Il entendit un bruit étouffé, et sentit l'agitation de la fillette, probablement effrayée. Au moins la Manon l'avait-elle suffisamment bien bâillonnée. Elle croyait vraisemblablement qu'elle allait encore se faire malmener; et il n'était pas le moins bien placé pour comprendre cela. Il avait aidé à la transporter, lorsque Fatal l'avait mise dans un sac. Et ils ne l'avaient pas particulièrement ménagée; Lyantskorov lui-même, s'il gardait en tête depuis le début qu'il valait mieux éviter de faire dans la surenchère avec ce genre de méthode si l'on voulait éviter de trop déranger l'esprit de quelqu'un, avait pris un malin plaisir à lui asséner un bon coup sur le crâne, alors qu'elle semblait sur le point de reprendre conscience. Puis, il était revenu, deux jours après, pour voir "l'évolution", autrement dit si elle semblait apte à survivre au voyage. Au départ, il l'avait simplement un peu malmenée; en effet, elle n'y avait mis aucune volonté, s'était contentée de se replier sur soi lorsqu'il lui avait demandé d'effectuer certains mouvements. En particulier de faire quelques pas, car sa capacité à marcher pouvait influencer la façon dont ils feraient le trajet. Comme elle refusait de mettre correctement un pied devant l'autre, il l'avait brusquement attrapée par la nuque, forcée à se lever, et poussée afin de voir comment réagissait ses jambes. Mais les traitements subis n'avaient pas fait grand bien à la gamine déjà fort fragile, et elle s'était effondrée. Ensuite, sèchement, il lui avait posé des questions, assez courtes. Aucune sur son oncle, cela dit; il savait déjà le peu dont il estimait avoir besoin de savoir, et il laisserait les autres s'en charger, s'ils le voulaient.
En premier lieu, il lui avait demandé si elle savait qui ils étaient, et ce qu'ils lui voulaient. Puis, ses questions étaient devenues plus incongrues; il lui avait demandé, toujours avec cette apparente agressivité, si elle avait déjà voyagé auparavant, comment elle avait l'habitude de se nourrir, ainsi que comment elle avait été éduquée. Une lueur de folie s'était éveillée dans son regard, et croissait à chaque fois que ses questions rencontraient le silence; autrement dit, à chaque fois qu'il en posait une. Il avait fini par se répandre en invectives et en phrases incohérentes mêlant sans trop de logique mots de françois et de sa langue maternelle. Puis, il l'avait frappée plusieurs fois au visage, l'avait presque littéralement jetée sur le lit, et l'avait attachée avec des mouvements mal assurés tant tout son corps était agité de violents tremblements. Suite à cela, il était parti dans la direction opposée à celle du campement, pour ne revenir à sa tente que dans la nuit.
Il avait été surpris par la stupidité de son comportement. En effet, à quoi bon contrôler qu'elle allait bien pouvoir faire le voyage si c'était pour anéantir toutes ses chances d'y parvenir ? Et pouvait-on imaginer idée plus idiote que de faire sortir de son mutisme une fillette en état de choc en faisant empirer les choses ? Il n'avait pas compris pourquoi il avait agi ainsi; et à vrai dire, il ne se rappelait pas de la totalité de ce qu'il avait fait durant ce laps de temps. Il n'était pas dans son état normal, cela paraissait évident, mais il avait eu beau, le lendemain, retourner la question en tous sens pendant un moment, aucune des hypothèses qu'il avançait n'était vraiment crédible. Sauf une, qu'il avait d'abord écartée, à cause de sa fierté, peut-être, car cela faisait bien longtemps que ça ne lui était guère arrivé. Cependant, elle s'était peu à peu imposée comme la plus probable. Il avait fait l'inventaire de la sacoche dans laquelle il rangeait herbes et mixtures. Et, lorsqu'il avait observé, et senti le peu qui restait dans la fiole qu'il avait bue la veille, il comprit; il s'était bel et bien trompé de breuvage. Il avait lâché un flot d'injures à sa propre adresse. Cela avait été certainement causé par une lassitude bien trop profonde; car, normalement, au moins se serait-il aperçu que le goût n'était pas celui qu'il devrait être. Et cette maladresse avait eu pour conséquence qu'il avait pris une dose bien excessive à celle qu'il prenait d'ordinaire lorsqu'il buvait ce genre de potions. Il y avait un mot en françois qui exprimait parfaitement bien ce qu'il en pensait ... C'était ... oui, voilà. "Affligeant".
