle me perça le coeur ; / ici elle dit un mot, et là elle sourit ; / là elle changea de visage. C’est dans ces pensées, hélas, / que nuit et jour me tient notre seigneur l’Amour.

*** Extrait du sonnet 112, tiré du même recueil

Béni soit le jour, bénis le mois, l'année / Et la saison, et le moment et l'heure, et l'instant / Béni soit le pays, et la place où j'ai fait rencontre / De ces deux yeux si beaux qu'ils m'ont ensorcelé.

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Ingeburge
« Parla più piano e nessuno sentirà,
il nostro amore lo viviamo io e te,
nessuno sa la verità
neppure il cielo che ci guarda da lassù.
Insieme a te io resterò,
amore mio, sempre così
Parla più piano e vieni più vicino a me
Voglio sentire gli occhi miei dentro di te,
nessuno sa la verità
è un grande amore e mai più grande esisterà.
Insieme a te io resterò,
amore mio, sempre così
Parla più piano e vieni più vicino a me
Voglio sentire gli occhi miei dentro di te,
nessuno sa la verità
è un grande amore e mai più grande esisterà. »
Gianni Morandi, Parla più piano. *


Oui, elle était heureuse. Pouvait-il en être autrement? Elle était allée tout contre lui, s'était accrochée à lui et il l'avait acceptée, la prenant avec fermeté par la taille et la regardant avec cet air et ce sourire qui toujours la faisaient frissonner d'un effroi délicieux. Cet instant n'était qu'à eux, loin des yeux du monde, loin de ceux qui n'auraient pas manqué de les blesser, comme certains plus ou moins dans la confidence l'avaient déjà fait. Et maintenant qu'elle était dans ses bras, éblouie par lui et environnée de sa chaleur, elle savait avec certitude que s'il l'exigeait, la reddition pourrait être totale, qu'il n'avait qu'à tenter un petit peu pour qu'elle se donnât à lui, même ici, dans cette église laissée à l'abandon, un petit peu pour qu'il prît ce qui ne lui appartenait pas encore. Apeurée par cette révélation et la mollesse qui en découlait et qui l'envahissait, elle avait laissé ses mains glisser contre son torse puis avait agrippé ses vêtements tandis que sa tête était venue reposer contre son cœur. Mais il n'essayait rien, se contentant de la maintenir arrimée à lui, dans la droite ligne de cette passion ardente mais respectueuse qui faisait d'elle une idole et donc elle avait entrevu, aujourd'hui encore, toute l'étendue. Oui, elle était heureuse en cet instant. Leurs embrassades** étaient rares et cette étreinte, elle l'avait tellement voulue, à en souffrir physiquement, que cet instant de communion confinait à l'inédit tant il ne survenait que peu. Pour autant, ces moments étaient toujours empreints d'urgence et de violence, conscients qu'ils étaient que tout pouvait se briser en éclats la seconde suivante, qu'il ne suffisait pas de grand chose; un petit caillou lancé sans conviction aurait fait exploser leur fragile édifice de verre. Il existait certainement un moyen pour qu'il n'y eût qu'eux, elle avait déjà caressé la perspective du bout des doigts, effarée; un moyen pour qu'ils fussent l'un à l'autre, l'un pour l'autre, l'un et l'autre sans des tiers, et à jamais : quitter tout, renoncer à tout.

Renoncer. N'avait-il pas parlé de renoncement, à l'instant? Le mot lui revenant en mémoire à la faveur de ses folles et chimériques réflexions venait de s'écraser contre les parois de leur fragile construction. Le mur se lézarda, sur une petite surface. Mais elle n'était pas sûre, elle n'était pas certaine. Cette évocation lui semblait peu claire, confuse et elle savait bien pourquoi : c'était parce qu'elle était dans ses bras, réchauffée par lui, enivrée de son parfum d'homme, captivée par les battements de son cœur, troublée par sa force pleine de tendresse, et consciente aussi que tout pouvait finir bientôt. Il fallait qu'elle s'éloigne pour ne plus être sous influence, il fallait qu'elle se décroche pour tenir par elle-même, pour pouvoir penser loin de son emprise. Il lui était déjà difficile de songer à l'idée de s'écarter, il lui faudrait plus de force encore pour parvenir à reculer. Néanmoins, c'était nécessaire, obligatoire même, justement parce que la conclusion bien qu'incertaine était implacable. Se perdre en lui ne faisait que différer l'inéluctable et tous deux méritaient mieux désormais que les réponses en demi-teinte, les choses passées sous silence et les fuites de crainte de se blesser irrémédiablement. Le verre toujours se craquelait alors qu'elle tentait de combattre la domination affectueuse de l'Euphor. La renonciation, elle n'avait rien rêvé. L'un après l'autre, ses doigts crispés sur le vêtement du Languedocien se détendirent pour finalement lâcher prise, orphelins déjà à peines éloignés d'elle de l'étoffe aux chauds replis.

Etant parvenue à se décrocher d'Actarius, Ingeburge fit quelques pas en arrière et lui jeta un regard entre ses cils. Maintenant qu'elle sortait de la zone d'attraction, il lui était plus aisé de rassembler ses idées, de lutter contre cet attendrissement qui lui faisait perdre sa lucidité et de se souvenir des questions posées. Le bonheur, au loin, semblait moins plénier, moins assuré, moins réel. Et ô combien soumis à conditions. « Si cela signifie... si cela signifie... si vous êtes... si nous continuons... » Si. Encore des questions, encore un choix en somme et lasse par avance des ennuis dans lesquels elle se mettrait pour avoir fait montre de franchise, elle jeta finalement mais prudemment :

— Nos querelles commencent souvent ainsi.
Et pour prévenir tout éventuel raidissement de son vis-à-vis, elle leva les mains, comme pour protester :
— Je ne veux pas vous affronter, soyez-en assuré. Je reconnais avoir déjà agi pour que ce fût le cas et même en entrant ici, je vous ai taquiné. Mais je n'en ai pas la force en cet instant et je n'en ai plus le cœur. Pas depuis que vous avez demandé...

