Si tôt dans la matinée, Yudolh n'avait pas trouvé le sommeil. Trop de choses lui trottaient dans la tête. Soucis professionnels, pépins de santé, sans compter son voisin boulanger qui s'amusait à prendre un malin plaisir à cuire ses pains en chantant une chansonnette au refrain entêtant.
Le meunier sortit, respira un grand coup, et réfléchit.
Cette activité inhabituelle pour lui de si tôt matin, cela présumait bien de ses préoccupations.
MMMMmmm réfléchissons
se dit-il à haute-voix.
Il y avait cette dame étrange, qui l'avait appelé "type bizarre", "intriguant" même. Qui était cette dame? Il l'avait croisé plusieurs fois près du dispensaire. La soeur de dame Kindjal, sa cousine, sa tante, une amie?
Ce qui était certain, c'est qu'il avait deux mots à lui dire.
Intriguant... il fallait impérativement qu'il dissipe ces malentendus sur sa personne, sinon la ville toute entière allait le prendre pour un hurluberlu. Ce qui était peut-être déjà le cas.
Il y avait aussi le sergent, comment se nommait-il? Topheez, s'il s'en rappelait bien.
Il avait passé la nuit avec lui. Non que passer une nuit avec un compagnon le rebute, tant qu'il s'agissait d'amitié, mais un grand sergent costaud, muni d'un gros bâton, ce n'est pas ce qu'il avait considéré comme une nuit inoubliable.
Il en faisait encore des cauchemards. Tout cela, parce que cet homme de loi l'avait cru capable de poser un colis piégé dans le dispensaire afin d'abréger les souffrances des malades. Quelle idée..
Le dispensaire...
Bien sur, s'il y avait une personne capable de répondre à ses questions et soulager ses maux, c'était sans doute la femme la plus respectée de toute la région, Dame Kindjal. Encore fallait-il trouver le courage de l'aborder. Le meunier n'avait pas même été fichu de la rencontrer en taverne, il avait craint qu'elle le morde après cette épidémie de rage le mois dernier.
Ridicule, quand il y pensait. La seule raison pour laquelle il n'osait l'aborder était sa timidité maladive. il fallait que cela cesse.
Prenant son courage à deux mains, une seconde fois, il se dirigea vers le dispensaire.
Tiens, la tente principale était ouverte. Dame Kindjal était-elle partie de si bonne heure vers l'université? Tout cela était possible, car le voyage devait être long jusqu'à la capitale du duché. Il n'avait jamais quitté son moulin, qu'en de rares occasions, la notion de distance était ainsi pour lui très vague.
Yudolh osa rentrer la tête sous la toile.
Ahem, il y a quelqu'un?
MMMMrrrrr
Charmant. Un malade, à en juger par le ton. Un homme, qui plus est. Ce n'était pas messire Topheez, il ne connaissait que trop bien sa voix. Il pénétra dans la tente et regarda autour de lui.
Un bureau. Une chaise. Trois corps, sans doute des malades, dormant sur le sol, recouvert d'un drap plus propre que les siens. Tiens, des choses sur le bureau.
MMMrrr aaaaiie
Oh pardon
Il venait d'écraser le gros orteil du gémissant. Se tournant vers lui pour s'excuser, il s'approcha de son visage.
Quelque chose n'allait pas. Il s'y connaissait peu en médecine (quelques notions tout au plus), mai ce qu'il vit ne lui plaisait pas. Non, vraiment. Le regard vitreux, la bouche mi-ouverte, le corps apparemment raidi, cela sonnait mal. Très mal. Yudolh s'approcha de l'homme et tâta le pouls.
Rien.
Une panique s'empara du meunier.
Que s'était-il passé? Avait-il occis le malade en écrasant son pied? Possible, mais il en doutait franchement. Un tel acte n'impliquait pas de telles conséquences. Et pourtant, l'homme était mort.
Mon dieu, il n'était pas particulièrement croyant, mais il se sentait soudain écrasé par le poids de la culpabilité.
Et puis non. Ca ne pouvait pas être lui. Impossible. Cet homme devait être à l'agonie. Simple effet du hasard. Il se sentait bête, comme s'il avait ruiné le travail de la doctoresse.
Non. Pas de chance, c'est tout.
Le meunier se tourna vers le bureau. Plein de choses étaient posées dessus. Des potions, des plumes, des sachets de poudre, des livres, des lettres. Beaucoup de lettres. Il reconnut l'une d'entre elle, et cela lui arracha un sourire.
Sa paix intérieure était revenue. Ainsi donc, elle l'avait quand même gardée.
Mais les autres lettres? De loin, elles ne semblaient pas concerner des affaires médicales. Il connaissait les rumeurs. Dame Kindjal était appréciée de nombreuses personnes. Dont beaucoup d'hommes. Trop se dit-il.
Il chassa cette pensée de sa tête. Qui était-il pour la juger de la sorte. La dame pouvait bien avoir toute la correspondance qui récompensait sa beauté, son charme, son humour. Qui était-il, lui, Yudolh, simple meunier arrivé dans la ville alors que Dame Kindjal avait déjà tant de responsabilités? Elle fréquentait des hommes puissants. Plus puissants que lui. Beaux. Plus beaux que lui. Gentils. Plus gentils que lui. Ah là, non, il avait encore une chance d'être à la hauteur.
Des bruits au dehors. Combien de temps était-il resté? trop longtemps. Quelqu'un s'approchait. Qui cela pouvait-il être? Dame Kindjal? Etait-elle revenue d'une promenade matinale? Dame *Deewali*? sa réputation était faite. Le sergent? Oh non, une nuit ca va bien.
Vite. Il fallait faire quelque chose, se cacher. Oui, mais où?
MMMrrrrr
Tiens, il est pas mort finalement.
Mais oui, c'était la seule solution. Se cacher sous un drap, avec un malade. Yudolh fit un tour du regard. Celui de gauche a une maladie de peau. Beurk.
Celui du milieu avait transpiré toute la nuit. Beurk.
Il restait son ami gros-Orteil. (il avait décidé de l'appeler ainsi) Quitte à coucher avec lui, autant lui donner un nom.
Le meunier s'installa aux côtés du ressucité, fut forcé de se coller à lui, et se recouvrit du drap.
Une personne entrait dans la tente...