Bien que convaincue de la nécessité de poursuivre son entreprise, Xm avait mis plusieurs jours à retrouver suffisamment de courage pour s'y atteler à nouveau.
Elle avait trouvé un dérivatif efficace dans les quelques jours de garde qu'elle avait passés avec ses fidèles soldats.
Puis la réorganisation de son échoppe lui avait procuré une distraction salutaire. Elle avait retrouvé, en confectionnant les différents éléments du décor oriental de sa nouvelle officine, les souvenirs et les rêveries lointaines qui avaient peu à peu adouci sa peine.
L'apprentissage du renoncement était l'un des piliers de la philosophie qu'elle avait embrassée en Asie, et avec le temps, elle y parvenait de mieux en mieux, ce qui ne laissait pas de l'inquiéter un peu parfois. Cependant, elle savait au plus profond de son coeur qu'il y avait une chose à laquelle elle ne renoncerait jamais: retrouver son fils, se faire reconnaître et se faire, si possible, aimer à nouveau de lui.
C'est avec cette conviction que Xm s'assit à nouveau à sa table et saisit sa plume.
Elle avait un peu perdu le fil et dut relire toute la dernière partie de son récit. Un moment, l'émotion la saisit quand elle se remémora la veille du départ de Mélian, quand elle lui avait tendu, tremblante, ces feuillets qui résumaient sa vie. Mais elle chassa bien vite cette pensée, sans même que les larmes parviennent à forcer le barrage de ses paupières étroitement fermées. Elle progressait.
Les yeux toujours clos, elle respira lentement pour retrouver sa concentration. Elle se revoyait nettement, recroquevillée derrière un tonneau dans la cave de l'auberge où elle venait d'occire le sergent du guet qui avait voulu abuser d'elle.Une longue respiration plus tard, elle avait recommencé à écrire.
Au matin, Suzel était venue me retrouver dans la cave. J'avais du finir par m'assoupir car je sursautai violemment en sentant sa large main sur mon épaule.
La dague, que j'avais posée en travers de mes genoux pour me défendre ou au pire pour éviter d'être capturée vivante au cas où mon crime serait découvert avant que j'aie pu prendre la fuite, se retrouva comme par magie dans mon poing serré, menaçant la gorge de ma bienfaitrice, penchée sur moi.
Holà! ma jolie, calme-toi, ce n'est que moi, ne vas pas m'étriper avec ton cure dent! Je ne suis pas encore assez grasse pour être mangée!
Les trois mentons de Suzel et sa monumentale poitrine tressautaient sous les vagues de rire qu'elle s'efforçait de rendre les plus discrètes possible.
J'étais sidérée.
Même dans les situations les plus dramatiques, Suzel restait imperturbable et semblait tout prendre avec sérénité et légèreté.
Suzel, protestai-je, comment pouvez-vous plaisanter? J'ai tué un homme que diable! Je suis une fugitive désormais! Que va-t-il m'arriver?
Eh bien, rien de plus qu'à moi, si tu gardes ton calme et que tu te débrouilles bien.
Suzel retrouva instantanément son sérieux.
Ach, miesele, si tu savais. J'ai eu bien des malheurs dans ma vie.
Telle que tu me vois, j'ai eu quatre enfants, avec un homme qui me brutalisait - mon premier mari - et qui les battait eux aussi, les pauvres mouflets.
Je la regardais, les yeux ronds. Comment une femme comme elle avait-elle pu être victime d'un bourreau domestique?
J'ai enduré pendant des années, m'interposant entre eux et lui à chaque fois que je le pouvais. Il m'a laissée bien souvent sur le carreau et je ne me plaignais jamais, du moment que mes petits étaient sains et saufs et qu'ils avaient à manger à leur faim. Jusqu'au jour où il a bien failli tuer la plus jeune, de ce que lui aurait appelé une pichenette, parce qu'elle avait renversé son assiette de soupe en la lui portant.
