Luzerne
Luzerne aimait la guerre. Passionnément.
Non pas qu'elle fût d'un tempérament particulièrement sanguinaire, non. Mais c'était en temps de guerre qu'elle se sentait à chaque fois le plus intensément en vie. Même l'odeur des arbres avait quelque chose de différent, même le froid de la neige, le mouillé de la pluie... Tout, même ce qui en temps normal passait pour être désagréable, s'en retrouvait décuplé, intensifié et rehaussé. Comme si un coloriste était passé par là pour faire chatoyer la vie afin que les mortels se rendent compte du cadeau incommensurable que c'était!
Luzerne en temps de paix n'arrivait pas à toucher du doigt ces bonheurs-là. Elle trouvait à l'air un goût de poussière, aux êtres un air de confort repu, aux conversations l'insipidité des petits tracas du quotidien... Régulièrement elle se disait - et on le lui faisait comprendre - qu'elle avait une case en moins, qu'elle était froide et indifférente. Il est vrai que sa manière de se présenter du bout des lèvres, de ne retenir aucun visage, aucun nom, sa façon de tenir les gens à distance d'un oeil froid et vert, par trop de timidité, de mal être, mais aussi par une étrange fierté, qu'elle tenait elle ne savait d'où, en avait débouté plus d'un...
Durant quelques semaines à Tonnerre, elle avait bien tenté de s'intéresser à son maïs, à la manière de faire prospérer l'argent... Elle avait tenté de s'intéresser aux histoires de cur, de famille, d'enfants des uns et des autres, à défaut d'en sentir les palpitations dans les profondeurs de son être...
Mais rien à faire, elle n'y arrivait pas! Elle se sentait irrémédiablement aspirée par un profond ennui et quittait vivement les assemblées où ce genre de discussions désespérantes étaient tenues.
Mais tout aussitôt que la guerre débarquait, Luzerne se redressait comme une fleur à la lumière brûlante et crue d'un premier soleil.
Elle aimait les silhouettes efflanquées que dessinait la guerre. Les démarches rapides et silencieuses, les paroles chuchotées par des voix intenses, les vrais coups de gueule, de coeur, de rires et de désespoir sans nom... Les regards brillants, scrutateurs, méfiants... Qui es-tu? Amie? Ennemie? Les méfiances qui se transformaient en de parfois belles, très belle solidarités... Le dernier pain partagé alors que le creux au ventre ne demandait pourtant qu'à être comblé en solitaire... Elle qui avait une véritable défiance vis à vis du genre humain, elle le trouvait bizarrement bien plus supportable dans cette incroyable proximité des corps que réclamait la guerre, que lorsque - bien nourri par la paix - délicatement peigné et parfumé, il tentait de pavaner en taverne en contant fleurette ou en exposant de manière grossière les biens terrestres amassés avec la patience d'un petit épicier...
De la guerre, elle allait jusqu'à en aimer les attentes éreintantes, à tournicoter comme une âme en peine, pendant que le corps faisait provision d'adrénaline contrariée, qu'il faudrait un jour, une nuit, décharger d'un coup d'un seul, sur un champ de bataille sanglant.
Bien sûr il y avait d'innommables crapuleries en temps de guerre et l'on y côtoyait comme partout de sombres crétins! Mais Luzerne n'étant ni naïve, ni utopiste s'en souciait comme d'une guigne. En contrepartie de cette crasse ambiante, elle savait aussi que ce qui était rare, fort, bon pouvait se développer comme des fleurs à la beauté étrange, sur le fumier entêtant des charniers fumant.
Assise sur son lit de camp étroit - derrière une pauvre tenture qui lui réservait comme à chacun des autres soldats, un espace privé à peine plus large que le lit, misérable radeau d'intimité dans la dérive du grand dortoir commun - elle démêlait avec un peigne à grosses dents, les copeaux cuivrés de sa chevelure, et se remémorait ce faisant, ses jeunes "faits d'armes"! L'appellation même et volontairement ironique la faisait sourire toute seule, tandis que le peigne se frayait un chemin dans les ressorts entortillés de ses anglaises soyeuses.
Comme dans tout dans la vie, il y avait eu "la première fois". Pour elle, cela avait été le siège de Dijon, où vêtue de ses seuls haillons et armée d'un pauvre bâton, elle avait fait autant ses armes que ses dents, regardant tout, buvant toutes les paroles alentours, n'en perdant pas une miette, tout en restant murée dans son silence, émaillé parfois de quelques rares paroles. Elle ne s'était pas fait beaucoup d'amis, mais certaines personnes moins susceptibles que d'autres s'étaient aperçues que derrière le petit corps tendu et maigre, la mine butée et renfermée de la jeune fille, se planquait un être farouche et entier en qui l'on pouvait avoir toute confiance.
