Madeline
Après sa courte participation au tour de table poétique, la brune aux traits fatigués adopte son sourire doux des soirées mélancoliques et laisse de nouveau son esprit vagabonder. Ils sont bons, vraiment bons, ces soûlards aux allures de seigneurs déchus. Princes de leurs apparences, princes de leur instant, ils agissent, à l'aise, au milieu de la foule de troisième main qui leur sert de public. Soldats stupides, maris alcooliques, rebuts de la société, tout se côtoyait dans cette taverne qui n'avait rien à envier à celles qu'elle avait déjà occupé dans ses pérégrinations provinciales. La seule différence, peut-être, tenait en ce qu'ici, la bonne humeur semblait encore plus feinte qu'ailleurs où, parfois, elle arrivait à être sincère et simple. Misère et malheur semblaient envelopper tous les sourires, tous les regards et poignées de main, aller des mentons forts des hommes aux seins remontés et serrés dans des corsets des quelques femmes.
Madeline, donc, écoutait distraitement les vers de ses camarades de tablée. Tous semblaient avoir pour la poésie et la création cette aisance dont elle se savait évidemment dépourvue. Elle se trouva ridicule - pourquoi donc avait-elle pris la parole ? Puis elle se surprit à envier ces signes évidents d'éducation poussée, d'intellect avancé. Elle en avait fréquenté, des seigneurs avec de l'éducation mais plus cons qu'un cailloux (sans doute, d'ailleurs, était-ce la raison pour laquelle ils avaient fait appel à ses services plutôt que de s'offrir une courtisane de haut vol ou bien plus simplement de mener de front une véritable cour à une femme qui le mérite). Qu'aurait-elle aimé avoir cette aisance dans la pensée ! Elle aurait alors trouvé moyen d'exploiter de façon plus honnête ces réactions qu'elle provoque chez les hommes, les tournant en sa faveur, menant une vie faite d'intrigues et d'ascension sociale. Au lieu de cela elle avait lâchement abandonné à 14 ans tout projet de vie honnête et, défaitiste, s'était laissée devenir la femme à tout le monde.
Elle se surprit à imaginer ce qu'aurait été sa vie, eut-elle été moins physiquement allumeuse. Couturière dans un atelier jusqu'à trente ans, peut-être aurait-elle pu ouvrir le sien ensuite. Mariée à un homme du pays, sans aucun doute. Artisan ? Commerçant ? Non, probablement artisan dans un atelier. Jamais un commerçant aurait pu d'une vulgaire apprentie couturière s'enticher au point d'en faire son épouse. Elle aurait ensuite eu peut-être deux ? Trois enfants ? Plus ? Son mari aurait fini par aller aux putains, sachant mieux donner le change qu'une épouse-mère pauvre et fatiguée... Finalement, peut-être que son parcours de débauche avait été meilleur, lui permettant de découvrir les paysages de France et ses habitants, tous uniques dans leurs malheurs, malheurs qu'ils lui racontaient volontiers et qu'elle recevait, sans juger, sans parler, simple réceptacle d'une douleur difficile à supporter.
Le verre de prune de nouveau rempli par l'éphèbe à la main, elle se sortit de force de ses pensées et reporta son attention sur les bateleurs. Le plus jeune des deux donnait spectacle, superbe dans son rôle, et elle l'observa dans son duel masculin. Il venait de vider cul sec son verre et déclamait maintenant, doucement, des vers qui rappelèrent à Madeline qu'il fallait surtout qu'elle profite du moment présent.
Elle renversa sa tête en arrière, renvoyant sa chevelure dans son dos, faisant tomber une ou deux fleurs, et les premiers effets de l'alcool firent leur apparition. Le regard un peu plus vague, la tête un peu plus légère, les pensées comme un filet d'eau qui dégringole le long d'une vitre un jour de pluie. Elle se prit à sourire d'aise. Enfin, elle pouvait se laisser porter par les évènements. Tant pis s'ils étaient meilleurs poètes qu'elle. Tant pis si elle n'aurait pas de client ce soir. Tant pis si elle avait l'air ridicule, vieillie du regard par l'expérience du haut de ses dix-sept ans. Ce soir serait un soir de congé. Congé d'elle-même.
C'est à ce moment-là que la balafrée choisissant de quitter les deux messieurs en plein duel vint s'installer à son côté. Elle se sent observée mais ne dit rien. Après tout, elle en a bien l'habitude. Puis comme elle lui adresse la parole, Madeline tourne son visage redevenu doux vers elle, les lèvres tendues en un sourire léger.
_ Il faudra être raisonnable si vous comptez garder votre dignité ce soir...
Les verres pleins encore une fois sont désignés. Madeline s'interroge sur le concept d'intégrité. Peut-on encore vraiment l'être lorsque l'on donne son corps au tout venant ? Peut on réellement l'être une fois mis au monde, d'ailleurs ? N'a-t-on pas, tous, piétiné ce bien précieux dès l'instant où l'on a menti, triché, volé ? Ou plutôt : n'est-ce pas un concept qui par nature n'existe pas, le fantasme que les humains auraient d'un eux-même supérieur en tous points ? Le but illusoire d'une vie sur laquelle ils n'ont que très peu de contrôle ?
"Vous savez, la dignité est quelque chose de très propre à chacun. Mais vous avez raison. Il serait dommage de ne pas avoir de souvenirs de cette soirée."
