Aurel
En l'âge où il fut doté de parole et d'un semblant de réflexion, il se mit à dégoiser sans cesse. Le monde se divisait alors en deux concepts, les choses qui allaient bien, et les choses qui n'allaient pas. On voyait bien pourquoi une table était flanquée de quatre pattes. On ne voyait pas pourquoi certaines chaises étranges et dangereuses n'en avaient que trois. On comprenait encore moins ceux qui posaient leur cul dessus sans signe d'inquiétude. Les choses étranges engendraient des questions étranges, beaucoup de soupirs, parfois des réponses. A quatre ans, Aurel refusa formellement de mélanger ses pois aux autres légumes et se prit d'une fascination sans borgne pour les pieds et les mains, qui étaient des choses bien faites, car il y avait cinq doigts et orteils sur chacun d'entre eux. Cette symétrie le comblait tant de joie qu'il entreprit de l'imposer au reste de son monde, et c'est après avoir soigneusement disposé les gamelles familiales sur deux axes qu'il s'attela au grand uvre de répartir, à parts égales, les mûres ramassées de la veille dans chaque gamelle. Récompensé par une large torgnole, l'enfant décida de restreindre le principe de symétrie pour quelques temps.
Parvenu à six années, il fut frappé par une nouvelle injustice ; pour certaines raisons incompréhensibles, il ne pouvait pas tout toucher. Il pouvait toucher le lobe de son oreille, ou le jupon de sa mère. Il ne pouvait pas mettre la main dans le feu, parce que ça n'était pas agréable. Mais les loupiotes dans le ciel, elles, étaient inatteignables, et même ce gros cercle blanc qui faisait le jour. Après de longues discussions, il comprit que ses parents eux non plus, ne pouvait pas toucher ce foutu soleil, ni les autres gens ne le touchaient pas, ce foutu soleil et même le prêtre, un mercredi, lui avait dit que c'était beaucoup trop loin. Trop loin comment ? Céleste, avait-il répondu, le soleil ne peut pas être atteint par un homme vivant, mais chaque homme vivant devrait méditer sa vie et ses actes dans la voie de Dieu, car c'est dans l'après seulement qu'il tendra vers la lumière. Il était évident que le prêtre n'y connaissait rien et que le reste du monde se souciait de son problème comme de la peste. Mais l'idée elle, restait dans sa tête. Ce gros rond blanc semblait bien près du toit, quand il osait le fixer. C'est qu'il y avait bien un moyen car il le savait, des gens allaient fort loin en montant sur des bateaux, alors rien n'était beaucoup trop loin, car le soleil il le voyait, et Niort, de sa fenêtre, il ne la voyait pas. Il se creusa les méninges.
Si je vois le soleil, c'est que je peux le toucher, car je ne vois pas Niort.
Je mesure près de quatre pieds et demi mais pas encore, c'est ma mère qui l'a dit.
Le soleil est sur le toit quand c'est le milieu de la journée. C'est là où il est le plus près.
Durant plusieurs jours, il se croûta les coudes en essayant de monter sur le toit. Lorsqu'il finit par élaborer une technique infaillible, par pour ses manches mais pour sa peau, il attendait que ce foutu soleil se rapproche et tendait l'index vers lui en titubant. Mais quatre et pieds et demi, ça n'était pas assez, et l'attente des cinq pieds semblait interminable. Son géniteur affairé avait refusé de lui faire la courte échelle et le garçon n'osa pas demander à sa mère, créature angoissée et frénétique. C'est qu'il faudrait trouver un autre moyen alors, pensa-t-il à haute voix. C'est force d'une concentration de plusieurs nuits qu'il pondu son second raisonnement, la solution à son problème, la méthode imparable, quoiqu'un poil fourbe : s'il venait pas au soleil, alors le soleil viendrait à lui. Il allait lui foutre le grappin dessus. Je vais grappiner ce foutu soleil, je vais te l'attraper, je vais le ramener à hauteur de mes quatre pieds et demi et je pourrai le toucher, moi Aurel, puisque personne ne semble y avoir pensé avant moi. Exalté par sa trouvaille du siècle, il se ramena le lendemain sur le toit, et dans ses mains le garçonnet tenait une longue faux qui faisait la gueule. Lorsqu'il crut sentir que l'astre était au plus près, il leva la faux vers lui, sauf qu'une faux, c'est lourd, et qu'il n'avait pas les bras pour. Il aurait dû bûcher sur le principe de gravité. Il trébucha par entêtement et la lame tomba avec lui, lui tranchant comme par vengeance les deux derniers doigts de la main gauche. Blême, l'enfant se mit à brailler avant d'avoir compris que ces doigts ne gigotaient plus à son ordre. Il fit un tel boucan que des yeux se levèrent tout de suite et que l'on partit avertir sa mère. Celle-ci se fit alors plus bruyante qu'à l'habitude et l'on vint chercher Aurel sur son toit. Assis dans la rue, il n'en chiala pas moins fort. Lorsqu'on lui demanda ce qu'il foutait là-haut avec une faux, et par quelle idée, et pour quelle connerie encore, il leva un index boudiné et accusateur vers le soleil.
