Aimbaud
Château-Gontier était perdu.
Ses tours, son cloître, ses patelins, ses bois et ses champs à perte d'horizon. L'Anjou qu'Aimbaud avait foulé dans les premiers temps de sa vie, la terre dont il s'était crotté en traînant le pieu d'un cheval en bois et en jouant avec les chiens, les arbres qu'il avait contourné en s'enfuyant pour échapper au Colin Maillard, les marais où il s'était embourbé en suivant les chasseurs, les rives de la Mayenne creusée de puisets par lesquels il tendait des pièges aux tétards ou caillassait les canards... La belle salle du trône où la Petite Reyne d'Anjou avait siégé, plus majestueusement que quiconque...
Tout cela était pris. La main basse du Fou avait gratté ces richesses, il y avait refermé les doigts en bavant d'ambition, par une entourloupe à mettre le couteau sous la gorge des héritiers Penthièvres, uns à uns évincés du pouvoir, écartés pour mieux régner. Il avait bien tiré ses cartes du jeu, le salaud, bonnes pioches et jokers. Et son sale petit cul rayé de bandelettes épousait dorénavant les contours du trône de Montsoreau, la demeure de XIX, aux oubliettes desquelles se trouvait le caveau familial des Penthièvres, les terres les plus sacrées, les plus anciennes, dont le blason avait fait trembler d'effroi tous les ennemis de la famille. Ils étaient dépossédés. L'Ambitieux avait prit parti du vieillissement des chefs de famille, de leurs assassinats successifs et des morts à la guerre, pour ramasser leurs biens comme des miettes au bord de la table politique. Le beau charognard...
Non qu'Aimbaud se clamât angevin, en public... Il épousait les convictions du Roi. Mais il avait des terres et des intérêts en Anjou. Et même s'il se refusait à prendre part aux manigances des Penthièvres, à refuser leurs pillages et leurs rébellions, la famille était toujours la famille. Si l'on en traînait un seul dans la misère, il lui incombait de trancher lui-même la gorge du rapace commettant le forfait...
Le Fou avait joué dans son dos, s'octroyant les terres de sa mère par le chantage, piquant là où le coeur allait parler plutôt que la raison : du côté de sa soeur. Aimbaud avait d'abord blâmé Yolanda, cette idiote, d'avoir cédé aux pressions du Salaud sans penser à l'immense perte qu'elle allait leur causer, à tous, par son orgueil et son emportement face à l'injustice. Renoncer à ses terres, pour clamer son désaccord ! Il l'aurait étranglée... Mais il déplaçait dès lors sa colère sur le Fou, c'était lui, dont il fallait décoller la tête... C'était lui qu'il allait poignarder en travers du foie, d'une croix bien aristotélicienne, à lui remonter jusque dans la gorge, pour lui faire vomir l'envie de lui voler son bien, le bien de Yolanda, et de leur mère, Fitzounette de Penthièvre, Petite Reyne incontestée de l'Anjou...
Mais pour se faire, il avait besoin d'un petit coup de pouce.
Un pouce royal, éventuellement.
***
Aimbaud de Josselinière était adossé à une tapisserie, dans un grand salon empli de courtisans venant quérir une audience. Les fenêtres du palais déversaient une riche lumière dans la pièce boisée, qui sentait bon la cire fraîche et le faste. Tous les hommes étaient mis sur eux avec le plus grand soin. La plupart se tenaient aussi droit que des murs, pour mieux laisser tomber les plis de leur cape, ou dégager leurs bottes au regard de la foule. Il y avait là des nobles dont Aimbaud connaissait la figure, d'autres inconnus, aux terres sûrement lointaines... Il y avait même des bourgeois, qui restaient serrés ensemble et frottaient leurs habits avec des gestes discrets. Des clercs, groupés eux aussi et silencieux. Et des huguenots, bien trop nombreux au goût du jeune marquis, serrés dans leurs vêtements sévères, et placés à l'extrême opposé des clercs, pour n'avoir pas à leur adresser de regard.
C'était en tout une trentaine d'hommes, et quelques femmes dont les couleurs extravagantes se détachaient du lot, réunis dans cette petite parcelle de cour pour obtenir une minute du Roi, lui faire entendre leurs prières ou leur présenter un membres inconnu de leur famille qu'ils voulaient voir placé dans les hautes sphères du royaume. Ils puaient tous l'ambition et la nécessité, mais Aimbaud était accoutumé à cette odeur, il ne la sentait plus. Aussi, elle était parfois un peu la sienne...
C'était donc un court jeune-homme de 18 ans, adossé là contre la fesse d'une biche en points de soie. Il avait le poitrail serré dans un beau pourpoint sombre et sinople, aux couleurs de son marquisat de Nemours, sur lequel on lui avait jeté un mantel encore long, car la saison était fraîche. Un couvre-chef piqué d'une plume blanche couvrait ses cheveux noirs, taillés de près comme toujours. Il avait perdu quelques cheveux sur le côté du front, à cause d'un violent coup de bouclier qu'un teuton lui avait admonesté lors de la reprise de Dijon, quelques mois auparavant. L'emplacement du coup ne lui laissait plus qu'une petite lune de crâne clair, là où le duvet sous le rasoir aurait dû repousser. Clémence de l'Épine, son épouse, avait trouvé bon de remarquer "Comme vous voilà pelé, à cet endroit ! Ah ah !" ce qui ne cessait plus de le faire pester, et le forçait à préférer le chapeau plutôt que le chef nu.
