Syuzanna.
[Je ne remettrai à personne du poison, Je passerai ma vie et j'exercerai mon art dans l'innocence et la pureté.
Dans quelque maison que j'entre, j'y entrerai pour l'utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur.] *
La porte de l'auberge s'ouvrit à la volée, faisant pénétrer une vague d'air glacé dans la salle commune. Malgré le feu ronflant dans la cheminée non loin d'elle, Syuzanna sentit la froideur carresser son visage. Elle ne prêta pas la moindre attention au nouvel arrivant. La taverne était assez fréquentée pour qu'une personne s'ajoutant au reste de la clientèle n'éveille aucun intérêt. Posant un index sur une page du grimoire posé devant elle, la rousse armée de toute sa patiente, enseignait les lettres à Eilidh et James - respectivement sa fille adoptive et son neveu. La fillette avait déjà déchiffré la première ligne. C'était au tour du garçon de prendre le relais. Mais ils furent bientôt dérangés dans leurs études par un homme. Juché sur une chaise au beau milieu de la salle, il éleva la voix pour couvrir le bourdonnement des multiples conversations.
- Y-a-t-il un herboriste ici ? Ou une guérisseuse ?
Son ton était assez désespéré pour faire relever la tête à Syuzanna. Elle jeta un coup d'oeil à la fenêtre. Le soleil ne tarderait pas à sombrer. Soupirant, elle quitta son assise.
- Je suis herboriste. Que se passe-t-il ?
Elle s'attendait plus ou moins à soigner un homme blessé. Accident de charrette, de cheval... Elle en avait vu d'autres, et souvent les mêmes. Les plaies étaient béantes. Parfois même le malade avait trop attendu et ses chairs s'étaient si bien infectées qu'il fallait couper le membre atteint.
- Pas ici, rétorqua l'homme. Mais viens avec moi.
Plissant les paupières, l'Ecossaise fut tentée de demander plus d'explications, mais sut se retenir. Des affaires privées, il n'y en avait pas tant. Des accouchements qui devaient restés cachés. Des avortements. Les cas « discrets » étaient bien souvent féminins. Et l'Eglise condamnant les avortements, les pauvres femmes ne pouvaient se tourner que vers des personnes plus coulantes. Et dans cette catégorie, Syuzanna était sans doute l'une des plus accomodantes.
Se tournant vers les enfants qui n'osaient pas bouger, elle leur ordonna rapidement de monter dans la chambre qu'ils occupaient, et d'attendre sagement son retour. Puis, suivant l'homme qui avait remis en place la chaise, elle sortit dans le crépuscule glacé, sa besace à l'épaule.
- Vas-tu me dire ce dont il retourne ? questionna-t-elle alors qu'ils avaient parcouru quelques ruelles sans dire un mot.
- On m'a envoyé quérir une guérisseuse. Une femme est tombée enceinte, mais ne peut garder cet enfant, expliqua-t-il rapidement.
L'Ecossaise arqua un sourcil. Que fallait-il qu'elle fasse ? Interrompre la grossesse ou aider l'enfant à venir au monde avant de le déposer aux marches d'une église ?
- Et qu'attend-t-on de moi, exactement ?
- Elle n'est grosse que de deux mois environ. Il te faudra y mettre un terme, dit-il sans la regarder. Voilà, c'est ici, ajouta-t-il en désignant une porte entrouverte. Il semblait étrangement satisfait de la quitter.
Sans prendre la peine de saluer son guide, Syuzanna poussa le battant. La maison n'était pas grande. Une demeure commune de paysans. C'était en général les ruraux qui avaient besoin de ses services. Et cela lui convenait fort bien. Les gens des villes étaient bien moins aimables et plus arrogants que les gens des campagnes.
Dans un coin de la grande pièce convenablement chauffée, une jeune femme était allongée sur un lit, tandis qu'une autre lui tenait la main. Celle qui était couchée semblait paniquée. Avait-elle connu d'autres avortements avant celui-ci ? Syuzanna en avait déjà pratiqué quelques uns. Dont un sur l'une de ses amies d'autrefois. Elle avait confiance aussi bien en elle qu'en ses plantes.
- Bonsoir, fit-elle en s'approchant à pas feutré. Je me nomme Syuzanna NicDouggal, résidente de Sarlat et en voyage par ici. Je suis herboriste.
