Gypsi
- Les hommes sont comme les nuages. Ils sont chassés en avant par un vent mystérieux et invisible face auquel ils sont impuissants. Ils croient maîtriser leur route et se moquent de la faiblesse des nuages. Mais leur vent, à eux, est mille fois plus fort que celui qui souffle là-haut. Pierre Bottero
Les yeux se ferment une seconde. L'air froid entre dans la bouche, brûle la gorge sèche et ressort avec sérénité. Les prunelles scintillent. Les pieds se mettent en action. Un pas, puis l'autre. Dans un boitillement régulier. Marche trop longue qui réveille une vieille blessure. Un, deux. Un, deux. Elle marche. Elle fait le vide au milieu des rues bondées de Paris. Elle esquive quelques passants. Trois, quatre. Elle poursuit son chemin. Elle fait le Vide. Le Vide. Et elle sourit. Enfin. Davantage par les yeux. Le vide. Les gens. La solitude parmi ces gens. La liberté, retrouvée ! Redevenir elle-même. Et elle marche à grands pas boiteux, tandis que ses pensées fusent à grands traits tortueux. Faire le point. Et perdre déjà la lueur dans ses yeux.
Paris. Pour aller vers le Nord. Paris. Et ses pas l'emmenaient dans la direction des bas quartiers. La fameuse cour. Celle où elle serait à sa place. Liberté retrouvée. Après un étouffement insoutenable. Une brune, deux bruns. Trois. Trois personnes qui comptaient énormément. Et pourtant ? Trop de tensions. Trop de non-dit. S'ils avaient été ceux qui savaient la faire rire en toute situation, ils étaient désormais un peu comme les autres. De la compagnie. Ni plus ni moins. De la compagnie qui lui pesait. Qu'elle avait besoin de quitter. Au moins le temps d'une journée. Elle leur avait tout laissé. Besace, parchemins, armes, cadeaux, vieux souvenirs. Tout ce qu'elle emmenait toujours partout. Tout ce qui la suivait toujours.
Une dague à la ceinture pour seul objet d'arme. Deux colliers à son cou, sans valeur pécuniaire. Des poulaines de cuir, devenu grisâtre avec le temps et la poussière. Peu vêtue - comme à son habitude - elle porte le nécessaire pour couvrir ses attraits. Une cape miteuse vient couvrir ses bras, la protégeant du froid hivernal mordant. Et elle avance. En silence. Et elle compte ses pas. Cinq, six. Elle marche.
Paris. La matinée. Les rues infestées de passants. Des riches, des moins riches. Des beaux, des laids. Des grands, des petits. Des gros joufflus, des petits touffus, des grands ridés, ... Paris. Et ses passants. Et parmi eux, une brune qui avance. Un animal du jour. Une "brebis". Qui n'avait rien d'une brebis. Elle avançait, se frayait un chemin. Et elle réfléchissait. Elle pensait. Une envie de fuite la tenaillait. Partir, les laisser. S'évaporer. Et respirer en retrouvant sa liberté. Une maigre conscience qui trottait dans sa caboche bohémienne la retenait. Ils avaient besoin d'elle. Conscience ? Ou orgueil ? Amour-propre qui se mue en devoir. Connerie. Etouffement. Doutes. Questions qui rongent. Oppressent. Poids qui pèse. Qui tasse. Qui transforme la gitane pleine de vie en demi-loque pleine de poussière. Les yeux se plissent. Les sourcils se froncent. Et la gitane se redresse. Accélère le pas, n'esquive plus les passants. Coup d'épaule à droite. Croche-patte à gauche. Elle se redresse. Elle se fait sa place. Elle se reprend. Et elle poursuit son chemin.
Coup d'oeil à droite, puis à gauche. Perdue. Paris. Sa grandeur. Sa population. Gypsi. Sa distraction. Sa méconnaissance du lieu. Paris 1, Gypsi 0. Rageuse. Il en faut peu. Têtes baissées elle reprend sa route, fixant ses pieds. Les rues défilent. Se dégradent. La brebis se perd davantage. Trop agacée pour demander son chemin. Elle avance d'un pas plus rapide, toujours boiteux. Un, deux..., trois. Faux rythme d'une valse à trois temps. Faux rythme, pour une fausse brebis. Et le choc. Tête contre menton. Genoux contre genoux. Douleur. Saisissante. Elle recule d'un pas. Un petit pas. Sans montrer le moindre signe de douleur. Et elle relève le museau. En rogne. Contre elle qui ne regarde pas où elle marche ? Si peu. Mauvaise foi est reine. Contre l'autre. Et les mots persiflent, appuyés mais prononcés peu fortement :
Sottard, ouvre les yeux !
Elle cognerait bien. Pour se vider. Décharger cette colère qui l'enserre à présent. Décharger cette oppression contenue trop longtemps. Elle cognerait bien. Mais l'être est plutôt frêle. Et elle a assez d'ennui comme ça. Les bas quartiers ne sont plus loin. Elle trouverait sans doute de quoi satisfaire sa soif de défoulement. Alors elle se décale légèrement et reprend sa marche. Un pas. Son épaule vient de nouveau heurter celle de l'être croisé, bousculé. Deux pas. Trois pas.
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