Sa fatigue avait été telle après cela qu'il n'était même pas allé voir la gamine sitôt sa découverte faite. Puis, leur situation n'étant pas au beau fixe, ils s'étaient retrouvés à devoir marcher en permanence. Des jours plutôt éprouvants, où il passait ses journées, comme toujours, un peu à l'écart du groupe, mais cette fois, était tendu comme la corde d'un arc, à surveiller que rien n'arrivait, qu'ils ne croisaient pas d'ennemis, qu'un inconnu ne venait pas discrètement se glisser parmi eux ... Personne ne le lui avait demandé, mais il aimait surveiller ses arrières. Cette méfiance constante, quoi que plutôt justifiée au vu de leur situation, n'avait pas réellement porté ses fruits. Enfin, à son sens, si; s'il ne s'était rien produit de vraiment suspect, en dehors de ce que pouvaient faire ses camarades, cela voulait probablement dire que leurs ennemis employaient d'autres types de méthode. Oui, il arrivait que le Slave se pose beaucoup d'interrogations pour peu de résultat ... Toujours était-il que la rançon n'était qu'assez secondaire, tant que leurs vies étaient directement menacées, et il avait complètement passé à la trappe d'aller voir l'étendue des dégâts.
A son arrivée dans la tente, la fillette s'était recroquevillée. Avait-elle vu lequel de ses bourreaux était entré, ou se comportait-elle ainsi par réflexe ? Étant donné son dernier traitement, il ne fallait pas s'étonner que la mioche éprouve, pour ainsi dire, quelques réticences à le laisser approcher.
Mais il n'avait pas l'intention de lui demander son avis. Ils ne l'avaient pas amenée jusque-là pour la laisser rendre l'âme entre leurs mains. Il la regarda brièvement. Cela ne l'avait pas tant marqué les autres fois, mais ... elle était tellement frêle ... on avait l'impression qu'il aurait suffi de souffler assez fort pour la briser. Lorsqu'il l'avait amenée jusqu'à la tente de Manon, il avait pris un malin plaisir à faire en sorte qu'elle retourne dans les affres de l'inconscience par le chemin le plus douloureux, à s'en prendre à un être innocent. Peut-être par cruauté. Ou peut-être parce que les moments où sa supériorité sur quelqu'un était évidente étaient si rares qu'il se réconfortait comme il le pouvait. Ou pour une toute autre raison encore, après tout; au fond, ce n'était pas ce qui importait. La fillette n'avait pas l'air en grande forme; pâleur cadavérique, hématomes, cernes creusées, respiration faible ... il posa un instant la main sur son front. Fièvre, et pas des plus douces. Non, cette fois, il ne ressentait aucune joie face à cette situation. Il fut comme mis en alerte quand il comprit qu'un autre sentiment avait pris sa place. Un sentiment contre lequel on l'avait si souvent mis en garde. Un sentiment qu'il avait dû apprendre à fuir. Un sentiment qui déformait le jugement, et pouvait faire trembler la main la plus sûre.
Ce sentiment, c'était la pitié. Et lorsqu'il pensait à "pitié", aussitôt, il pensait au refrain de l'Ancêtre.
" La pitié mène au doute. Le doute à la r'mise en question. La r'mise en question à l'hésitation. Et l'hésitation à la faiblesse. Il n'y a rien d'pire que la pitié. "
La vision implacable d'un homme monstrueux; c'est du moins ce que l'atroce philosophie de l'Ancêtre pouvait suggérer. Pourtant, Lyantskorov, qui avait si souvent tenté de la faire sienne, devait reconnaître qu'avoir la force de ses convictions derrière soi permettait d'avancer plus facilement. L'Ancêtre, pour contestables que furent ses idées, réussissait un étrange paradoxe en refusant de les remettre en cause; lui qui si souvent rêvait de désordre avait parfaitement réussi à faire plier sa vision du monde selon ses certitudes et ses propres mesures, à tel point qu'elle ne devait jamais être perturbée. Et, à sa façon, cela apportait un ordre à l'ensemble général. C'était comme s'il descendait une rivière, et que son embarcation était portée sans coup férir par le courant que créaient ses idéaux. Lyantskorov, lui, nageait dans un océan en pleine tempête, porté au hasard par les vents chaotiques que formaient les incertitudes.
Et, comme cela était souvent arrivé, la pitié n'avait pas sa place dans ce qu'on attendait de lui. Les barrières de glace formées par nécessité autour de son cur ne devaient pas céder. Il avait fait pire, il avait vu bien pire qu'une gamine un peu bosselée qui s'était pris un coup de froid. Elle n'avait de valeur que par la rançon dont ils pourraient en tirer. Ce n'était qu'une marchandise, une marchandise qu'ils allaient livrer. Et que vaut une marchandise endommagée, ou inutilisable ? Il se répéta plusieurs fois cette idée, et s'en servit comme prétexte pour ce qu'il allait faire. Parfois, il lui suffisait simplement de rester pragmatique.