La jeune femme allongée lui adressa un sourire crispé. Syuzanna s'agenouilla à ses côtés, tout en fouillant dans sa besace. L'Ecossaise grimaça. Son sachet d'ambroise était vide. Il lui faudrait utiliser la sauge, moins maniable mais tout aussi efficace. Le défi était de trouver la dose juste. S'il n'y en avait pas assez, la pauvre femme n'aurait que de vilaines douleurs mais serait toujours enceinte. Extirpant de sa gibecière son sachet de plantes, elle se releva souplement.
S'approchant du feu, elle ramassa le chaudron, heureusement vide, et y versa le contenu d'un seau qui trainait dans un coin. D'un geste sûr, elle y ajouta une bonne poignée de sauge. Tout en attendant que les plantes infusent, Syu se tourna vers les deux femmes. Deux soeurs ? Elles semblaient proches en tout cas. Elle effleura d'une main légère son ventre. Elle aussi était enceinte. Et elle aussi, les premiers jours après la découverte de son état, avait été tenté d'interrompre la grossesse. Mais elle ne l'avait pas fait. Elle n'avait pas eu la force.
La surface de l'eau se rida alors que la température du liquide augmentait. Se saisissant d'un godet de bois, elle l'emplit de la potion. S'approchant de la jeune femme, elle lui tendit la préparation, lui faisant signe de boire rapidement.
La « malade » s'exécuta et vida d'un trait la chope. Dans quelques instants, elle se mettrait probablement à hurler de douleur.
- Cela risque de vous faire très mal, la prévint Syu après qu'une demi-heure se fut écoulée.
Elle avait à peine fini sa phrase que déjà, la malheureuse poussa un grognement sourd en portant une main à son ventre. Poussant sans ménagement la femme bien portante, la rousse souleva légèrement la robe de sa patiente. Les premières gouttes de sang faisaient leur apparition. Tout était normal. La jeune femme se mit à crier un peu plus fort, mais l'Ecossaise n'était toujours pas inquiète. Cela durerait encore un bon moment avant l'expulsion définitive.
Le temps passait. La minuscule forme blanche était sortie, la rousse en était sûre. Mais le sang ne s'arrêtait pas de couler. Syu avait bien tenter de lui faire boire une potion d'achillée milleflue mais la jeune femme ne desserrait pas les lèvres. Son visage était en sueur et son corps était parcourut de frissons. Paniquée, l'herboriste posa une main sur le bas ventre de sa patiente.
- Ciamar... Ach... Chan eil mi a' tuigsinn, fit-elle en fronçant les sourcils, sans faire attention à la langue qu'elle employait.
L'hémoragie aurait du s'arrêter depuis bien longtemps maintenant. Elle posa un index dans le cou de la jeune femme. Le poul était faible, et bien trop rapide. Son visage était glacé. Le lit ainsi que sa jupe étaient rouge de sang. A sa grande horreur, l'Ecossaise comprit qu'elle était en train de perdre la patiente.
Elle leva les yeux vers l'autre femme présente ici. Avait-elle compris, elle aussi ? Ce n'avait été qu'un simple avortement. Tout aurait dû bien se passer. Peut-être n'était-ce pas sa première interruption de grossesse ? Une chose était sûre en tout cas, c'était qu'elle-même n'y était pour rien. Elle avait respecter les doses. Et jamais de la simple sauge n'aurait pu vider de son sang une femme en parfaite santé. Le bébé était-il trop développé ? Lui avait-on menti sur le temps de grossesse ? Un foetus trop gros ne pouvait pas être expulsé sans risque. Etait-ce cela ?
Soudain, la jeune femme poussa un léger soupir. Et cessa de trembler. Ses traits et tout son corps se détendirent. Les mains pleines de sang, Syuzanna se releva, sonnée.
- Je suis désolée, dit-elle à voix basse. Cette jeune femme devait être trop faible, ou le stade de la grossesse trop avancé... Je suis vraiment désolée.
Sans oser lever les yeux vers celle qui restait, Syu sortit avec précipitation de la demeure. Dehors, la nuit n'était déjà plus noire, et la rousse comprit que c'était déjà l'aurore. Elle était restée là la nuit durant. Serrant sa sacoche contre elle, elle s'enfonça dans les ruelles du village à la recherche de son auberge. Tout le monde dormait encore, aussi put-elle monter sans être vue les marches menant à sa chambre. Doucement, elle poussa la porte. Les enfants dormaient paisiblement. Ne prenant que le temps de se laver les mains, elle s'allongea sur son lit. Et aussi silencieusement qu'elle le put, elle se mit à pleurer.
