Anaon
- Rires.
Les murs sont assaillis par ces éclats qui se brisent sur sa pierre sale. Les poutres du colombage ont été noircie par endroit de la suie d'année de chauffage et à quelques traces contre les murs, on devine encore le cheminement de la fumée des amateurs de pipes qui ont, jour à après jour, occupés la même et unique table. La terre battue n'est plus plane d'avoir trop été foulée. La paille s'est gorgée de l'alcool échoué des verres renversés. Ça sent le bois qui brule pour éloigner la pluie. Ça sent la joie des hommes marqués par l'incurie. Çà sent l'ivresse.
Rires.
Il ne faut rien de plus pour contenter les âmes en manque de vin. Quatre murs mal lavés suffisent à devenir le réceptacle princier de leur déboire. La taverne en elle-même n'est pas insalubre ni mal-famée. Elle est simplement à l'image de sa clientèle, marquée par le temps et la besogne, mais imbibée jusqu'à la moelle d'une joie de vivre au goût d'alcool. Témoin de ses vies qui s'oublient et se livrent dans ses fûts et dans ses chopes. Ça la rend affable et authentique. Comme sa troupe de joyeux drilles. A l'heure où les gorges s'éclatent de rires, la nuit est bien entamée, les tonneaux et les cerveaux aussi. On fête le labeur achevé, le jour du seigneur pour le lendemain. Elle, elle lève son verre à ses nuits sans sommeil.
Le visage fissuré a trouvé son assise sur des jambes masculines. Elle s'est parée d'un bras d'homme en guise de ceinture et a laissé la pogne trouver l'ancrage là où la dague battait sa chair. C'est la tablée la plus garnie de la gargote, celle où on y boit le plus et où l'on rit le plus fort. Et la femme n'est pas en reste. Sa dextre serrée sur une chope se redresse en défit au luron qui lui fait face. Les coudes se lèvent, le silence se fait brutalement sur la tablée alors que toutes les paires d'yeux sont rivées sur les gorges qui s'enquillent d'un cul-sec leurs pintes de bière. Suspens. Elle frappe subitement le cul de sa chope sur la table dans un fracas triomphale, déclenchant l'inévitable éclat d'applaudissement et de clameur admiratrice. S'en joint un fou rire à la vue du perdant médusé qui tente de courir pour aller bénir le pavé de la rue de ses expressions stomacales. Exutoire frivole. Oui. Ce soir, elle a l'alcool joyeux.
Les chopes se replissent encore à raz le bord. On se passe des bouts de pain ou de fromage de doigts à lèvres. La balafrée a troqué ses journées noyées en solitaire contre une soirée de délire partagé. Celle qui a abhorré le contact le cherche et l'accepte sans rechigner. Morphée à déserté sa couche. Il faut meubler ses nuits. Et cette nuit, elle pave ses insomnies de rire. Colmater les ruines brisées dans le mortier de l'ivresse. Celle qui a toujours eu l'alcool virulent à aujourd'hui l'hilarité aussi leste que ces compagnons de beuverie. Et la brèche sur ses joues, qui d'ordinaire dramatise et ironise son masque de gravité, prolonge ce soir la ligne des sourires naturels. L'Anaon rit. L'Anaon craque. Expression de nerf en souffrance.
Les iris d'un bleu sombre parcourent calmement l'assemblée. Les poisons de la boisson ne l'ont pas encore atteins. L'alcool n'est encore pour l'heure qu'un fin brouillard qui lui enveloppe doucement l'esprit, comme une plate langueur. Diable, elle envie la cuite et la gueule de bois de tous ces badauds. Elle lance les dés pour faire plaisir aux hommes, puis se détourne, l'il guètant discrètement les prémices d'une escarmouche qui pourrait éclater. Une vague de désir l'emplie quand elle repense à l'ire qui lui a fait vibrer l'échine, ce jour où elle a goûté à l'hémoglobine d'un colosse à Paris. On la provoque encore à boire. Elle sourit et s'exécute. Elle est l'animation à elle-même. On attend avec avidité que l'avinée s'écroule... en vain. Couchez-vous, pochard. Ce soir ma soif est plus forte que la vôtre. Ivrognes ! Je serai seule debout. Amusez-vous de me voir tenir. Amusez-moi... Oui...
Exaucez-moi.
Exaucez-moi ! Bordez-moi de votre ivresse. Ce soir je me livre. Pour vous je me délivre. Faites-moi l'amour, d'un mot d'un geste. Faites-moi la guerre dans une caresse. Soyez ma dope, mon alcool. Empereurs de mes délires. Vous me ferez tourner la tête. La bière m'est fade, le pain est morne. Nourrissez-moi d'un goût de chair et rincez-moi par le vermeil ! Je veux l'hémoglobine ou les soupirs, pour vous le temps d'une danse, je suis soumise. Exaucez-moi ! Je veux jouer la mort, la petite ou la grande. Mon âme et mes lames sont les vôtres, ce soir. Crevez mon ennui. Bienvenu dans ma nuit.
Les rire claquent de concert avec les verres qui trinquent. Les coudes se lèvent, les lèvres s'inondent. Un pauvre aviné qui tombe de sa chaise provoque l'hilarité générale. A nouveau les lippes de l'Anaon se baignent dans leurs exultation.
Exaucez-moi.
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Images originales: Charlie Bowater, Eve Ventrue - Proverbe Breton - Anaon dit Anaonne[Clik]