Elle s'interrompit, pour ne pas devoir encore prononcer ce terme mariage trop gros, trop envahissant, trop pesant. Ses mains retombèrent, elle reprit, expliquant là où elle voulait en venir :
— Nous nous interrogeons mutuellement, vos questions ne me conviennent pas et mes réponses ne vous satisfont pas. Cela est déjà arrivé, nous ne pouvons le nier et cela survient toujours quand nous devons nous confronter à la réalité. Pour ma part, j'aimerais ne pas avoir à y songer mais vous semblez de votre côté en avoir besoin. Enfin, je ne veux pas me quereller, d'autant plus que si nous en arrivons là, nous ferons comme à notre habitude tout pour nous réconcilier. Et comme d'habitude, ce sera incomplet et nous nous quitterons mécontents l'un de l'autre. Sauf que...
Lentement, elle secoua la tête :
— Sauf qu'aujourd'hui, les choses iront différemment car vous attendez davantage de moi et que je vous ai indiqué que ce pourrait être le prélude à nos adieux. La situation est claire : ou nous nous marions, ou nous nous quittons. Je préfère donc ne pas vous répondre, ce que je pourrais dire ne vous plaira pas et nous nous quitterons fâchés, une ultime fois, sans possibilité cette fois d'inverser les choses. Ce que je pourrais déclarer ne changera rien, vous le savez. Il ne s'agit pas simplement de bonheur, il s'agit aussi de ce que nous sommes, du reste de notre vie, de notre manière de l'envisager, et nous avons là-dessus une opinion divergente.

Comme sur tout le reste. Cela, elle évita soigneusement de l'indiquer, pour éviter de contribuer à renforcer la masse des nuées sombres qui s'approchait et qui serait si violente qu'elle jetterait au sol tout ce qu'ils avaient construit . Alors que la fin approchait, elle tentait toujours de combler les fissures, voulant croire encore un peu que les brèches pourraient être colmatées. Pour autant, elle ne pouvait cesser de parler, elle ne pouvait plus se taire; par sa demande, il l'avait empêchée de se replier. Alors, elle continua, jetant une interrogation, la sienne propre :
— Comment pouvez-vous simplement parler de renoncement?
Si elle n'avait pas perçu sur le coup tout ce que cette proposition avait d'ahurissant, elle en notait maintenant tout le fourvoiement. Oh, bien sûr, le sacrifice était flatteur et elle en était honorée, mais touchée, non. Parce qu'il se trahissait, encore.
— Vous avez ressenti le besoin de me demander ma main car ce que nous vivons ne vous suffit plus et maintenant vous vous préoccupez de savoir si cela me suffit à moi? C'est trop tard, vous avez jeté cette proposition entre nous et vous ne pouvez pas la reprendre et faire comme si elle ne comptait pas, comme si elle n'existait tout bonnement pas et ce afin de me satisfaire... elle sera toujours entre nous. Je sais bien qu'il a fallu que chacun d'entre nous accepte de donner ou de céder à l'autre, pour l'autre. Mais des épousailles? Il s'agit plus que de s'effacer sur une question mineure, sur un détail, de composer, de faire un pas vers l'autre. C'est...
Incapable de traduire sa pensée, elle resta la bouche légèrement béante, ahurie et finit par écarter largement les bras, impuissante. Puis, laissant ses membres regagner la verticale, elle fit un pas en avant, vers lui et souffla :
— Vous en avez besoin. Je le vois dans vos yeux et vous ne pourrez pas rester avec moi sachant que cela, je ne vous le donnerai pas. Et vous en avez besoin car.
Elle se mordit la lèvre, se coupant brusquement : il fallait parler de ce qu'il n'avait plus, de ce qu'il avait perdu. Toucher à des blessures dont elle ne savait si elles étaient cicatrisées.

Plaquant ses mains sur sa bouche, yeux perdus sur le sol, elle réfléchit un instant, cherchant à formuler au mieux sa pensée afin de ne pas le heurter, ou en tout cas, afin de ne pas aggraver une situation dont la tension augmentait à mesure qu'elle s'exprimait. Déjà, ce qui était certain, c'est qu'elle ne prononcerait pas le nom de cette épouse qu'il avait eue et pour laquelle elle éprouvait une réelle tendresse, convaincue sans trop savoir pourquoi que la disparue avait eu une bien heureuse influence sur Actarius. Et pas plus que le nom de Nanelle ne serait formé, pas plus ceux des enfants trop tôt partis ne seraient livrés. Le sujet était sensible et c'était justement pour cela qu'elle ne pouvait s'en détourner. Libérant ses lèvres et le regardant à nouveau, elle se lança :

— Vous devez transmettre votre nom et tout ce que vous avez obtenu. Bien sûr, si nous devions... si vous le vouliez, je...
Les joues devenant subitement cramoisies, elle poursuivit précipitamment :
— Je pourrais vous donner cet enfant de votre chair qui vous manque tant mais ce ne serait pas suffisant pour cette... transmission. Alors, il vous faudra en épouser une autre et par Dieu, je ne le supporterai pas car je sais, je ne le sais que trop, que vous ne pourrez convolez que parce que vous l'aimerez, ne serait-ce qu'un petit peu. Et comment puis-je vous empêcher d'avoir cet enfant et vivre avec cette perspective?
Puis, sautant à la suite, un peu confusément, ses mains se serrant convulsivement l'une contre l'autre, elle dit :
— Et moi-même, malgré ma fille, je devrai me marier, je ne puis rester seule davantage, je le suis depuis bien trop longtemps, ce n'est pas convenant. La chose sera simple, l'on m'a déjà demandé ma main, avant vous et je pourrai trouver d'autres prétendants. Il ne s'agira pas d'amour, je ne pourrai néanmoins pas, pas plus que vous ne le pourrez vous-même, être infidèle à ce second époux que je n'aimerai pas.