* Extrait du Serment de la Guilde des Herboristes
Ciamar... Ach... Chan eil mi a' tuigsinn = Comment... Mais... Je ne comprends pas (traduction du gaélique)
_________________
Dans quelque maison que j'entre, j'y entrerai pour l'utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur.] *
- Le 1er Février 1461
La porte de l'auberge s'ouvrit à la volée, faisant pénétrer une vague d'air glacé dans la salle commune. Malgré le feu ronflant dans la cheminée non loin d'elle, Syuzanna sentit la froideur carresser son visage. Elle ne prêta pas la moindre attention au nouvel arrivant. La taverne était assez fréquentée pour qu'une personne s'ajoutant au reste de la clientèle n'éveille aucun intérêt. Posant un index sur une page du grimoire posé devant elle, la rousse armée de toute sa patiente, enseignait les lettres à Eilidh et James - respectivement sa fille adoptive et son neveu. La fillette avait déjà déchiffré la première ligne. C'était au tour du garçon de prendre le relais. Mais ils furent bientôt dérangés dans leurs études par un homme. Juché sur une chaise au beau milieu de la salle, il éleva la voix pour couvrir le bourdonnement des multiples conversations.
- Y-a-t-il un herboriste ici ? Ou une guérisseuse ?
Son ton était assez désespéré pour faire relever la tête à Syuzanna. Elle jeta un coup d'oeil à la fenêtre. Le soleil ne tarderait pas à sombrer. Soupirant, elle quitta son assise.
- Je suis herboriste. Que se passe-t-il ?
Elle s'attendait plus ou moins à soigner un homme blessé. Accident de charrette, de cheval... Elle en avait vu d'autres, et souvent les mêmes. Les plaies étaient béantes. Parfois même le malade avait trop attendu et ses chairs s'étaient si bien infectées qu'il fallait couper le membre atteint.
- Pas ici, rétorqua l'homme. Mais viens avec moi.
Plissant les paupières, l'Ecossaise fut tentée de demander plus d'explications, mais sut se retenir. Des affaires privées, il n'y en avait pas tant. Des accouchements qui devaient restés cachés. Des avortements. Les cas « discrets » étaient bien souvent féminins. Et l'Eglise condamnant les avortements, les pauvres femmes ne pouvaient se tourner que vers des personnes plus coulantes. Et dans cette catégorie, Syuzanna était sans doute l'une des plus accomodantes.
Se tournant vers les enfants qui n'osaient pas bouger, elle leur ordonna rapidement de monter dans la chambre qu'ils occupaient, et d'attendre sagement son retour. Puis, suivant l'homme qui avait remis en place la chaise, elle sortit dans le crépuscule glacé, sa besace à l'épaule.
- Vas-tu me dire ce dont il retourne ? questionna-t-elle alors qu'ils avaient parcouru quelques ruelles sans dire un mot.
- On m'a envoyé quérir une guérisseuse. Une femme est tombée enceinte, mais ne peut garder cet enfant, expliqua-t-il rapidement.
L'Ecossaise arqua un sourcil. Que fallait-il qu'elle fasse ? Interrompre la grossesse ou aider l'enfant à venir au monde avant de le déposer aux marches d'une église ?
- Et qu'attend-t-on de moi, exactement ?
- Elle n'est grosse que de deux mois environ. Il te faudra y mettre un terme, dit-il sans la regarder. Voilà, c'est ici, ajouta-t-il en désignant une porte entrouverte. Il semblait étrangement satisfait de la quitter.
Sans prendre la peine de saluer son guide, Syuzanna poussa le battant. La maison n'était pas grande. Une demeure commune de paysans. C'était en général les ruraux qui avaient besoin de ses services. Et cela lui convenait fort bien. Les gens des villes étaient bien moins aimables et plus arrogants que les gens des campagnes.
Dans un coin de la grande pièce convenablement chauffée, une jeune femme était allongée sur un lit, tandis qu'une autre lui tenait la main. Celle qui était couchée semblait paniquée. Avait-elle connu d'autres avortements avant celui-ci ? Syuzanna en avait déjà pratiqué quelques uns. Dont un sur l'une de ses amies d'autrefois. Elle avait confiance aussi bien en elle qu'en ses plantes.
- Bonsoir, fit-elle en s'approchant à pas feutré. Je me nomme Syuzanna NicDouggal, résidente de Sarlat et en voyage par ici. Je suis herboriste.
La jeune femme allongée lui adressa un sourire crispé. Syuzanna s'agenouilla à ses côtés, tout en fouillant dans sa besace. L'Ecossaise grimaça. Son sachet d'ambroise était vide. Il lui faudrait utiliser la sauge, moins maniable mais tout aussi efficace. Le défi était de trouver la dose juste. S'il n'y en avait pas assez, la pauvre femme n'aurait que de vilaines douleurs mais serait toujours enceinte. Extirpant de sa gibecière son sachet de plantes, elle se releva souplement.