Il avait bonne mine, somme toute, après près d'une année de guerre, puis quelques semaines de repos en son foyer. Et si la détermination rendait son visage sévère, assombri, il n'en avait pas moins les joues et le front clair, en santé, et le maintient très noble. Quiconque avait connu son père jeune, pouvait attester à cet âge qu'il était le fils d'Erik, quoi qu'un peu plus petit et colérique, ce qui lui venait incontestablement de sa mère...
Le regard dans le vague, pour passer le temps, et puisqu'il ne trouvait pas plaisir à converser avec quelques nouveaux-riches qui étaient venus le saluer, il se mit à songer à la dame qu'il avait menée au Louvre, deux mois plus tôt, à la demande d'Eusaias. La belle Blanche de Castille avait besoin d'une escorte pour traverser un pan de la France, il s'en était chargé avec honneur. Ce triste visage aux lèvres boudeuses encadré de ses voiles l'avait poursuivit, tout le temps du voyage... Une fois conduite aux appartements du Roi, il ne la revit plus, ni n'entendait la revoir. C'était une femme qu'il avait beaucoup aimée, et qui s'était laissée aimée, à l'heure où ils avaient dans les veines un sang un peu plus jeune, qui battait sans se questionner...
La revoir, et la conduire à son suzerain, qu'il savait être son prochain amant, lui avait causé une grande douleur et bercé le coeur d'une profonde mélancolie. Il se demanda comment elle faisait l'amour au Roi, et s'il lui était plaisant, de se promener nue dans les plus beaux appartements du Royaume... Il se demanda si le Roi la traitait bien... S'il l'embrassait entre les cuisses. Peut-être avait-elle beaucoup de plaisir, si les honneurs lui étaient prodigués par un Roi de France, mieux qu'un Marquis d'Espagne comme son époux, et encore mieux que le petit Seigneur de Saint-Robert qu'il était, lui, avant de s'élever...
...
Ses yeux bruns tournés vers les hautes fenêtres, il soupira en songea à nouveau au Fou, vers lequel il dirigea peine et frustration. Envie de meurtre, aussi.
*Damien Rice
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Ses tours, son cloître, ses patelins, ses bois et ses champs à perte d'horizon. L'Anjou qu'Aimbaud avait foulé dans les premiers temps de sa vie, la terre dont il s'était crotté en traînant le pieu d'un cheval en bois et en jouant avec les chiens, les arbres qu'il avait contourné en s'enfuyant pour échapper au Colin Maillard, les marais où il s'était embourbé en suivant les chasseurs, les rives de la Mayenne creusée de puisets par lesquels il tendait des pièges aux tétards ou caillassait les canards... La belle salle du trône où la Petite Reyne d'Anjou avait siégé, plus majestueusement que quiconque...
Tout cela était pris. La main basse du Fou avait gratté ces richesses, il y avait refermé les doigts en bavant d'ambition, par une entourloupe à mettre le couteau sous la gorge des héritiers Penthièvres, uns à uns évincés du pouvoir, écartés pour mieux régner. Il avait bien tiré ses cartes du jeu, le salaud, bonnes pioches et jokers. Et son sale petit cul rayé de bandelettes épousait dorénavant les contours du trône de Montsoreau, la demeure de XIX, aux oubliettes desquelles se trouvait le caveau familial des Penthièvres, les terres les plus sacrées, les plus anciennes, dont le blason avait fait trembler d'effroi tous les ennemis de la famille. Ils étaient dépossédés. L'Ambitieux avait prit parti du vieillissement des chefs de famille, de leurs assassinats successifs et des morts à la guerre, pour ramasser leurs biens comme des miettes au bord de la table politique. Le beau charognard...
Non qu'Aimbaud se clamât angevin, en public... Il épousait les convictions du Roi. Mais il avait des terres et des intérêts en Anjou. Et même s'il se refusait à prendre part aux manigances des Penthièvres, à refuser leurs pillages et leurs rébellions, la famille était toujours la famille. Si l'on en traînait un seul dans la misère, il lui incombait de trancher lui-même la gorge du rapace commettant le forfait...
Le Fou avait joué dans son dos, s'octroyant les terres de sa mère par le chantage, piquant là où le coeur allait parler plutôt que la raison : du côté de sa soeur. Aimbaud avait d'abord blâmé Yolanda, cette idiote, d'avoir cédé aux pressions du Salaud sans penser à l'immense perte qu'elle allait leur causer, à tous, par son orgueil et son emportement face à l'injustice. Renoncer à ses terres, pour clamer son désaccord ! Il l'aurait étranglée... Mais il déplaçait dès lors sa colère sur le Fou, c'était lui, dont il fallait décoller la tête... C'était lui qu'il allait poignarder en travers du foie, d'une croix bien aristotélicienne, à lui remonter jusque dans la gorge, pour lui faire vomir l'envie de lui voler son bien, le bien de Yolanda, et de leur mère, Fitzounette de Penthièvre, Petite Reyne incontestée de l'Anjou...