Voilà, c'était dit. Il n'y eut pourtant aucun soulagement, aucune satisfaction car chaque mot qu'elle prononçait les rapprochait du terme de leur histoire. La voie qu'elle avait choisie, celle de l'honnêteté, ne lui apportait aucun réconfort. Peut-être que plus tard, quand elle y repenserait, elle trouverait quelque consolation à avoir repoussé le compromis soumis par l'Euphor, celui de continuer comme avant, comme si de rien n'était, peut-être qu'un jour, elle se satisferait de lui avoir rendu une liberté qui lui permettrait d'avoir cette famille qu'il désirait. Mais pour l'heure, elle ne voyait que ce qu'elle était en train de perdre, ce qui ne serait plus, elle ne trouvait nul réconfort dans ses paroles et elle ne préférait pas songer à cet après qui allait devenir le présent – la vie sans lui. Jusque lors il y avait eu un peu de cela, il y avait eu ce rapport d'attraction-répulsion, ce « ni avec vous, ni sans vous. » Désormais, il n'y aurait plus que le vide, plus que la solitude, ce qu'elle voulait au fond, mais en sachant bien qu'il était là, qu'il serait là. Oui, c'était dit et il fallait encore parler.
— Je crois que je vous en veux mais c'est tout à fait paisible et serein car il fallait que cela arrive, nous ne pouvions continuer ainsi, nous étions trop insatisfaits malgré ce bonheur que vous évoquez. Nous ne pouvons plus avancer sur cette route qui n'est pas celle que vous voulez emprunter, il y a bien longtemps qu'en la matière, vous réfrénez vos envies.
Et il fallait conclure.
— Ne me parlez donc pas de renoncement. Et ne me parlez surtout pas de renoncement car je vous ai demandé de me convaincre. De me convaincre. Pas d'essayer de me sonder pour encore composer. Pas de tenter de rattraper l'énormité de votre requête. Pas de soumettre un moyen terme. Pas de vous effacer. Alors non, je ne suis pas heureuse, nous voici enfin chez nous et vous allez me quitter car...

Elle n'était pas convaincue. Elle ne voulait pas d'un époux mais elle ne voulait pour autant pas d'un amant** qui en fait d'un impossible compromis s'imposait la compromission. Elle ne souhaitait pas une pâle copie de l'homme impérieux, flamboyant et passionné qu'il était, elle ne voulait pas de quelqu'un qui se montrerait accommodant. Elle le voulait, lui. Ce serait tout, ou rien. Lui, uniquement lui. Alors, au lieu de lui dire non, au lieu de refuser de donner sa main alors que c'était ce qu'il restait à faire... Elle s'approcha encore, sans pour autant le toucher, plantant son regard vide dans le sien si plein de cet amour fougueux qu'elle le refusait de voir brader pour conjurer une séparation qui s'annonçait inéluctable.

Alors une prière, réitérée. Âprement.

— Convainquez moi.
Combattez et vainquez-moi; il le faut.

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[* « Parle plus doucement et personne n'entendra,
notre amour nous le vivons toi et moi,
personne ne connaît la vérité
même pas le ciel qui nous regarde de là-haut.
Avec toi je resterai,
mon amour, toujours ainsi.
Parle plus doucement et viens plus près de moi.
Je veux sentir mes yeux en toi.
Personne ne connaît la vérité.
C'est un grand amour et il n'en existera pas de plus grand.
Avec toi je resterai,
mon amour, toujours ainsi.
Parle plus doucement et viens plus près de moi.
Je veux sentir mes yeux en toi.
Personne ne connaît la vérité.
C'est un grand amour et il n'en existera pas de plus grand. »
Gianni Morandi aka le meilleur-du-monde-et-puis-c'est-tout.

** sens premier du terme, oui, oui, je préfère préciser.]

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ABSENTE DU 16 AU 24 MARS
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Actarius
    « Omnia vincit amor et nos cedamus amori »*

Ses yeux se fermèrent alors qu'elle s'était à nouveau approchée. Les paupières s'abattirent un instant à peine, trop longuement cependant pour ne paraître qu'un clignement naturel. Il fuyait ce regard qu'il avait si souvent cherché par le passé. Il s'y dérobait de peur de trahir le désespoir qui était désormais sien. Les paroles avaient résonné avec une régularité métronomique, effrayante. Il ne s'était pas décomposé aux ténèbres de la découverte pourtant meurtrière d'un autre prétendant et, diable, que celle-ci aurait pu l'anéantir tant elle portait en elle l'augure d'une issue terrible pour lui: tout perdre et savoir qu'un autre vivrait sans être aimé un rêve qui aurait comblé le Coeur d'Oc. La colère, l'emportement si coutumiers de ce caractère emporté ne s'étaient pas manifestés, signe évident que les mots prononcés avaient porté à l'âme comme autant de traits à un corps dénudé. La convaincre... Ses yeux s'étaient fermés et bientôt ses narines furent surprises par un chimérique parfum, celui de la terre, du bétail. Bientôt, les échos indistincts devinrent puissantes harangues occitanes. Bientôt, se dessinèrent les étals et les enclos peuplés de bêtes, les carrures robustes des paysans, celles plus arrondies des marchands. Les sens s'exacerbèrent, le Comte s'estompa en un souvenir précis.

    ...

    C'était le XIe jour de novembre de l'an de Grasce MCDXXXIX. Pour la quatrième fois de l'année, Moissac avait revêtu ses habits festifs, prête à accueillir la foire de la Saint-Martin. Le jeune et déjà robuste Euphor marchait aux côtés d'un homme, qui n'avait rien à lui envier au niveau de la silhouette et devait avoir une quarantaine de printemps. Le routinier aux courts cheveux d'écorce menait une conversation d'importance avec son fils. Cela se devinait à son regard perçant, à ses inflexions appuyées, légèrement brusques. D'abord vagues, noyées par le brouhaha ambiant, les phrases prirent corps.


    - Tu es bien certain de ta décision ? Regarde autour de toi, cette vie-là est la tienne. Tu ne peux l'abandonner sur un coup de tête, annonça le père de sa voix rauque, de son ton abrupte. Il n'obtint en réponse qu'une œillade décidée. Ton oncle t'a vendu des chimères, Actarius. Il secoua la tête dépité. Et pour cause, la perspective de perdre un fils, une force vive dans cette réalité paysanne, de voir l'ouvrage d'une vie tomber en désuétude à sa mort n'avait rien de réjouissante.