C'est à Dijon qu'elle s'était rendue compte - mais elle s'en doutait déjà un peu - que n'ayant peur de perdre rien, ni de peiner personne, elle était faite de la graine des vrais guerriers, de ceux qui peuvent aller très loin, qui n'ont pas froid aux yeux et qui préférerait se laisser couper en deux plutôt que de manquer à l'appel.
C'est à Dijon aussi qu'elle avait rencontré cet homme, au moins aussi silencieux qu'elle, abrupt et même désagréable avec tout et tout le monde, mais qui semblait rechercher sa présence, même si ce n'était que pour deux minutes et ce, généralement pour lui lancer entre deux silences tendus, qu'elle était insupportablement irritante, indifférente, idiote même... et qui l'avait pourtant bizarrement touchée au coeur.
Ils s'étaient perdus de vue et retrouvés par un hasard total à Saumur. Elle qui - même à deux jours d'intervalle - ne reconnaissait pour ainsi dire jamais personne, l'avait de suite reconnu, lui. L'homme, toujours aussi cinglant que dans ses souvenirs, lui avait proposé au bout de quelques jours, de lâcher l'armée et de la suivre, car il avait envie - avait-il dit - de la "trimballer" avec lui...
Lâcher l'armée... C'était assez mal connaître la bourguignonne! Mais la manière rugueuse et cavalière de la demande n'était pas pour lui déplaire... Elle avait donc dit, d'un ton qui n'excluait ni ne promettait rien, que tant que la guerre durerait, il ne saurait être question d'un quelconque "trimballage"... Leurs lèvres se scellèrent comme par accident, puis les troupes se retirèrent d'Anjou, emportant Luzerne avec elles.
Les cheveux étaient maintenant plus que parfaitement démêlés et sa tête continuait pourtant de cavaler. Cet homme venait d'arriver hier à Sémur, ils s'étaient entrevus, rapidement comme toujours et elle en avait ressenti des sensations mêlées. Depuis ce baiser en Anjou, les choses s'étaient un peu complexifiées dans le paysage de sa jeune vie...
Luzerne se laissa aller doucement en arrière sur sa couche et promena les pépites dorées qui dansaient dans ses yeux verts, sur la toile qui battait mollement sous les assauts répétés de la pluie et du vent qui tombaient en rafales longues et plaintives sur le camp. Quand allaient-ils enfin marcher sur Dijon?! Ceci assurément relèguerait toute autre pensée au rang de frivolité incongrue autant que déplacée...
Non pas qu'elle fût d'un tempérament particulièrement sanguinaire, non. Mais c'était en temps de guerre qu'elle se sentait à chaque fois le plus intensément en vie. Même l'odeur des arbres avait quelque chose de différent, même le froid de la neige, le mouillé de la pluie... Tout, même ce qui en temps normal passait pour être désagréable, s'en retrouvait décuplé, intensifié et rehaussé. Comme si un coloriste était passé par là pour faire chatoyer la vie afin que les mortels se rendent compte du cadeau incommensurable que c'était!
Luzerne en temps de paix n'arrivait pas à toucher du doigt ces bonheurs-là. Elle trouvait à l'air un goût de poussière, aux êtres un air de confort repu, aux conversations l'insipidité des petits tracas du quotidien... Régulièrement elle se disait - et on le lui faisait comprendre - qu'elle avait une case en moins, qu'elle était froide et indifférente. Il est vrai que sa manière de se présenter du bout des lèvres, de ne retenir aucun visage, aucun nom, sa façon de tenir les gens à distance d'un oeil froid et vert, par trop de timidité, de mal être, mais aussi par une étrange fierté, qu'elle tenait elle ne savait d'où, en avait débouté plus d'un...
Durant quelques semaines à Tonnerre, elle avait bien tenté de s'intéresser à son maïs, à la manière de faire prospérer l'argent... Elle avait tenté de s'intéresser aux histoires de cur, de famille, d'enfants des uns et des autres, à défaut d'en sentir les palpitations dans les profondeurs de son être...
Mais rien à faire, elle n'y arrivait pas! Elle se sentait irrémédiablement aspirée par un profond ennui et quittait vivement les assemblées où ce genre de discussions désespérantes étaient tenues.
Mais tout aussitôt que la guerre débarquait, Luzerne se redressait comme une fleur à la lumière brûlante et crue d'un premier soleil.
Elle aimait les silhouettes efflanquées que dessinait la guerre. Les démarches rapides et silencieuses, les paroles chuchotées par des voix intenses, les vrais coups de gueule, de coeur, de rires et de désespoir sans nom... Les regards brillants, scrutateurs, méfiants... Qui es-tu? Amie? Ennemie? Les méfiances qui se transformaient en de parfois belles, très belle solidarités... Le dernier pain partagé alors que le creux au ventre ne demandait pourtant qu'à être comblé en solitaire... Elle qui avait une véritable défiance vis à vis du genre humain, elle le trouvait bizarrement bien plus supportable dans cette incroyable proximité des corps que réclamait la guerre, que lorsque - bien nourri par la paix - délicatement peigné et parfumé, il tentait de pavaner en taverne en contant fleurette ou en exposant de manière grossière les biens terrestres amassés avec la patience d'un petit épicier...