Combien de verres avait-elle déjà bu ? Trois ? Quatre ? Plus ? Il était toujours temps de s'arrêter. Madeline désigna les deux garçons de la tête.
"Vous les connaissez depuis combien de temps ?"
Et elle attendit la réponse, contemplant le visage barré par la cicatrice blanche, se promettant qu'elle poserait la question plus tard, lorsque la prune aura dépouillé les hôtes de la table de leurs inhibitions.
[Cheffe Aldraien
Retrait de l'image, cf Règles d'Or. Bon jeu.]
Madeline, donc, écoutait distraitement les vers de ses camarades de tablée. Tous semblaient avoir pour la poésie et la création cette aisance dont elle se savait évidemment dépourvue. Elle se trouva ridicule - pourquoi donc avait-elle pris la parole ? Puis elle se surprit à envier ces signes évidents d'éducation poussée, d'intellect avancé. Elle en avait fréquenté, des seigneurs avec de l'éducation mais plus cons qu'un cailloux (sans doute, d'ailleurs, était-ce la raison pour laquelle ils avaient fait appel à ses services plutôt que de s'offrir une courtisane de haut vol ou bien plus simplement de mener de front une véritable cour à une femme qui le mérite). Qu'aurait-elle aimé avoir cette aisance dans la pensée ! Elle aurait alors trouvé moyen d'exploiter de façon plus honnête ces réactions qu'elle provoque chez les hommes, les tournant en sa faveur, menant une vie faite d'intrigues et d'ascension sociale. Au lieu de cela elle avait lâchement abandonné à 14 ans tout projet de vie honnête et, défaitiste, s'était laissée devenir la femme à tout le monde.
Elle se surprit à imaginer ce qu'aurait été sa vie, eut-elle été moins physiquement allumeuse. Couturière dans un atelier jusqu'à trente ans, peut-être aurait-elle pu ouvrir le sien ensuite. Mariée à un homme du pays, sans aucun doute. Artisan ? Commerçant ? Non, probablement artisan dans un atelier. Jamais un commerçant aurait pu d'une vulgaire apprentie couturière s'enticher au point d'en faire son épouse. Elle aurait ensuite eu peut-être deux ? Trois enfants ? Plus ? Son mari aurait fini par aller aux putains, sachant mieux donner le change qu'une épouse-mère pauvre et fatiguée... Finalement, peut-être que son parcours de débauche avait été meilleur, lui permettant de découvrir les paysages de France et ses habitants, tous uniques dans leurs malheurs, malheurs qu'ils lui racontaient volontiers et qu'elle recevait, sans juger, sans parler, simple réceptacle d'une douleur difficile à supporter.
Le verre de prune de nouveau rempli par l'éphèbe à la main, elle se sortit de force de ses pensées et reporta son attention sur les bateleurs. Le plus jeune des deux donnait spectacle, superbe dans son rôle, et elle l'observa dans son duel masculin. Il venait de vider cul sec son verre et déclamait maintenant, doucement, des vers qui rappelèrent à Madeline qu'il fallait surtout qu'elle profite du moment présent.
Elle renversa sa tête en arrière, renvoyant sa chevelure dans son dos, faisant tomber une ou deux fleurs, et les premiers effets de l'alcool firent leur apparition. Le regard un peu plus vague, la tête un peu plus légère, les pensées comme un filet d'eau qui dégringole le long d'une vitre un jour de pluie. Elle se prit à sourire d'aise. Enfin, elle pouvait se laisser porter par les évènements. Tant pis s'ils étaient meilleurs poètes qu'elle. Tant pis si elle n'aurait pas de client ce soir. Tant pis si elle avait l'air ridicule, vieillie du regard par l'expérience du haut de ses dix-sept ans. Ce soir serait un soir de congé. Congé d'elle-même.
C'est à ce moment-là que la balafrée choisissant de quitter les deux messieurs en plein duel vint s'installer à son côté. Elle se sent observée mais ne dit rien. Après tout, elle en a bien l'habitude. Puis comme elle lui adresse la parole, Madeline tourne son visage redevenu doux vers elle, les lèvres tendues en un sourire léger.
_ Il faudra être raisonnable si vous comptez garder votre dignité ce soir...
Les verres pleins encore une fois sont désignés. Madeline s'interroge sur le concept d'intégrité. Peut-on encore vraiment l'être lorsque l'on donne son corps au tout venant ? Peut on réellement l'être une fois mis au monde, d'ailleurs ? N'a-t-on pas, tous, piétiné ce bien précieux dès l'instant où l'on a menti, triché, volé ? Ou plutôt : n'est-ce pas un concept qui par nature n'existe pas, le fantasme que les humains auraient d'un eux-même supérieur en tous points ? Le but illusoire d'une vie sur laquelle ils n'ont que très peu de contrôle ?
"Vous savez, la dignité est quelque chose de très propre à chacun. Mais vous avez raison. Il serait dommage de ne pas avoir de souvenirs de cette soirée."
Combien de verres avait-elle déjà bu ? Trois ? Quatre ? Plus ? Il était toujours temps de s'arrêter. Madeline désigna les deux garçons de la tête.
"Vous les connaissez depuis combien de temps ?"
Et elle attendit la réponse, contemplant le visage barré par la cicatrice blanche, se promettant qu'elle poserait la question plus tard, lorsque la prune aura dépouillé les hôtes de la table de leurs inhibitions.
[Cheffe Aldraien
Retrait de l'image, cf Règles d'Or. Bon jeu.]