S'approchant du feu, elle ramassa le chaudron, heureusement vide, et y versa le contenu d'un seau qui trainait dans un coin. D'un geste sûr, elle y ajouta une bonne poignée de sauge. Tout en attendant que les plantes infusent, Syu se tourna vers les deux femmes. Deux soeurs ? Elles semblaient proches en tout cas. Elle effleura d'une main légère son ventre. Elle aussi était enceinte. Et elle aussi, les premiers jours après la découverte de son état, avait été tenté d'interrompre la grossesse. Mais elle ne l'avait pas fait. Elle n'avait pas eu la force.
La surface de l'eau se rida alors que la température du liquide augmentait. Se saisissant d'un godet de bois, elle l'emplit de la potion. S'approchant de la jeune femme, elle lui tendit la préparation, lui faisant signe de boire rapidement.
La « malade » s'exécuta et vida d'un trait la chope. Dans quelques instants, elle se mettrait probablement à hurler de douleur.
- Cela risque de vous faire très mal, la prévint Syu après qu'une demi-heure se fut écoulée.
Elle avait à peine fini sa phrase que déjà, la malheureuse poussa un grognement sourd en portant une main à son ventre. Poussant sans ménagement la femme bien portante, la rousse souleva légèrement la robe de sa patiente. Les premières gouttes de sang faisaient leur apparition. Tout était normal. La jeune femme se mit à crier un peu plus fort, mais l'Ecossaise n'était toujours pas inquiète. Cela durerait encore un bon moment avant l'expulsion définitive.
Le temps passait. La minuscule forme blanche était sortie, la rousse en était sûre. Mais le sang ne s'arrêtait pas de couler. Syu avait bien tenter de lui faire boire une potion d'achillée milleflue mais la jeune femme ne desserrait pas les lèvres. Son visage était en sueur et son corps était parcourut de frissons. Paniquée, l'herboriste posa une main sur le bas ventre de sa patiente.
- Ciamar... Ach... Chan eil mi a' tuigsinn, fit-elle en fronçant les sourcils, sans faire attention à la langue qu'elle employait.
L'hémoragie aurait du s'arrêter depuis bien longtemps maintenant. Elle posa un index dans le cou de la jeune femme. Le poul était faible, et bien trop rapide. Son visage était glacé. Le lit ainsi que sa jupe étaient rouge de sang. A sa grande horreur, l'Ecossaise comprit qu'elle était en train de perdre la patiente.
Elle leva les yeux vers l'autre femme présente ici. Avait-elle compris, elle aussi ? Ce n'avait été qu'un simple avortement. Tout aurait dû bien se passer. Peut-être n'était-ce pas sa première interruption de grossesse ? Une chose était sûre en tout cas, c'était qu'elle-même n'y était pour rien. Elle avait respecter les doses. Et jamais de la simple sauge n'aurait pu vider de son sang une femme en parfaite santé. Le bébé était-il trop développé ? Lui avait-on menti sur le temps de grossesse ? Un foetus trop gros ne pouvait pas être expulsé sans risque. Etait-ce cela ?
Soudain, la jeune femme poussa un léger soupir. Et cessa de trembler. Ses traits et tout son corps se détendirent. Les mains pleines de sang, Syuzanna se releva, sonnée.
- Je suis désolée, dit-elle à voix basse. Cette jeune femme devait être trop faible, ou le stade de la grossesse trop avancé... Je suis vraiment désolée.
Sans oser lever les yeux vers celle qui restait, Syu sortit avec précipitation de la demeure. Dehors, la nuit n'était déjà plus noire, et la rousse comprit que c'était déjà l'aurore. Elle était restée là la nuit durant. Serrant sa sacoche contre elle, elle s'enfonça dans les ruelles du village à la recherche de son auberge. Tout le monde dormait encore, aussi put-elle monter sans être vue les marches menant à sa chambre. Doucement, elle poussa la porte. Les enfants dormaient paisiblement. Ne prenant que le temps de se laver les mains, elle s'allongea sur son lit. Et aussi silencieusement qu'elle le put, elle se mit à pleurer.
* Extrait du Serment de la Guilde des Herboristes
Ciamar... Ach... Chan eil mi a' tuigsinn = Comment... Mais... Je ne comprends pas (traduction du gaélique)
_________________