De la guerre, elle allait jusqu'à en aimer les attentes éreintantes, à tournicoter comme une âme en peine, pendant que le corps faisait provision d'adrénaline contrariée, qu'il faudrait un jour, une nuit, décharger d'un coup d'un seul, sur un champ de bataille sanglant.
Bien sûr il y avait d'innommables crapuleries en temps de guerre et l'on y côtoyait comme partout de sombres crétins! Mais Luzerne n'étant ni naïve, ni utopiste s'en souciait comme d'une guigne. En contrepartie de cette crasse ambiante, elle savait aussi que ce qui était rare, fort, bon pouvait se développer comme des fleurs à la beauté étrange, sur le fumier entêtant des charniers fumant.
Assise sur son lit de camp étroit - derrière une pauvre tenture qui lui réservait comme à chacun des autres soldats, un espace privé à peine plus large que le lit, misérable radeau d'intimité dans la dérive du grand dortoir commun - elle démêlait avec un peigne à grosses dents, les copeaux cuivrés de sa chevelure, et se remémorait ce faisant, ses jeunes "faits d'armes"! L'appellation même et volontairement ironique la faisait sourire toute seule, tandis que le peigne se frayait un chemin dans les ressorts entortillés de ses anglaises soyeuses.
Comme dans tout dans la vie, il y avait eu "la première fois". Pour elle, cela avait été le siège de Dijon, où vêtue de ses seuls haillons et armée d'un pauvre bâton, elle avait fait autant ses armes que ses dents, regardant tout, buvant toutes les paroles alentours, n'en perdant pas une miette, tout en restant murée dans son silence, émaillé parfois de quelques rares paroles. Elle ne s'était pas fait beaucoup d'amis, mais certaines personnes moins susceptibles que d'autres s'étaient aperçues que derrière le petit corps tendu et maigre, la mine butée et renfermée de la jeune fille, se planquait un être farouche et entier en qui l'on pouvait avoir toute confiance.
C'est à Dijon qu'elle s'était rendue compte - mais elle s'en doutait déjà un peu - que n'ayant peur de perdre rien, ni de peiner personne, elle était faite de la graine des vrais guerriers, de ceux qui peuvent aller très loin, qui n'ont pas froid aux yeux et qui préférerait se laisser couper en deux plutôt que de manquer à l'appel.
C'est à Dijon aussi qu'elle avait rencontré cet homme, au moins aussi silencieux qu'elle, abrupt et même désagréable avec tout et tout le monde, mais qui semblait rechercher sa présence, même si ce n'était que pour deux minutes et ce, généralement pour lui lancer entre deux silences tendus, qu'elle était insupportablement irritante, indifférente, idiote même... et qui l'avait pourtant bizarrement touchée au coeur.
Ils s'étaient perdus de vue et retrouvés par un hasard total à Saumur. Elle qui - même à deux jours d'intervalle - ne reconnaissait pour ainsi dire jamais personne, l'avait de suite reconnu, lui. L'homme, toujours aussi cinglant que dans ses souvenirs, lui avait proposé au bout de quelques jours, de lâcher l'armée et de la suivre, car il avait envie - avait-il dit - de la "trimballer" avec lui...
Lâcher l'armée... C'était assez mal connaître la bourguignonne! Mais la manière rugueuse et cavalière de la demande n'était pas pour lui déplaire... Elle avait donc dit, d'un ton qui n'excluait ni ne promettait rien, que tant que la guerre durerait, il ne saurait être question d'un quelconque "trimballage"... Leurs lèvres se scellèrent comme par accident, puis les troupes se retirèrent d'Anjou, emportant Luzerne avec elles.
Les cheveux étaient maintenant plus que parfaitement démêlés et sa tête continuait pourtant de cavaler. Cet homme venait d'arriver hier à Sémur, ils s'étaient entrevus, rapidement comme toujours et elle en avait ressenti des sensations mêlées. Depuis ce baiser en Anjou, les choses s'étaient un peu complexifiées dans le paysage de sa jeune vie...
Luzerne se laissa aller doucement en arrière sur sa couche et promena les pépites dorées qui dansaient dans ses yeux verts, sur la toile qui battait mollement sous les assauts répétés de la pluie et du vent qui tombaient en rafales longues et plaintives sur le camp. Quand allaient-ils enfin marcher sur Dijon?! Ceci assurément relèguerait toute autre pensée au rang de frivolité incongrue autant que déplacée...