    - Si tel est le cas, je reviendrai. Le père s'arrêta net. Ses sourcils broussailleux se froncèrent devant cette effronterie.

    - Non. Il est des choix qu'il faut assumer jusqu'au bout. L'armée ne t'apportera rien d'autre que la mort. Tu crois peut-être avoir le destin du Guesclin**, mais les gens comme nous ne s'élèvent pas. Ils vivent de leurs récoltes et de leurs bêtes, leur bonheur ne consiste en rien d'autre que d'avoir à manger sur la table chaque jour que le Très-Haut leur apporte.

    - Je n'y trouverai pas le bonheur, moi, maugréa le futur Phénix.

    - Soit ! Soit ! Bougre d'âne. Va donc chercher ta gloire éphémère, mais je t'interdis de revenir, ajouta Aimat pestant face à la mauvaise fortune de n'avoir engendré qu'un fils. Suis donc ton chemin, ingrat, mais n'oublie jamais d'où tu es parti !***

    Durant les quelques mois qui avaient suivi cette première passe d'armes, d'autres altercations avaient fleuri dans la ferme familiale, les silences avaient parfois été pesants. L'arbitrage maternel avait toutefois fait son office et accouché d'une forme de réconciliation entre deux caractères forgés si semblablement qu'ils ne pouvaient que se confronter avec une brutalité à rendre muet les orages des Cévennes voisines. La force de persuasion de la mère, la résolution du fils avaient fini par adoucir un père, à qui, sous ses airs bourrus, on ne pouvait nier un bon fond. Ainsi, à l'été, le jeune homme avait rejoint Mende, il ne portait pas grand-chose avec lui. Quelques écus, une miche de pain et une recommandation qui avait été déclinée sous toutes ses formes possibles par son père: "n'oublie pas d'où tu viens". Enigmatique maxime.

    ...

La convaincre. L'héritage paternel perdait désormais tout son sens. Comment aurait-il oublié sa condition initiale ? C'était elle toute à la fois le fossé et l'obstacle, c'était elle qui le privait d'arguments, c'était elle qui faisait patauger son esprit en un marasme dont il ne parvenait pas à s'extraire, c'était elle qui lui interdisait le bonheur. Pas l'ombre d'un début de syllabe ne se formait. Il cherchait avec une pathétique volonté des paroles bien senties, le propos renversant, mais ses lèvres demeuraient scellées. Il ignorait la manière de régater aux côtés d'une intelligence, qu'il estimait mille fois supérieure à la sienne. Si la vérité, la pureté de ses sentiments ne suffisaient pas, si la perspective d'un bonheur commun se révélait vain, s'il se fourvoyait avec des arguments d'un monde auquel il restait étranger, que subsistait-il entre ses mains ? Rien. La brume, qui lui masquait l'horizon ensoleillé, refusait de se lever. Pis, elle devenait poix dont il ne réussissait pas à s'extirper. Il ne se souvenait pas d'avoir eu l'envie de fuir, en cet instant-là néanmoins, la retraite lui apparaissait comme une douce caresse, comme un moindre mal. Qui voudrait vivre avec le remord d'avoir été trop imbécile pour trouver les mots justes, les seuls capables d'abattre les dernières barrières avant la félicité ? Qui supporterait de se demander à chaque instant d'un insondable néant ce qui se serait passé s'il avait dit cela ou plutôt ceci ? Qui endurerait la douleur de remords incessants, d'une incertitude éternelle, rendue plus terrible encore par le spectacle d'un autre se liant à sa dulcinée devant le Très-Haut ? Ses entrailles s'étaient nouées à un tel point, ses tempes battaient avec une telle intensité, qu'il en avait le vertige. Ses yeux demeurèrent clos. La convaincre... Il sentit soudain sur sa paume le froid de l'acier, huma l'air lourd d'une forge.

    ...

    Sous ses doigts, il découvrait les aspérités d'une inscription incomplète à même la naissance de la lame forgée par Bjorkull. C'était un jour de septembre, dans un des ateliers de Mende. Ce travail d'orfèvrerie, il l'avait voulu en mémoire d'une phrase qui avait émergé de l'un des récits de son oncle avec une telle ferveur qu'elle s'était irrémédiablement gravée en lui. Il n'avait pas l'âge de comprendre encore toute sa puissance. De son véritable auteur, il ne connaissait que le nom, de l'œuvre dont elle était extraite, strictement rien. Pourtant, le hasard avait voulu qu'en bien des aspects le contexte autour de ces trois termes put être ramené à lui-même. Dans cet "omnia vincit amor" tiré de sa dixième Eglogue, Virgile mettait en scène les mésaventures amoureuses du malheureux Caius Cornelius Gallus, poète dont le modèle avait été... Euphorion de Chalcis. Cette homonymie partielle, le Coeur d'Oc l'ignorait bien entendu à la lumière de ses quelques vingt années. Il se piquait de faire lui-même quelques vers, porté par un amour heureux et encore naissant, enthousiasmé par le projet du Foyer des Artistes à Mende, dont il était devenu un des membres de la garnison. L'expression lui avait simplement paru appropriée de par tout ce qu'elle recouvrait, de par sa propension à retracer en quelques lettres à peine toute la passion qui pouvait enflammer son coeur, de cela il en avait conscience. Dans le relief, de cette inscription, ce n'était pas seulement son amour pour celle qui allait devenir son épouse qu'il célébrait, c'était son amour de sa ville, son amour du Languedoc, son amour du combat. Cette épée, devenue "l'Omnia", allait l'accompagnait durant des années.

    ...