Ce jour-là, j'ai vu rouge. Quelque chose s'est déclenché en moi et j'ai saisi le premier objet qui m'est tombé sous la main. Comme j'étais penchée sur la marmite dans l'âtre, en train de finir de servir la soupe, ça a été un gros tisonnier de fer. Je me suis avancé vers lui. Il ramassait la petite qui était tombée à terre et il levait à nouveau la main, le visage convulsé par la colère, prêt à lui asséner un nouveau coup.
Crac!
Le tisonnier s'est abattu comme de lui même entre ses deux oreilles.
Il s'est effondré sur le sol. La colère avait déserté son visage. Il ne restait dans ses yeux qu'un étonnement sans limite. Moi, sa chose, j'avais osé me rebeller contre lui. Il n'a pas eu le temps d'aller bien plus loin dans l'étonnement. Le temps de toucher le sol, il était mort...
Je regardais Suzel, stupéfaite.
Eh oui, ma belle, tu n'es pas la seule a avoir eu des malheurs.
Elle me tapota la joue affectueusement.
Ni à avoir du sang sur les mains. Et je vais te dire une bonne chose: quand j'ai estourbi mon saligaud de mari, je ne me suis pas sentie coupable le moins du monde. Je me suis juste dis que j'avais mis mes petits à l'abri pour de bon, et que j'avais débarrassé la terre d'un nuisible. Et c'est ce que tu devrais te dire aussi.
Je me détendis illico.
Mais bon, assez bavardé, on a du travail. Je dois te tranformer en marmiton crédible pour rejoindre le service de l'évèque.
Suzel, sorti de la poche de son tablier une énorme paire de ciseaux. Je les regardai, craintive, connaissant l'usage qu'elle allait en faire.
Oh, Suzel... suppliai-je.
Allons, allons, pas de manières mon joli damoiseau, plaisanta-t-elle, ces longs cheveux vous donnent par trop l'air d'une fille. Tournez-vous!
Elle me fit pivoter de manière à lui tourner le dos et m'enveloppa les épaules d'une large serviette blanche.
Eh! J'espère que tu n'as pas l'intention de me raser, femme!Je tiens à ma peau, surtout celle de mon cou!
J'avais retrouvé un peu de ma sérénité et l'envie de rire avec Suzel
Cette fois, Suzel rit franchement.
Qu'allez-vous imaginer là, damoiseau, un "milich fratzel" comme vous n'a pas besoin de se raser! Mais qu'un seul de ces beaux cheveux noirs vous reste sur le pourpoint, si vous tombez sur une jalouse, beau comme vous êtes, elle serait bien capable de vous dénoncer aux exempts pour je ne sais quel crime imaginaire, pour pas que vous tombiez dans les bras d'une autre!!!
Et pour tomber, mes longues mèches tombaient les unes après les autres. A mesure que Suzel coupait, je ramassais quelques boucles et les regardais avec nostalgie. Je soupirais, attristée, pleurant presque la perte de ce que je considérais comme l'un de mes principaux attraits.
Quand elle eut fini, Suzel me fit tourner face à elle.
Elle me tendit un petit miroir, qu'elle extrait de ses vastes poches.
J'y dévisageai avec surprise un jeune homme d'une vingtaine d'années, aux yeux noirs, un peu tristes et fatigués, au teint clair et aux lèvres un peu trop pleines.
Suzel avait coupé mes cheveux bien au dessus des oreilles et les avait taillés au même niveau sur le devant, en une frange qui me dégageait la moitié du front. Elle n'avait pu me raser la nuque, comme l'aurait été celle d'un homme, surtout plus agé, mais elle les avait coupés suffisamment courts pour que cela puisse passer pour une nouvelle mode, ou pour la coquetterie d'un garçon un peu trop conscient de sa belle apparence.
Je souris au damoiseau dans la glace, puis à Suzel.
Merci, tu as fait du beau travail.
