Spirit_a.
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Trois chevaux aigus
Sauf vers le nord
Trois routes perdues
Sauf vers l'aurore.
Paul Eluard, Chanson complète
[Six mois plus tôt, Autun]
Mais Cillien ? Pourquoi j'ai pas de papa moi ?
T'en as jamais eu besoin jusqu'à présent. Tu vas pas commencer. Les hommes ne servent à rien.
Oui mais quand même tous les autres y z'ont un papa...
Bin tu n'es pas comme les autres. C'est tout. Discussion close.
Close, close... Il fallait le dire vite. Si Cillien semblait éprouver depuis toujours une certaine révulsion vis-à-vis des autres, et principalement des hommes, la mioche, elle espérait au fond d'elle que tous les gens n'étaient pas comme Cillien. Et elle savait qu'ils n'étaient pas tous comme elle. Elle avait rencontré Gypsi, et messire Thomas quelque temps après. Alors non, elle ne voulait pas abandonner. Peut-être que son père était un homme gentil. Qu'il s'occuperait mieux d'elle que ne le faisait Cillien... Des rêves plein la tête, la gamine harcelait sa mère, avec cette question répétitive : "pourquoi j'ai de papa ? Il est où Mon papa ?". Elle l'harcelait, et posait la question au moins une fois par jour, malgré les réprimandes, les punitions, et les fessées. Elle voulait savoir. Entêtée malgré ses six petites années. Entêtée malgré la peur que lui inspirait sa mère. Jusqu'à ce que sa mère lui avoue enfin la vérité : elle ne savait pas où il était. Alors la petite avait changé. Elle avait donc un papa. Comme tout le monde. Un vrai de vrai, en chair et en os. Il existait quelque part. Et dans sa caboche d'enfant, elle rêvait qu'il soit roi, ou prince, ou grand chevalier. Elle s'imaginait le père fantastique et idéal. Oui, elle voulait le retrouver, le rencontrer. Elle voulait vivre avec lui, parce que de toute façon, rien ne pouvait être pire que de vivre avec Cillien.
Elle ne savait rien de lui, la gamine. Elle ne connaissait ni son prénom, ni son âge. Ni à quoi il ressemblait - il ne pouvait être que beau. Elle ne savait pas comment il avait connu sa mère, ni pourquoi il les avait laissé toutes les deux. Pourquoi il l'avait laissé elle, seule avec Cillien. Non Spirit ne connaissait rien de lui. Et, si elle rêvait, elle ne pouvait pas empêcher une petite partie intérieure d'elle de lui en vouloir un peu. Un tout petit peu... Oui parce que si elle pouvait le voir, le rencontrer, pour de vrai, alors... Alors peut-être qu'elle le pardonnerait de tout ça. Peut-être qu'elle ne penserait même plus à lui demander. Peut-être... Peut-être qu'il était un preux chevalier qui la sauverait des griffes de sa mère... Ou non.
Cillien, Spirit et son père suivait depuis six ans au moins, trois chemins divergents. L'un vaquait bien loin à ses occupations. Et les deux autres se cotoyaient, et essayaient de vivre ensemble. D'apprendre ensemble. Sans y parvenir. Ayant une vision totalement différente de la vie, et un caractère opposé. Si l'une était une femme blasée, indifférente et froide, la seconde était une petite fille naïve, rêveuse, peureuse et timide. Trois chemins s'étaient perdues, depuis sa naissance. Et si elle n'en avait pas encore vraiment conscience, elle comprendrait bientôt...
[Epinal, Janvier 1461]
Par un petit matin glacial, aux portes d'Epinal une drôle de trio faisait son apparition. Une vieille enroulée dans maintes couche de tissu, et deux mômes, qui se tenaient parfois la main, ou se courraient après à grand éclat de rire pour se réchauffer à leur manière revenaient. Un petit péril... Simplement pour que la petite Spirit puisse dire au revoir, ou adieu à ceux - comme elle le disait - qu'elle aimait le plus. Sa petite famille de coeur. Et son meilleur ami le jeune Lénaïc, et la vieille nourrice Abdonie avait accepté de l'accompagner. Certain diront que la petite Spirit faisait des caprices qu'on exauçait sans rechigner. D'autres que la petite était sensible et qu'elle avait du mal à supporter les départs. C'était sans doute un peu des deux. Ils revenaient donc, de la frontière du royaume de France, l'air sans doute un peu fatigué. Mais les yeux n'étaient plus rouge d'avoir pleuré, et le sourire venait illuminé de temps à autre le visage de la petite.