La convaincre. Cette arme, il l'utilisait encore, portant avec lui l'écho de ses passions passées, présentes et à venir. En ce moment décisif, il l'aurait brisée tant ces trois mots lui semblaient un mensonge, auquel il ne voulait plus souscrire. Non, l'amour ne vainquait pas tout. Ses cils vacillèrent, il ne servait plus de rien de garder les yeux clos face à la réalité glaciale de sa propre impuissance. Il fallait affronter. Les paupières se levèrent sur des iris d'un ocre éteint, prêtes à contempler leur fin dans les opales de la Prinzessin. Et là... cette âme sujette à d'invraisemblables variations, capable de s'éteindre jusqu'à l'atonie des sens, capable de s'embraser jusqu'à leur sublimation, réagit à l'image de ce qu'elle pouvait produire de contradictions. Au fur et à mesure que le Pair s'ouvrait à nouveau à la vision, qu'il découvrait ce visage adoré, ce regard qu'il ne lui apparaissait jamais vide, il reprit de l'allant, de la confiance, de l'assurance, là où il n'en restait rien que des cendres epu auparavant. Il se ranima littéralement et ses yeux avec lui. Brûlant de cette impossible fièvre, il se prit, le fol, non pas d'espérer, mais de finir de se consumer en un incendie ravageur et définitif. Puisqu'il s'agissait de mourir, il se lancerait avec panache à la rencontre de l'inéluctable.

Acculé, désespéré, il osa la bravade suprême, le défi ultime à sa foutue destinée: finir par là où tout avait commencé. Lui, le fils de paysan qui avait cru se dérober à son sort, à sa nature, y revenait avec une conviction absolue. De celles, que seule l'imminence des ténèbres pouvait nourrir avec une telle force. Elle émanait de tout son être. Les nuances avaient disparues dans une tempête que rien n'arrêterait désormais et avec elles avaient été soufflées les précautions et la prévenance. Sa voix tonna, elle déchira le silence de sa résolution. La convaincre.


Je n'ai que faire de pérenniser ma lignée si ce n'est pas avec vous, je n'ai que faire de mes terres si je ne puis les partager avec vous, je n'ai que faire de la mort même si je ne puis vivre à vos côtés. Tout cela m'est indifférent sans vous.

"N'oublie pas d'où tu viens."

Il n'est pas de mot pour vous convaincre, il n'en existe plus pour vous décrire l'amour qui est le mien. Je n'ai pas d'arguments à vous offrir. Je n'ai que moi et si cela n'est pas assez, alors je perdrais tout et retournerais à mon néant.

"N'oublie pas d'où tu viens."

Il reprit la belle Danoise par la taille. Nulle violence dans le geste, malgré le feu de ses paroles, de son âme. Juste une tendresse infinie à peine atténuée par une volonté qui ne souffrirait plus de contradiction. Ce serait tout, tout avant le rien.

"Omnia vincit amor"

Ses mains glissèrent amoureusement jusqu'à l'incomparable chute de ses reins. L'emprise se referma cependant que le Phénix l'attirait contre lui. Il la contempla l'espace d'une éphémère éternité, puis son visage s'approcha du sien, sa tête bascula légèrement et ses lèvres s'entrouvrirent pour libérer son dernier souffle d'âme. Celui qu'il voulait partager en un baiser avant de ne devenir que cendres et désolation.

"Omnia vincit amor ... et nos cedamus amori"


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* « L'Amour vainc tout et nous, cédons à l'amour »

Vers extrait de la 10e Eglogue de Virgile dans son recueil communément appelé "Les Bucoliques" et paru en -37 avant JC. Virgile y prie une néréide de lui inspirer les rimes pour chanter l'amour désespéré de Caius Cornelius Gallus, ancien premier préfet d'Egypte, mais également poète qui a initié Rome aux élégies dans le courant du Ier siècle avant JC. Il aurait eu pour modèle un poète grec du nom d'Euphorion de Chalcis (IIIe siècle av. JC). La citation a bien entendu parcouru le temps et demeure surtout connue pour ses trois premiers mots. Elle a inspiré nombre d'artistes, dont le Caravage qui a illustré ce vers dans sa toile L'Amour Victorieux (tout début du XVIIe siècle).

** Bertrand du Guesclin (1320-1380) est un Breton de noble lignage. Il a été Connétable de France sous Charles V. Il est connu en Gévaudan pour avoir mené le siège de Châteauneuf-de-Randon lors de sa guerre contre les compagnies de routiers du massif central et y avoir perdu la vie frappé par la maladie.

*** Dialogue mené en langue d'oc

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Ingeburge
Tout, ou rien.

Depuis combien de temps s'affrontaient-ils? Elle l'ignorait, elle ne se rendait même pas compte que la lumière se faisait plus chiche, les quelques cierges çà et là jetant diffusant une luminosité plus vague à mesure qu'ils se consumaient. Elle n'avait de toute façon pas besoin d'y voir clair, ils se tenaient proches l'un de l'autre, séparés encore un peu mais proches, suffisamment d'ailleurs pour qu'elle put clairement se rendre compte que le seul retour à cette prière – cet ordre! – de la convaincre qu'elle venait de brutalement jeter était Actarius fermant les yeux et gardant la bouche scellée. Ses sourcils se froncèrent légèrement, sous le coup de l'étonnement, mais elle ne dit rien, n'esquissa aucun geste, attendant qu'il veuille bien rouvrir les yeux et qu'il lui réponde, qu'il fasse quelque chose pour emporter enfin son consentement. Docile pour l'instant, elle croisa ses mains devant elle, les bras lâches et elle patienta, pouvant dans une certaine mesure comprendre qu'il eût besoin de réfléchir. Après tout, ils savaient tous deux que ce jour était décisif et que chaque mot, chaque geste, compteraient dans la résolution qui serait fermement arrêtée. Ce n'était pas ce qu'il y avait de plus séduisant, d'autant plus qu'elle savait qu'il pouvait se laisser emporter par cette passion qu'elle lui avait si souvent reprochée, mais soit. Elle attendrait. Pas trop longtemps néanmoins. Égoïste comme elle l'était bien souvent, habituée à ce que l'on honorât le moindre des ses caprices, elle entendait que l'on donnât tout lorsqu'elle le réclamait. Aussi commença-t-elle à s'agacer, un peu. Son pied se mit à battre la mesure, légèrement, mais rapidement. Elle mordilla aussi sa lèvre inférieure tandis que ses doigts entremêlés se crispaient. Sa patience se craquelait, elle continuait pourtant à l'observer, à détailler ce visage brun et buriné sommé de cette chevelure indisciplinée striée d'argent. Elle contemplait les rides qui sillonnaient çà et là sa peau, prolongeant son examen à ses lèvres décidées qui jamais ne se poseraient sur les siennes, tout cela pour une histoire de conviction. Désormais, alors qu'il lui opposait toujours ce visage fermé et qu'il lui ravissait ses prunelles ocrées, elle avait envie de le secouer afin qu'il réagisse enfin. Et le plus dur là-dedans, alors qu'elle se retenait manifestement de ne pas le toucher, les jointures de ses mains se mettant à blanchir, ce n'était non pas qu'il demeurât mutique, mais la perspective que ce silence offrait. Celle du vide, du néant, du rien alors qu'elle voulait tout. Ils s'étaient déjà séparés parce qu'ils ne pouvaient faire autrement, l'un appelé par une charge, l'autre par une obligation et chaque au revoir avait été à chaque fois plus douloureux. Là, s'ils se quittaient, ce serait définitif, ce serait irrémédiable et sans espoir de retour. À se murer ainsi, l'Euphor, sans le savoir, lui montrait ce que ce rien signifiait. Qu'il serait loin, inatteignable, à jamais. Qu'il ne la regarderait plus, qu'elle serait invisible, qu'elle n'existerait plus. Et loin, il l'était en cet instant, plus que jamais il ne l'avait été et elle ne pouvait imaginer à quel point il s'était écarté d'elle alors que son corps était toujours tout près, n'ayant pas la moindre idée du tour que prenaient ses réflexions, ignorant ce qui se revivait derrière ce front mat. La conscience de cette vacuité imminente si tout se brisait la fit défaillir et elle eut grand peine à rester sur ses jambes.

