Amalio
- Vers 1455, en Italie, dans la bonne ville de Parme.
Dans une belle maison bourgeoise du centre-ville régnait un silence tranquille que ne troublaient que le pépiement des oiseaux de la volière et le brouhaha atténué de la rue. Dans la chambre conjugale gisaient deux corps alanguis : les cheveux blonds bouclés d'une jeune dame s'étalaient sur le bras d'un grand homme brun qui laissait sa compagne somnoler sur sa poitrine. De longues minutes s'écoulèrent dans une tranquillité qui convenait fort bien à l'heure de la sieste; puis au bout d'un moment Amalio recouvrit l'amante de son drap, se leva sans bruit, fit une brève toilette et se rhabilla. La dame à demi assoupie bougea dans le lit, se tourna vers lui, eut un sourire charmé et complice, puis se rendormit tranquillement. Après avoir tranquillement dévalé l'escalier qui menait au rez-de-chaussée, sous le regard blasé des servants de maison, Amalio sortit et retrouva les rues de Parme, rajustant sa chemise d'un air satisfait en quittant la maison par la porte de service. Une vieille femme de chambre referma derrière lui sans mot dire et partit réveiller sa maîtresse, tandis que l'amant disparaissait dans la foule des rues écrasées de soleil.
- Plus tard, dans une taverne de la ville
- Alors mon bon Costanzo, comment va ta femme aujourd'hui ? La mienne lui a trouvé l'air bien épanoui tout à l'heure ! Elle a du passer une bonne journée, pendant qu't'étais à ton échoppe...
Des rires gras s'élevèrent autour de la table. Nul n'ignorait à Parme que le nerveux Costanzo était cocu depuis plusieurs mois et que sa femme se faisait entretenir par le chef d'une petite bande de garçons dont le mot d'ordre était à peu de chose près : "Servir les dames pour notre plus grand plaisir". Amalio, le plus âgé du groupe et l'éminent fondateur de la guilde, était réputé pour le profond respect et l'immense délicatesse dont il faisait preuve avec ses amantes - si si, c'est vrai ! - et on le savait de fort bonne compagnie. Autrement dit, la moitié des pucelles de la ville ne rêvaient que de lui et ... oui bon pardon, je m'égare.
Reprenons. Amalio entretenait donc depuis quelques mois une relation charnelle et plutôt cordiale avec une jeune dame de la bonne société de Parme, et le mari cocu ne savait plus que dire ni que faire pour que cessent les quolibets à son endroit. Précisons cependant que l'homme n'avait pas fait trop d'efforts pour reconquérir son épouse : celle-ci se plaignait depuis longtemps à ses amies (qui ne s'étaient pas gênées pour le répéter) qu'il la prenait sans douceur et qu'il lui faisait mal à chaque fois qu'elle devait se plier au devoir conjugal. Et Costanzo, sûr de son bon droit, tentait de soumettre sa femme par la force, croyant lui soutirer ainsi excuses et fidélité. Cela n'avait fait qu'augmenter le nombre de petits billets qui sortaient de chez lui sous les jupons de la servante de son épouse, qui s'empressait de transmettre l'heure du prochain rendez-vous au galant susnommé.
- N'parle pas ainsi d'ma femme, Basilio ! Tu commences à me pomper l'air...
- Haha ! Allons... tout l'monde sait qu'le bel Amalio est aux petits soins pour elle... On dit même qu'elle le paye pour qu'il vienne !
- Tais-toi ou j't'embroche ! Taisez-vous, tous !
La colère de Constanzo ne fit qu'augmenter l'hilarité générale qu'encourageait le tavernier en resservant généreusement ses clients réguliers.
- Mais Constanzo, allez ! Qu'attends-tu pour reprendre tes droits ? C'est ta femme, pas la sienne ! Basilio n'a pas tort...
- Qu'il ferme sa gueule, le Basilio ! Et toi aussi !
Avec un rugissement de colère, Constanzo balança sa chope par terre et se leva, empoignant son voisin de table pour lui cracher à la figure des insultes dont j'aurai la délicatesse de ne pas fournir la traduction. Tout le monde se leva dans un brouhaha général, cherchant qui à éloigner les deux hommes, qui à en profiter pour finir les bières des autres, qui à mettre un poing à un quidam qui passait par là... Le tavernier agacé s'interposa de sa large carcasse :
- Signore ! Du calme, je vous en prie ! C'est une auberge publique ici, pas un tripot de mauvais quartier ! Sortez vous battre ailleurs !
- Il a raison, Constanzo, fit une voix quelque part dans le chahut qui régnait à présent. Pourquoi tu vas dire à l'amant qu'c'est toi l'maître ?
- Ouais ! fit un autre d'un air bourru, levant sa chope, déjà prêt à se régaler du spectacle d'une bonne bagarre.
- Arrêtez ! Constanzo, t'approche pas du Corleone, t'y perdras davantage que ta femme.
La mention du nom réduisit d'un bon tiers le bordel ambiant. Les clients qui n'avaient pas participé à l'algarade chuchotaient d'un air entendu ou perplexe, selon qu'ils connaissaient ou non la famille italienne dont il était question. On calma Constanzo, Basilio et les autres, et après quelques minutes où le calme resta vacillant, chacun finit par retrouver sa place à table, resservi par le tavernier méfiant.
- Qu'est-ce que ça peut m'foutre qu'y soit Corleone? C'te fils de chien, il se fait ma femme et elle refuse de s'plier à mes ordres... J'vais l'tuer, lui arracher les couilles !
- Tu peux pas. Calme-toi, tu peux pas toucher à c'gars. T'aurais p't'ête pu prendre ta vengeance si ç'avait été un d'ses jeunes gars, mais lui, t'y frotte pas.
Un bref concert de chuchotements incrédules ou approbateurs parcourut la tablée, qui à présent parlait à voix basse.
- C'mec là, il se gênera pas pour t'assassiner si tu l'emmerdes, Constanzo. C'est un Corleone, qu'on t'dit. Tu peux pas y toucher. Même si t'essayes de faire ça en douce, de commanditer d'autres gars pour l'choper, tu finiras égorgé et étripé dans les jours qui suivront. Cette famille-là, t'as pas intérêt à te la mettre à dos. C'est des assassins. L'grand Amalio, faut pas t'fier à son air de gars poli. Y cause bien, y fait l'baisemain aux dames et tout c'qui leur plaît, mais y t'tuera sans hésiter si t'essayes d'lui nuire.
Un silence s'installa. Constanzo bouillait sur place, les doigts serrés contre son verre de vin. L'homme qui avait parlé lui tapota l'épaule, et le début fut clos par ce geste.
Aux dépens des maris trompés, au nez et à la barbe des clercs scandalisés, Amalio était maître du jeu.
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