Attends, me répondit-elle; il va falloir rendre ce gentil damoiseau un peu plus viril, sinon tu n'as pas fini de te faire pincer les fesses par tous le bougres du Saint'Empire.
Suzel me tendit un morceau de charbon de bois.
Epaissis un peu tes sourcils... Je lui obéïs en en crayonnant aussi bien que possible les arcs délicats . Et noircis-toi aussi un peu les joues, pendant que tu y es...
Je frottai le morceau de charbon entre mes mains que je passais sur mes joues, qui y gagnèrent la semblance d'une ombre de barbe.
Suzel me saisit par le menton pour me regarder bien en face.
Ah, voilà qui est parfait, s'exclama-t-elle, satisfaite du résultat de ses efforts.
Si je ne t'avais pas vue toute nue dans ta chambre là haut, je dirais que tu es bien le plus jolidamoiseau que j'ai vu à Strasbourg depuis bien des années, et je t'emmènerais bien tout de suite dans la grange, pour m'aider à trouver l'aiguille que j'ai perdue dans le foin!!!
Suzel gloussait et je ne pus m'empêcher de rire avec elle.
Oh ajouta-t-elle, il va aussi falloir que tu fasses attention avec cette voix, ma jolie. Heureusement que sa seigneurie n'a pas beaucoup l'habitude d'avoir des choeurs de contrebasses autour de lui.
Xm ne put s'empêcher de rire de l'irrespect de Suzel envers le clergé.
Mais méfie-toi quand même. Il va falloir que tu sois très prudente...
Suzel ramassa un vaste sac qu'elle avait posé à ses pieds.
Tiens, j'ai récupéré ta besace, et j'ai ajouté ceci.
Le sac contenait une quantité de vivres suffisante pour compléter une ration ordinaire pour plusieurs semaines.
Tu seras nourrie, en principe, mais tu sais bien que les domestiques ne mangent que quand les maitres ont terminé, et les ecclésiastiques sont bien gourmands...
Encore une fois, ce trait d'humeur m'étonna, même s'il m'amusa car il était dit sans méchanceté, et je commençai à me demander si Suzel n'était pas une adepte de cette nouvelle religion dont on entendait parler jusque dans les campagnes.
Elle me serra dans ses bras, coupant court à mes réflexions.
Allez, il faut partir maintenant. Va droit jusqu'à la Cathédrale, l'équipage de Monseigneur ne devrait pas tarder à partir. J'ai vu mon cousin - Rupert Ohlmann - cette nuit, il t'attend. Présente toi à lui sous le nom de Nicklaus Kocher. Ne me demande pas pourquoi ce nom, ça m'est venu comme ça. Je ne lui ai pas donné de détails et surtout, pour lui, comme pour tous les autres, tu es un garçon! J'ai pensé qu'il valait mieux qu'il en soit ainsi. De cette manière, tu risques moins de baisser ta garde.
Je rendis à Suzel son étreinte chaleureuse.
Décidément tu penses à tout ma bonne Suzel. Merci, merci infiniment. Je ramassai sac et besace. Je mis ma cape et mon chapeau et me dirigeai vers l'escalier.
Je me retournai, m'attendant à ce que Suzel me suive.
Elle était toujours au fond de la cave, ramassant les cheveux coupés sur le sol.
Qu'est ce que tu attends, me lança-t-elle? Dépêche-toi ou ils vont partir sans toi! Ta mule t'attend dans la cour. Je ne t'accompagne pas, tu connais le chemin.Elle ajouta après s'être raclé la gorge.
Et je n'ai jamais aimé les adieux. Allez, file!
Avec un dernier signe de la main je grimpai l'escalier quatre à quatre pour me retrouver à l'air libre. Ma mule m'attendait. Je sautai en selle et la talonnai, direction: la Cathédrale. Cette fois-ci, je ne pouvais plus reculer. La prochaine étape serait l'Italie.
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Vive comme l'éclair
Insaisissable comme la lumière
Dure comme le fer
Et en amour comme à la guerre...