"Je vends ma cousine pour sauver la fille de Manu". C'était sans doute la manière la plus simple et la plus brutale d'expliquer le pourquoi du comment. Elle n'avait pas essayé de nuancer, d'enjoliver là chose. Elle semblait elle-même répugnée par ce qu'elle venait d'annoncer. Pour sauver un membre de sa famille, elle avait décidé d'en sacrifier un autre. Le vagabond, d'habitude si curieux, regrettait déjà de savoir une telle chose. Parce qu'il commençait à se poser des questions. Sarah était elle au courant? Si oui, comment avait-elle pu accepter ça, elle, la sauvageonne qui était prête à mourir pour sa liberté? Et surtout, si la cheffesse avait décidé non pas de marier Sybelle mais Sarah, que serait-il advenu?
Voilà que son interlocutrice reprenait la parole. "C'est immonde, n'est-ce pas?". Question rhétorique. Heureusement d'ailleurs, car s'il avait eu à y répondre, cela aurait été par l'affirmative. Mais elle semblait elle même en être consciente, et ses paroles laissaient paraitre tout le dégoût qu'elle éprouvait pour la décision qu'elle avait prise. Pourquoi se confiait-elle à lui de la sorte? La réponse se devinait facilement. Elle en avait besoin. Besoin d'exprimer sa culpabilité, et une certaine forme de détresse. Sauf qu'il ne savait pas vraiment comment réagir à ce genre de confessions. "Tais-toi, ne commence pas à y réfléchir, tu vas encore faire une connerie. Ça ne te concerne pas, ne t'en mêle pas." Mais plus elle parlait, plus il devenait impossible pour lui de rester indifférent à ses propos.
Elle s'accablait, ne cherchait pas à nier la gravité de sa décision. Il pouvait au moins lui reconnaitre cela. Mais si la seule raison de ce mariage était l'argent, n'y avait-il pas d'autres moyens d'en trouver? Ne pouvait-elle pas en demander à sa sur, qui apparemment était loin d'en manquer au vu de la profusion de victuailles et de catins? La somme nécessaire était-elle colossale, le futur époux immensément riche? Son avis restait le même: si le seul problème était de l'argent, tous savaient ici qu'il existait mille moyens, plus ou moins légaux, plus ou moins moraux, d'en obtenir. Et pourtant elle avait choisi une solution qui semblait lui coûter beaucoup. Non, on ne sacrifie pas des membres de sa famille pour de l'argent, c'était là l'intime conviction du blondinet qui tournait une nouvelle fois de plus la tête vers la sauvageonne. Partageait-elle son avis? Il avait envie de se lever maintenant et d'aller sur le champ lui demander. Mais il craignait de paraitre envahissant.
Et puis le prix à payer semblait tellement cher. Elle-même, au vu de ses propos, semblait rongée par ce qu'elle avait fait. "Je suis au bord du gouffre et..j'ai bien envie de m'y laisser tomber, parfois". Des propos lourds de sens et terriblement inquiétants. Le vagabond ne put s'empêcher de lancer un regard à Duncan, le fixant un court instant d'un air grave. Sa femme était au plus mal, si quelqu'un pouvait l'aider à aller mieux, ce ne pouvait être que lui.
Sybelle, aussi, en payait le prix, sacrifiée, trahie de la plus odieuse des manières, comme le disait elle-même la cheffesse.
Et puis le plus important et le plus grave, c'est que cette décision risquait vraisemblablement d'avoir de fâcheuses de conséquences quant à la cohésion familiale. Il devait se taire, mais il ne pouvait pas. Trop d'incompréhension, trop de questions commençaient à le tourmenter. Il allait forcément lui en faire part, quitte à le regretter amèrement. Il ouvrit la bouche, mais au moment même, une voix se fit entendre.
Le discours et l'apparence de celle qui le prononçait arrachèrent un sourire au blondinet. Pour sûr, le mariage serait unique. Quelqu'un souhaite-t-il s'y opposer ? En loccurrence, quelqu'un était-il assez fou pour manifester cette opposition? Apparemment oui, et le fou du jour était le barbu au patois étrange que le vagabond avait croisé près des tonneaux en allant se servir à boire. Et ce dernier prit la parole, et plus sa tirade avançait, moins le blondinet parvenait à se retenir d'éclater de rire. "Pense à autre chose... pense à autre chose... ne te fais pas remarquer, pas ici, pas maintenant". Mais c'était trop difficile, impossible. Le vagabond fit mine d'avoir fait tomber quelque chose au sol, et se pencha, la tête sous la table, pour laisser un échapper un rire qu'il tentait tant bien que mal de rendre le moins audible possible. Et c'est la face légèrement rougie par l'effort qu'il lui avait fallu pour ne pas laisser échapper d'éclats de rire tonitruants qu'il se redressa, le sourire au coin des lèvres, risquant d'être victime à tout instant d'une crise de fou rire. Le bruit du verre se brisant au sol détourna son attention sur une silhouette squelettique. Simple maladresse ou manifestation de mécontentement? Il n'en avait aucune idée, et ne pouvait le deviner à l'expression de la personne, cette dernière étant bien trop loin de lui.
Puis il porta à nouveau son regard vers Syuzanna, et sa confession lui revint en mémoire. Le sourire s'effaça instantanément de la face du vagabond. Il se pencha vers la Rousse, et d'un ton très bas, entreprit de lui exposer son point de vue:
Je te demande pardon d'avance si tu trouve les questions que je vais te poser stupide. Mais j'ai l'impression que ce mariage arrangé pour le bien du clan semble au final causer plus de tort à votre... ta famille qu'autre chose. Une fois de plus, ça en vaut la peine? N'y a-t-il pas d'autre moyens? Car le prix à payer me semble très lourd. Je ne dis pas que l'enfant n'en vaut pas la peine. Mais ce mariage vous... te fais du mal, fais du mal à ta cousine, et, à t'en croire, amène la discorde au sein de ta famille. Si c'est d'argent dont il est question, je pourrais peut-être vous... t'aider
Cette fois-ci il se pencha carrément à son oreille pour lui murmurer quelque chose d'inaudible pour des éventuelles oreilles indiscrètes. Puis il reprit sa position et son ton initial
Je pourrais aussi en parler à Sarah. Et puis une famille de nobliau, je ne pense pas que cela l'effraie. On pourrait essayer de récupérer l'enfant par d'autre moyens. Bref, si vous... tu as besoin de moi, je me tiens à ta disposition. Je rechignerais pas à la tâche, quelle qu'elle soit
Ayant fini ses messes basses, il reporta de nouveau son attention sur le reste de l'auditoire, guettant une éventuelle autre opposition, et surtout la réaction des mariées à l'intervention pour le moins originale du barbu. Réaction finalement compréhensive, ce à quoi ne ce serait pas attendu le vagabond. Décidément, Laell était loin de l'image qu'il s'était faite d'elle. En même temps, il ne lui avait jamais vraiment parlé