Il frémit à cet instant précis. Oh, cela avait été imperceptible mais comme elle fixait encore son visage, elle avait noté comme un retour à la vie. Cette hypothèse qu'il était en train de lui revenir, enfin, balaya la viduité dont elle avait entrevu l'image et qui lui avait donné le vertige. Les paupières du Phœnix se replièrent, lentement, elle n'avait pas rêvé. Desserrant ses doigts, elle tâcha d'évacuer cette tension qui l'avait tétanisée au point de la faire presque tomber, elle se voulait réceptive pour tout ce qu'il dirait, tout ce qu'il ferait. Écarter le rien pour peut-être accueillir le tout. Elle y croyait encore, pauvre folle, car aurait-elle jamais exigé d'être convaincue si elle ne l'avait pas cru capable de forcer son choix? Ce qu'il dit la prit par surprise, tant par le ton que par le contenu. Une poignée de secondes auparavant, il lui était apparu détaché, désincarné et voilà maintenant qu'il affirmait cette force qui avait l'air d'avoir disparu. Et ce qu'il dit... ce n'était que l'étalage de ce rien, il semblait persuadé que c'était fini, il renonçait à la convaincre, tout en lui l'exprimait et non seulement il renonçait à elle, mais il renonçait aussi à lui. Il n'essayait même pas, se tenant à la limite du chantage, estimant manifestement qu'il avait déjà tout dit, tout fait. Par le passé, elle lui avait affirmé qu'elle le détestait, cela n'avait jamais été aussi vrai qu'en ce jour. Ce serait donc le rien qui l'emporterait puisqu'il déposait les armes et elle lui en voulut, le blâmant sans le lui dire de ne pas mesurer qu'elle, elle avait essayé, qu'elle avait consenti à tordre ses principes pour le contenter, que l'existence qu'ils menaient revêtait déjà cet aspect familial qu'il voulait tant. Combien de fois l'avait-il mis en position d'épouse et combien de fois avait-elle tenu sa langue? Et maintenant qu'elle demandait qu'il la convainque de souscrire totalement à cette vie-là, il refusait et il refusait avec cette passion qui le rendait plus que jamais à lui-même, cette passion qu'elle aurait voulue mise au service d'une promesse et non d'une menace. Frémissante de rage contenue, elle était prête à le souffleter.

Sa fureur, elle l'exprima finalement en plaquant ses lèvres contre celles que lui offrait Actarius. Elle ne savait ni comment, ni pourquoi, mais il l'avait ramenée à lui, dans un geste plein de douceur, puis s'était penché vers elle. Les bras ballants, elle s'était laissée faire, le cœur battant, reconnaissant dans cette approche celle qui avait déjà été la sienne, une fois, à Montpellier. Ce jour-là, elle s'était dérobée à ce baiser qu'il avait voulu lui donner, elle avait détourné la tête et avait embrassé sa joue. Aujourd'hui, plus rien n'avait d'importance, il n'y avait plus qu'eux pour ce qui ressemblait furieusement à une première et unique fois et elle agrippait maintenant sa nuque, bien décidée à prendre ce tout qu'elle voulait tant avant que ne s'impose le néant. Résolument collée à lui, elle était tout à la fois languissante – la chaleur que lui procurait Actarius se diffusant partout en elle, pour se localiser là où la tenait fermement et au niveau du bas-ventre – et insatisfaite – voulant plus encore, ne pouvant se contenter de cet aperçu du tout, de cet échantillon de la communion qui aurait pu être la leur s'ils avaient su s'accorder sur leur futur commun. Le mécontentement dominait encore, il l'emportait sur l'alanguissement et elle reprit ses lèvres avant de tourner le dos au comte du Tournel, farouche. Lentement elle posa ses mains sur celles de dernier, ne disant rien, le silence dans l'église seulement troublé par le crépitement final d'un cierge qui s'éteignait et sa respiration plus hachée. Ce qu'elle dirait pourrait les condamner, elle préférait se taire. Du reste, à être ainsi tout contre lui, elle ne se sentait pas, mais alors pas du tout, en mesure de réfléchir posément. Alors, elle ne dit rien, se contentant de se reposer dans ses bras, de puiser des forces avant de passer au prochain tour de leur lutte. Silencieuse donc, elle observait l'église plongée dans la pénombre. Le sol abîmé, les meubles marqués en certains endroits par l'usure, les tissus fanés, les vitraux ternis formaient une allégorie de ce que pourrait être un jour leur histoire. Un souvenir périmé et jauni.