" Écoute-moi bien ... J'vais t'changer d'endroit ... alors t'as intérêt à n'pas bouger ... un geste de trop, et j'te livre à la première ivrogne que j'crois'rai, ou j'te laisse passer la nuit dans un fossé ... "
Il parla fermement, pour que la menace soit crédible, cependant sa voix ne comportait pas la moindre hargne. Il fouilla ensuite dans sa besace, et en sortit une vieille cape, de couleur terne, et assez usée. Puis, après un instant de réflexion, il sortit de quoi écrire. Le bout de parchemin avait connu des jours meilleurs, mais il ferait l'affaire. L'Ancêtre n'avait jamais eu de problème avec le fait que Lyants emploie sa main gauche, pour apprendre à écrire, si cela lui était plus aisé; cependant, la tenue de la plume et la reproduction des lettres étaient encore balbutiantes chez le vagabond. D'autant qu'il ne prit pas le temps de s'appliquer. Mais, le tout restait néanmoins déchiffrable.
Citation:Manon,
La marchandise est abîmée. Je m'en occupe. Vous savez où me trouver si besoin.
Le barbu
C'était fort laconique, et assez informel, mais elle comprendrait. Ou sinon, tant pis pour elle, elle n'avait qu'à mieux remplir son rôle. Il posa la note sur la couche, à côté de la gamine. Puis il souleva celle-ci, toujours attachée et bâillonnée, afin de passer la cape sous elle et de l'en envelopper intégralement. Cette tâche accomplie, il la hissa de façon à ce qu'elle soit posée sur son épaule, tâchant de ne pas être trop brusque, avant de passer son bras par-dessus pour la maintenir. Ce ne serait pas un mode de transport idéal pour elle, ainsi, la tête en bas, mais il n'avait rien trouvé de mieux dans l'immédiat pour la transporter sans se faire repérer. Même si, une fois encore, il ne souhaitait, si possible, pas se faire voir, et le Slave fit tout pour éviter la vigilance des veilleurs. Vigilance pour le moins approximative, car il n'eut à s'arrêter pour se cacher qu'une seule fois, et encore, ce fut plus dû à sa méfiance excessive qu'à un réel risque d'être remarqué. De retour dans sa tente, il retira la cape qui recouvrait l'enfant et déposa soigneusement celle-ci sur sa paillasse. Il alluma une chandelle afin d'y voir plus clair. Et esquissa une moue, l'espace d'un instant. Il ne pensait pas avoir frappé si fort. Ou alors, les deux autres s'étaient bien amusées avec elle. Elle avait réellement besoin de soins, ou elle n'allait pas tarder à y passer. Il s'absenta plusieurs minutes. Lorsqu'il revint, il portait un seau rempli d'eau qu'il venait tout juste de faire chauffer auprès d'un des feux du camp. Il recueillit une partie de l'eau dans une sorte de chope en bois, et mit quelques feuilles séchées à infuser. Puis, de sa voix grave, il s'adressa assez bas à la fillette :
" C'que j'vais faire va p't-êt' te faire un peu mal ... sers les dents. "
Il alluma des bâtonnets d'encens, qui répandirent un arôme enivrant dans la tente. Il passa des linges à l'eau chaude, et s'en servit pour nettoyer les diverses plaies de la gamine. Au vu des réactions sur son visage bâillonné, elle n'appréciait pas; mais, cela valait mieux. Il aurait même fallu le faire avant. Puis, il appliqua de l'onguent aux endroits où elle était particulièrement amochée. Pendant toute la durée de ces soins, il marmonnait dans sa barbe des paroles qui ne devaient pas être du françois, sorte de psalmodiement qui formait une étrange mélodie. Sans arrêter cette curieuse mélopée, il se lava les mains, en referma brièvement une sur son collier, puis alla retirer les feuilles qui baignaient dans l'eau. Il posa la chope remplie d'infusion à côté de l'enfant, et détacha les liens qui entravaient ses mains.
" Bois ça. Ça t'f'ra du bien. Mais je n'veux pas t'entendre hurler. "
Il entreprit ensuite de lui retirer le bâillon. Il observa sa réaction, surveillant, au cas où, qu'elle n'en profitait pas pour agir de façon irréfléchie, arborant, comme il le faisait si souvent, une mine impassible. Après tout, si une petite fille élevée dans le luxe d'une riche noblesse pouvait brusquement devenir un objet entre les mains de gueux sans foi ni loi, pourquoi le bourreau d'hier ne pourrait-il pas devenir le guérisseur d'aujourd'hui ?