Mais pour se faire, il avait besoin d'un petit coup de pouce.
Un pouce royal, éventuellement.
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Aimbaud de Josselinière était adossé à une tapisserie, dans un grand salon empli de courtisans venant quérir une audience. Les fenêtres du palais déversaient une riche lumière dans la pièce boisée, qui sentait bon la cire fraîche et le faste. Tous les hommes étaient mis sur eux avec le plus grand soin. La plupart se tenaient aussi droit que des murs, pour mieux laisser tomber les plis de leur cape, ou dégager leurs bottes au regard de la foule. Il y avait là des nobles dont Aimbaud connaissait la figure, d'autres inconnus, aux terres sûrement lointaines... Il y avait même des bourgeois, qui restaient serrés ensemble et frottaient leurs habits avec des gestes discrets. Des clercs, groupés eux aussi et silencieux. Et des huguenots, bien trop nombreux au goût du jeune marquis, serrés dans leurs vêtements sévères, et placés à l'extrême opposé des clercs, pour n'avoir pas à leur adresser de regard.
C'était en tout une trentaine d'hommes, et quelques femmes dont les couleurs extravagantes se détachaient du lot, réunis dans cette petite parcelle de cour pour obtenir une minute du Roi, lui faire entendre leurs prières ou leur présenter un membres inconnu de leur famille qu'ils voulaient voir placé dans les hautes sphères du royaume. Ils puaient tous l'ambition et la nécessité, mais Aimbaud était accoutumé à cette odeur, il ne la sentait plus. Aussi, elle était parfois un peu la sienne...
C'était donc un court jeune-homme de 18 ans, adossé là contre la fesse d'une biche en points de soie. Il avait le poitrail serré dans un beau pourpoint sombre et sinople, aux couleurs de son marquisat de Nemours, sur lequel on lui avait jeté un mantel encore long, car la saison était fraîche. Un couvre-chef piqué d'une plume blanche couvrait ses cheveux noirs, taillés de près comme toujours. Il avait perdu quelques cheveux sur le côté du front, à cause d'un violent coup de bouclier qu'un teuton lui avait admonesté lors de la reprise de Dijon, quelques mois auparavant. L'emplacement du coup ne lui laissait plus qu'une petite lune de crâne clair, là où le duvet sous le rasoir aurait dû repousser. Clémence de l'Épine, son épouse, avait trouvé bon de remarquer "Comme vous voilà pelé, à cet endroit ! Ah ah !" ce qui ne cessait plus de le faire pester, et le forçait à préférer le chapeau plutôt que le chef nu.
Il avait bonne mine, somme toute, après près d'une année de guerre, puis quelques semaines de repos en son foyer. Et si la détermination rendait son visage sévère, assombri, il n'en avait pas moins les joues et le front clair, en santé, et le maintient très noble. Quiconque avait connu son père jeune, pouvait attester à cet âge qu'il était le fils d'Erik, quoi qu'un peu plus petit et colérique, ce qui lui venait incontestablement de sa mère...
Le regard dans le vague, pour passer le temps, et puisqu'il ne trouvait pas plaisir à converser avec quelques nouveaux-riches qui étaient venus le saluer, il se mit à songer à la dame qu'il avait menée au Louvre, deux mois plus tôt, à la demande d'Eusaias. La belle Blanche de Castille avait besoin d'une escorte pour traverser un pan de la France, il s'en était chargé avec honneur. Ce triste visage aux lèvres boudeuses encadré de ses voiles l'avait poursuivit, tout le temps du voyage... Une fois conduite aux appartements du Roi, il ne la revit plus, ni n'entendait la revoir. C'était une femme qu'il avait beaucoup aimée, et qui s'était laissée aimée, à l'heure où ils avaient dans les veines un sang un peu plus jeune, qui battait sans se questionner...
La revoir, et la conduire à son suzerain, qu'il savait être son prochain amant, lui avait causé une grande douleur et bercé le coeur d'une profonde mélancolie. Il se demanda comment elle faisait l'amour au Roi, et s'il lui était plaisant, de se promener nue dans les plus beaux appartements du Royaume... Il se demanda si le Roi la traitait bien... S'il l'embrassait entre les cuisses. Peut-être avait-elle beaucoup de plaisir, si les honneurs lui étaient prodigués par un Roi de France, mieux qu'un Marquis d'Espagne comme son époux, et encore mieux que le petit Seigneur de Saint-Robert qu'il était, lui, avant de s'élever...
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Ses yeux bruns tournés vers les hautes fenêtres, il soupira en songea à nouveau au Fou, vers lequel il dirigea peine et frustration. Envie de meurtre, aussi.
*Damien Rice
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