Son regard qui errait de haut en bas accrocha alors le manteau qu'elle avait fait glisser de ses épaules et qui formait une masse sombre, à quelques pas d'eux. Il y avait d'autres reliques d'elle dans la nef, ses épingles, ses rubans, son bandeau d'orfrèvrerie, son voile, ses gants, mais c'était ce manteau fourré qui l'intéressait tout à coup, ou plutôt, logiquement. Se libérant de l'étreinte du comte du Tournel, elle alla vers le lourd et riche vêtement qu'elle avait plus tôt délaissé. Elle s'accroupit pour le toucher d'une main hésitante avant, mue par la même impulsion qui l'avait écartée d'Actarius, de l'étaler correctement, de toute sa longueur, la doublure de fourrure de petit-gris regardant vers le haut. L'installation achevée, elle se releva puis fit à nouveau face au Languedocien, le regardant fixement. Elle se recula d'un pas, puis d'un autre, et s'agenouilla finalement, les fesses touchant ses talons, sur le manteau ainsi étendu. Passant ses cheveux dans son dos, elle jeta :

— Aimez-moi.
Et pour préciser une pensée qui était à mille lieues de l'exigence d'une déclaration d'amour, ou à tout le moins, loin d'un énième discours, elle désigna l'étoffe précieuse et indiqua par saccades impérieuses :
— Ici. En cet endroit. Maintenant. Tout de suite.
Sa main se tendit ensuite en avant, vers lui, et elle répéta ardemment :
— Aimez-moi.

Et il l'aima.

***

Et désormais, elle pouvait constater qu'aimer, c'était bien, plus que bien, mais que ça causait aussi du dégât au passage. A la fin de leur étreinte inédite, elle avait repoussé le comte du Tournel sans ménagement puis s'était redressée, non sans grimacer. Dans... l'euphorie, être allongée sur le dallage inégal et brisé entre certains endroits lui était très bien allé, mais en revenant à la position assise et au calme, eh bien, dos, côtes et même sa tête qui avait roulé de droite à gauche, ses longs cheveux épandus en une corolle, étaient un peu douloureux. Et il n'y avait pas que son corps qui avait souffert, sa houppelande aussi. La mine vexée, elle observait les dégâts, ayant avant un peu précipitamment rabattu le bas chiffonné de cotte et de sa robe de velours sur ses jambes. Passant en tailleur, elle laissa ses doigts errer sur le col en V qui avait notamment fait les frais de son exigence amoureuse. Pour rien d'ailleurs, car entre le tassel de cendal irrémédiablement froissé, la cotte, la chainse et et surtout le strophium qui contenait encore la générosité de sa poitrine, c'était au canif qu'il aurait fallu y aller puisqu'il n'y avait pas eu de chambrière pour la dévêtir et qu'elle n'aurait de toute façon pas attendu que chaque couche tombe sagement sur ses chevilles, se doutant bien par ailleurs que l'Euphor aurait été perdu dans toutes ces subtilités vestimentaires. Posant ses mains sur sa gorge* à peine découverte, elle attendit un peu qu'il se soit lui aussi arrangé avant de le regarder. Tout à fait consciente qu'entre ses joues érubescentes, ses yeux brillants, ses lèvres mouillées et ses mèches de cheveux collées contre ses tempes moites elle n'offrait certainement pas l'image la plus réprobatrice, elle déclara, tâchant tout de même d'opposer une mine tout à fait sérieuse :
— Vous m'en devez une.

Sur l'énoncé de cette dette, elle se releva – non sans précaution, elle se sentait faible, les jambes rendues flageolantes. Dans le mouvement, elle tira le manteau à elle, contraignant Actarius à revenir lui aussi sur ses pieds et elle se drapa dedans, retrouvant dans ses gestes cette pudicité qui la caractérisait ordinairement. Elle dit encore, conservant cet petit air de défi qu'elle arborait depuis qu'elle avait examiné sa vêture :
— Et ce n'est pas la seule chose que vous me devez. J'imagine que cette stupide idée de mariage ne vous est pas venue en entrant dans cette église et que vous la nourrissez depuis un certain temps maintenant. J'ose donc espérer que cette demande se serrait vue consacrer d'une bague si vous n'aviez pas donné dans l'improvisation. Vous me devez donc un bijou car il est hors de question que je considère que la bague que vous m'avez offerte l'été dernier constitue le signe visible de notre engagement. C'est l'usage, et puis, il ne fallait pas vous vanter, comme vous l'avez fait dans l'espoir de m'amadouer, de votre si grande fortune.
Et puisque l'on en était aux bagues, elle ôta de son annulaire gauche un anneau enchâssé d'un rubis qu'elle fourra dans sa poche et retira du même doigt un second cercle d'or, dépouillé lui de gemme. Prenant la main d'Actarius, elle déposa l'objet sur sa paume et referma ses doigts dessus.
— Cette alliance est celle que m'a remise mon premier époux. Je l'ai portée à ma main droite du jour de mon mariage à celui de mon ordination et je l'ai passée à ma main gauche afin de pouvoir porter mon anneau épiscopal, puis cardinalice. Je n'ai désormais plus de raison de l'arborer, je vous la remets donc. Vous la donnerez un jour à Mette, ma fille, quand l'ayant fait revenir auprès de moi, je vous la présenterai.

Elle avait capitulé au moment même où il avait fermé les yeux, l'excluant de sa vue, de sa vie, cet instant où le rien s'était manifesté dans toute son abomination; il avait donc gagné. Alors, quitte à accepter ce qu'elle ne voulait pas, quitte à abdiquer, autant le faire comme elle l'entendait, non sans en tirer une satisfaction égoïste. En se donnant à lui avant le mariage, elle se conformait à ses idéaux et foulait ceux d'Actarius aux pieds. Et quand le prêtre, après les noces, bénirait la couche nuptiale, le comte du Tournel saurait en observant les traits triomphateurs de sa nouvelle épouse que sa victoire n'avait pas été totale.

Mais qu'importe, ils auraient tout.



