Gabriell
______ Paris, mars 1461 ______
Les cahots de la route me soulevaient le coeur. Les odeurs corporelles de mes compagnes et compagnons se mêlaient en parfums à la fois fleuris et musqués, assaisonnés de transpiration. Le tout se mêlait avec le fumet écoeurant des chevaux qui menaient notre voiture dans Paris. Ce voyage était d'une longueur insupportable pour moi, qui n'aimais guère être confinée... et par-dessus tout, je haïssais la presse d'autres corps contre le mien. S'agissait-il de mes amis que je les tolérais, mais l'expérience me restait très pénible. D'une main agacée, je tirai sur la couture de mes braies, que j'avais achetées chez un tisserand de petite qualité et qui, clairement, n'étaient pas à ma taille. Ou peut-être était-ce que l'obtention régulière d'un salaire et de pourboires m'avait permis de faire quelques à-côtés qui n'étaient pas de mes habitudes, expliquant peut-être une très légère augmentation de mon tour de taille ou/et de mon tour de cuisse... Le bandage serré qui aplatissait ma poitrine frottait cruellement sur ma peau au moindre mouvement, irritant ma sensibilité physique et mentale. J'inclinai mon visage vers la fenêtre, cherchant un souffle d'air frais à respirer. La tête me tournai.
Je travaillais pour l'atelier des Doigts d'Or depuis près d'un an à présent, en tant que peintre. Chaque jour je confectionnais des fresques et peignais des portraits pour des clients de différentes conditions : les plus riches bénéficiaient de peintures de haute qualité, réalisées avec les pigments les plus précieux et les toiles les plus fines. J'avais donc commencé à fréquenter une haute société qui ne m'était pas familière. Le foisonnement de richesse de l'atelier m'étourdissait parfois, ce qui me poussait à me retrancher dans le calme de mon atelier : en effet, je craignais la foule... car je n'étais pas à l'aise avec moi-même. Mon père m'avait obligée à me conduire en garçon dès ma prime jeunesse, subjugué par l'idée terrible de n'être pas assez riche pour me permettre une vie décente et de me voir prise comme fille de joie dans le lupanar voisin... Ainsi j'avais vécu en tant que jeune homme, devant l'apprenti naturel de mon père, peintre de son état, et prenant peu à peu sa suite tandis que sa vue déclinait avec l'âge. Et je dois avouer que je m'étais sentie à mon aise dans ces habits confortables, plaignant les filles de mon âge qui portaient coiffe et corset ! Plus jeune, j'avais des cheveux courts, et je prenais soin de ne manger que peu afin de ne développer aucune forme charnue. En grandissant, j'avais tout de même pris de la poitrine et l'on m'avait appris à la serrer sous un bandage de lin épais. Et bien que mon père fût mort... je respectais son désir, peut-être par habitude aussi. Les seins comprimés, les cuisses maigres, les hanches pointues, et vêtue de braies, de bottes et d'une large chemise surmontée d'un tablier de peinture, je faisais un beau jeune homme. J'attirais quelque fois des regards curieux, gênants, et je me détournais alors pour ne plus les voir.
Aux Doigts d'Or, on ne m'avait pas harcelée. Présentée comme Gabriell Prigent, peintre de son état, j'avais été embauchée comme telle sans recevoir de questions sur mon genre. La seule personne à m'en avoir posée avait été dame Elisabeth, le jour de mon recrutement. Fallait-il m'appeler dame ou sieur, m'avait-elle demandé ! J'avais répondu.. Gabriell. Je suis Gabriell. Et ça c'était arrêté là. Depuis ce jour j'évoluais en paix parmi les peintres et les couturiers, ces gens de talent qui vivaient dans un monde particulier, où les corps n'ont d'importance que pour porter les créations. Je me sentais bien parmi eux.
Mon regard se porta sur mes collègues, pensifs ou assoupis sur les banquettes de la voiture dont les roues tressautaient bien trop sur les pavés pour que l'on puisse dormir pour de bon. Il y avait là Attia, Irma, Lubin, Elisabeth, Imagine. Et moi. Nous nous serrions à six dans cette cabine inconfortable et mal isolée, qui nous causait grand froid le soir et le matin, et chaleur poisseuse en journée. Profitant de l'apathie générale causée par l'addition des heures de route, je les observai : ils avaient tous des visages agréables, amicaux, que je commençais à reconnaître comme des visages amis.
Dérangée, je grattai des ongles la peau de mon bras. Par-dessus tout je craignais les puces et les insectes, ces choses qui témoignaient d'une absence de propreté qui me hérissait mais qui se trouvaient hélas couramment dans les calèches, chariots, voitures et autres engins de location servant à se déplacer. Mon bas-ventre se tordait par périodes, en crampes désagréables quoique passagères, me rappelant immuablement que j'étais une femme. Les menstrues étaient ma hantise car je craignais d'être découverte... et d'être huée, conspuée, houspillée, insultée. Mise de côté. Abandonnée. Reniée.
Il me fallait faire toilette au plus vite.
Je me sentais mal. Lentement, j'inspirai puis expirai pour faire passer mon agacement, ma fatigue, et ce léger étourdissement qui se faisait plus présent au fil des minutes.
Par Dieu, ce voyage ne finirait-il donc jamais ?
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