_________________
...
Parvenu à six années, il fut frappé par une nouvelle injustice ; pour certaines raisons incompréhensibles, il ne pouvait pas tout toucher. Il pouvait toucher le lobe de son oreille, ou le jupon de sa mère. Il ne pouvait pas mettre la main dans le feu, parce que ça n'était pas agréable. Mais les loupiotes dans le ciel, elles, étaient inatteignables, et même ce gros cercle blanc qui faisait le jour. Après de longues discussions, il comprit que ses parents eux non plus, ne pouvait pas toucher ce foutu soleil, ni les autres gens ne le touchaient pas, ce foutu soleil et même le prêtre, un mercredi, lui avait dit que c'était beaucoup trop loin. Trop loin comment ? Céleste, avait-il répondu, le soleil ne peut pas être atteint par un homme vivant, mais chaque homme vivant devrait méditer sa vie et ses actes dans la voie de Dieu, car c'est dans l'après seulement qu'il tendra vers la lumière. Il était évident que le prêtre n'y connaissait rien et que le reste du monde se souciait de son problème comme de la peste. Mais l'idée elle, restait dans sa tête. Ce gros rond blanc semblait bien près du toit, quand il osait le fixer. C'est qu'il y avait bien un moyen car il le savait, des gens allaient fort loin en montant sur des bateaux, alors rien n'était beaucoup trop loin, car le soleil il le voyait, et Niort, de sa fenêtre, il ne la voyait pas. Il se creusa les méninges.
Si je vois le soleil, c'est que je peux le toucher, car je ne vois pas Niort.
Je mesure près de quatre pieds et demi mais pas encore, c'est ma mère qui l'a dit.
Le soleil est sur le toit quand c'est le milieu de la journée. C'est là où il est le plus près.
Durant plusieurs jours, il se croûta les coudes en essayant de monter sur le toit. Lorsqu'il finit par élaborer une technique infaillible, par pour ses manches mais pour sa peau, il attendait que ce foutu soleil se rapproche et tendait l'index vers lui en titubant. Mais quatre et pieds et demi, ça n'était pas assez, et l'attente des cinq pieds semblait interminable. Son géniteur affairé avait refusé de lui faire la courte échelle et le garçon n'osa pas demander à sa mère, créature angoissée et frénétique. C'est qu'il faudrait trouver un autre moyen alors, pensa-t-il à haute voix. C'est force d'une concentration de plusieurs nuits qu'il pondu son second raisonnement, la solution à son problème, la méthode imparable, quoiqu'un poil fourbe : s'il venait pas au soleil, alors le soleil viendrait à lui. Il allait lui foutre le grappin dessus. Je vais grappiner ce foutu soleil, je vais te l'attraper, je vais le ramener à hauteur de mes quatre pieds et demi et je pourrai le toucher, moi Aurel, puisque personne ne semble y avoir pensé avant moi. Exalté par sa trouvaille du siècle, il se ramena le lendemain sur le toit, et dans ses mains le garçonnet tenait une longue faux qui faisait la gueule. Lorsqu'il crut sentir que l'astre était au plus près, il leva la faux vers lui, sauf qu'une faux, c'est lourd, et qu'il n'avait pas les bras pour. Il aurait dû bûcher sur le principe de gravité. Il trébucha par entêtement et la lame tomba avec lui, lui tranchant comme par vengeance les deux derniers doigts de la main gauche. Blême, l'enfant se mit à brailler avant d'avoir compris que ces doigts ne gigotaient plus à son ordre. Il fit un tel boucan que des yeux se levèrent tout de suite et que l'on partit avertir sa mère. Celle-ci se fit alors plus bruyante qu'à l'habitude et l'on vint chercher Aurel sur son toit. Assis dans la rue, il n'en chiala pas moins fort. Lorsqu'on lui demanda ce qu'il foutait là-haut avec une faux, et par quelle idée, et pour quelle connerie encore, il leva un index boudiné et accusateur vers le soleil.
_________________
...