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[* au sens de poitrine]
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ABSENTE DU 16 AU 24 MARS
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Actarius
Leurs lèvres s'étaient unies un instant, puis, alors qu'elle se détachait de lui, qu'il lui semblait que tout était définitivement perdu, elle s'offrit ou plutôt s'imposa avec vigueur à chacun de ses sens. Des mois durant, il s'était efforcé de combattre, d'éteindre un désir omniprésent. Il y avait certes eu des élans incontrôlables, des envies sauvages, irrépressibles - dans son cabinet au Louvre, puis à Montpellier -, mais, à ces exceptions près, il était parvenu à endormir l'envie qu'attisait en lui cette incomparable beauté. La pureté de ses sentiments, l'amour idolâtre, la crainte de la perdre, dans tous les sens du terme, la peur de la souiller et de marquer une sincère passion d'un mal inaltérable l'avaient guidé dans cette volonté de ne pas céder aux nombreux appels de sa douce folie. Le plus souvent, il avait compensé par des excès de tendresse et s'était rassasié des rares, chastes moments de partage sensoriel, matérialisés en quelques étreintes aussi intenses qu'éternelles. Il y puisait le réconfort et l'espérance, il s'en contentait soucieux de ne pas égarer par son insatiable coeur le peu qu'elle lui accordait et qu'il imaginait beaucoup pour elle. Désormais que la fin menaçait, toutes ces considérations n'importaient plus. Il prendrait tout, à commencer par ce baiser, par cette main tendue et il donnerait tout, à commencer par ce souffle d'âme abandonné à ses lèvres incarnadines, par cette main accordée.

Il l'aima.

Dans cette chapelle abandonnée, sur ce manteau étalé à même le dallage, il l'aima. Dans ce moment décisif, fragile et final, sur cette parcelle de ciel oublié, il l'aima. Fiévreux, engourdi, accompli, entier, il l'aima. Avec l'ardeur conférée par cette rupture imminente, avec toute la puissance du brasier de son coeur, de son corps, il l'aima. Il l'aima à en oublier qu'il avait eu une vie, à en défier la destinée. Il brûlait avec une telle intensité que des flammes s'animaient dans ses yeux qui pas une fois ne se fermèrent. Plus rien n'avait d'importance que cette communion en des rivages que seul l'amour pouvait illuminer, que cette union improbable du feu et de la glace. La plénitude lui tendait les bras et il se livrait à elle sans concession. Ce serait tout, le tout absolu avant le néant.

Il l'aima.

Mais cette éternité consommée ne dura qu'un temps. Elle le repoussa sans ménagement, le glas sonnait. Déjà s'entendait le silence étourdissant d'une existence à la vacuité vertigineuse, déjà se dessinaient les contours d'un Phénix de glace, impitoyable écumeur des champs de bataille qui se nourrirait d'acier et de sang. Déjà, il affichait ce masque fermé sur un cri de douleur qui jamais ne s'estomperait. Elle lui dirait "adieu", le chasserait, le blâmerait de l'avoir aimée, d'avoir entériné par l'union de leur corps le mal, le péché de leur amour. Qu'avait-il fait ? Il s'attendait au pire dans son esprit bousculé par des scenarii de plus en plus tragiques. Elle le regarda pourtant, alors qu'ils s'étaient tous deux quelque peu arrangés et rien de ce qu'il avait escompté ne se produisit. Les premiers mots prononcés le laissèrent incrédule. Il ne comprenait pas. Elle se releva et, privé du confort relatif du manteau, il l'imita toujours interdit, toujours mutique tant il ne saisissait pas ce qui était en train de se réaliser et qui, phrase après phrase, devint limpide. Elle lui répondait favorablement et le faisait d'une manière incomparable. Qui d'autre qu'elle aurait pu accepter avec ce petit air de défi, avec ces mots-là, avec cette dignité qui sublimait son apparence quelque peu dépenaillée ?

Elle était magnifique, portée par cette volonté que rien ne semblait en mesure d'ébranler. L'aplomb avec lequel elle reprenait la situation en main, la franchise et la sérieuse profondeur avec lesquelles elle lui parlait lui conféraient une aura quasi divine. Et ce d'autant plus que sa grâce demeurait intacte, sa beauté accentuée encore par cette incroyable capacité de transcender une posture de relative faiblesse, d'abandon pour affirmer superbement l'abysse qui la séparait du commun des femmes. Il en vint à se demander s'il lui serait possible de l'aimer plus encore qu'en cet instant précieux. La question à peine formé trouva une réponse impérieuse dans l'écho de son coeur. Chaque geste, chaque mot forçaient un peu plus son admiration, son affection et ce, quand bien même les paroles, qui s'échappaient de sa désirable bouche, épousaient un tour plutôt provocant. Il en sourit tout en réajustant gauchement son pourpoint. Il sourit de lui-même car elle lui opposait toute la maladresse, dont il s'était rendu coupable, fidèle à son incapacité chronique de respecter les codes. Il sourit de cette issue inattendue qui le portait à mille lieues de son caractère emporté, parfois susceptible, de ses convictions et de ses valeurs. Il sourit de cette scène improbable. Il sourit de cette Fortune, qu'il avait crue ennemie. Il lui sourit enfin à elle, lui témoignant par ce biais si naturel chez lui mais rarement aussi marqué, tout le bonheur qui l'envahissait.

Oui, il rayonnait, il irradiait même de cette félicité qu'elle lui offrait. Il fallut bien qu'elle prît sa main, qu'elle y déposa son alliance et referma ses doigts, pour chasser inéluctablement l'ultime poussière de doute de son esprit tant ce qui s'était déroulé lui semblait irréel, onirique. Son visage abandonna alors la joie pour une solennité qui se prolongea dans sa voix.


Je le ferai. La bague ? Ingeburge l'aurait bien entendu et la plus belle qui fût. Elle avait pointé avec pertinence la vieillesse du dessein, mais aussi l'improvisation de son expression concrète. Une fois n'était pas coutume, il s'était pris de nager à contre-courant en négligeant un certain bon sens. Et, ajouta-t-il, je n'oublierai pas tout ce que je vous dois... Il ne s'agissait pas là que d'un annel ou d'une dette de chair. Il lui devait désormais sa vie, son bonheur. Il lui devait tout, dont ce "oui" particulier qui l'avait affranchi du néant. Il lui devait tout et il lui donnerait tout.
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