Elle n'était plus seule. Elle ne le serait plus jamais. Du temps avait passé. Cillien était partie en quête de cet homme qui était son père. Et la môme s'était débrouillée seule. Et elle avait trouvé des gens au grand coeur, qui l'avaient accueillit, et aidé, supporté et conseillé, et lentement apprivoisé au fil des jours. Sa vraie famille à elle. Lilith la sublime et son fils le petit Thomas. Thomus le héros, le merveilleux, et aussi le menteur. Dom, le conteur taquin, l'ours au grand coeur et à la langue si bien pendue. Et Jenny sa meilleure copine. Le noyau dur. Ses amours à elle, petite puce de six ans. Et puis il y avait aussi Lénaïc son meilleur copain, son chevalier-pirate. Celui qu'elle ne voulait plus jamais quitté. Et sa mère Hellina la douce. Ceux qui s'occupaient vraiment d'elle. Comme le ferait une mère, et un petit frère. Et enfin, il y avait Thomas, le précepteur. Celui qu'elle admirait tant. Qui l'effrayait autant qu'il suscitait chez elle admiration et amour. Bref, sa vie solitaire avait disparu au profit d'un nombre immense de personnes qu'elle aimait. Qu'elle aimait vraiment. Et au fond d'elle, elle avait oublié qu'elle avait un père qu'elle ne connaissait pas.
A pas lourds, les deux mioches et la vieille défilèrent dans les rues de la ville qui ne se réveillait qu'à peine. A pas lourd, fatigués, mais heureux de rentrer chez eux. Jusqu'à arriver à la dite porte de la maison où elle se sentait désormais chez elle. Malgré le caractère impulsif du chef de famille. Spirit s'était fabriquée sa propre famille, lasse d'être seule et isolée. Elle s'était trouvé une grande soeur protectrice en la figure de Lilith. Une soeur, presque comme une mère, mais en plus jeune, plus proche d'elle que ne le serait une mère. Une soeur parce que parfois aussi vulnérable et fragile qu'un enfant pouvait l'être. Avec un neveu et un filleul sous peu. Thomas et le futur bébé qui pointait le bout de son nez. Elle s'était trouvé un tonton comme toutes les fillettes rêveraient d'avoir en la personne du conteur Dom. L'oncle à qui on peut tout raconter, qui rassure, met en garde parfois, mais fait aussi rire. L'oncle joueur que l'on peut embêter un peu sans qu'il se fâche. L'oncle qui rentre dans le jeu des enfants. Elle s'était inventé un père... En la personne de Thomus. Un père qui restait éloigné, lointain, absent. Parce qu'elle n'avait connu que ça. Mais un père aimant. Jenny c'était un peu sa jumelle. Complice dès le premier instant. Deux chipies. Sa Jenny. Elle s'était trouvé une maman plus douce en Hellina. Une maman présente, attentive, patiente, juste, et tendre. Une vraie maman. Une nourrice et un précepteur venait complété tout ça.
Sans oublier un petit blond, de deux ans son cadet. Un petit blond fûté, et curieux, à la langue bien pendue. Un petit blond qui ne connaissait strictement rien aux règles de bienséance. Qui parlait beaucoup - au moins autant qu'elle. Son chevalier. Parce qu'il était courageux Lénaïc. Il sauverait sa princesse contre une armée de méchants en bois. Au moins. Un petit blond inventif... Tant pour les bêtises que pour éviter les punitions. Ou pour convaincre les grands. Une petite tête de mule, qui n'écoutait presque rien sauf si les risques de punitions étaient trop grands. Un petit blond qui parvenait presque toujours à ses fins. Un petit blond : son meilleur ami. Certain disait que c'était son petit frère. Mais il était bien plus que ça. Frère, elle n'aimait pas ce mot. C'était trop... étrange. Lénaïc était son double. Son reflet du miroir. Avec toutes les ressemblances et les différences que cela implique. Lénaïc était à ses yeux, et malgré leurs innombrables disputes, la personne la plus importante dans tout ce petit monde qu'elle s'était créé. Et c'était pour cela qu'au départ de tous - ou presque - elle ne s'était pas trop effondrée. Parce qu'elle n'était plus seule. Son meilleur copain était là. Et au fond d'elle elle savait qu'il le serait toujours.
En rentrant dans la demeure familiale, les retrouvailles se déroulèrent. Embrassades, gros calins à la brune maman. Des tas de questions qui se posent. Et finalement les mômes montent dans leur chambre. Et, très rapidement, la petite tourne en rond. Elle n'a pas envie de dormir pour rattraper la demie-nuit de sommeil manqué. Elle n'est pas fatiguée elle. Au bout d'un moment elle va trouver LE Lénaïc et lâche :
'Naic ! j'm'ennuie... Tu veux pas qu'on joue ? Ou qu'on va se promener... Ou... j'sais pas...
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