Beatritz
[Chablis]
L'avantage de Chablis, c'est que c'est proche de Beaumont. En une heure on peut y faire savoir une chose, et en deux, en avoir réponse. Alors quand la Duchesse de Nevers eût pris connaissance du courrier, et non sans quelque confusion, elle fit savoir à sa vassale qu'elle souhaitait la voir. Et dans les heures qui lui étaient données jusque là - et encore fallait-il que la dame de Railly fût disposée à quitter sur-le-champ son activité - , Béatrice de Castelmaure eut le loisir de réfléchir.
Grimoald... Était-ce cet enfant présent au côté de la Duchesse d'Amboise, à la cérémonie d'allégeances ? Elle ne se rappelait plus très bien. Elle ne s'était jamais très bien rappelée les noms et visages.
L'après-midi arriva doucement, et la Duchesse de Nevers, laissée tranquille par sa grand-mère qui orchestrait la tenue de la demeure, le passa près de la cheminée à coudre et repriser.
Et puis, on frappa à la porte, et cela signifiait que le Pelot, le garde, avait laissé entrer un visiteur - ou une visiteuse. Il y avait peu de mystères sur son identité.
La servante qui était assise derrière Béatrice, profitant également du feu et l'accompagnant dans ses travaux d'aiguille, se leva pour ouvrir l'huis. C'était Della de Volvent, comme on s'y attendait, qui salua et mesura l'intensité de sa voix, pour parler en ces mots :
-« Bonjour. Je viens voir sa Grâce... si elle est disponible, sinon, je repasserai. »
-« Entrez, la Duchesse vous attendait. »
Della était encore sur le pas de la porte, et de la même voix de catimini, dans un sourire qui ne respirait pas la plus grande sérénité :
-« Bien merci...comment est-elle, je veux dire...de bonne humeur ? »
La servante balança un instant, puis répondit sur le ton de la confidence :
-« D'humeur... Enfin, vous la connaissez. On ne sait jamais, mais plus... enfin, moins mauvaise que ce que vous semblez croire. »
Les traits de Della se détendirent, dans le temps où elle lâcha un léger soupir.
-« Merci...J'y vais donc. »
Et poussant le second huis qui retenait sur le cloître l'air mordant de l'hiver* :
-« Votre Grâce ? Béatrice ? Puis-je entrer ? »
-« Ah, Mademoiselle de Volvent », sourit la Duchesse d'une voix aimablement ironique en relevant la tête,« entrez, oui, entrez ! Et asseyons-nous près du feu, voulez-vous ? »
Della s'inclina en une circonstance de rigueur, et rejoignit sa suzeraine près de l'âtre, dans un fauteuil à haut dossier, tout en commentant le climat, comme l'on fait toujours, lorsqu'on ignore que dire, ou pour écarter de la conversation un sujet par trop embarrassant.
-« Avec plaisir, il fait si froid, je suis frigorifiée » - petit frottement de mains pour joindre le geste à la parole - « Comment allez-vous, Béatrice ? »
-« Oh, bien, bien... Votre courrier est arrivé ce matin. Intéressant... Très intéressant... »
-« Ah oui ? Ah...vraiment ? Oh je féliciterai comme il se doit mon messager...Vous le trouvez vraiment intéressant ? Ce projet trouve un écho en vos idées ? »
-« Non pas un écho, mais plusieurs... Le projet n'est pas mauvais, même si nous imaginions meilleurs partis pour nos vassales. Des barons, au moins... Mais nous écrirons à la Duchesse d'Amboise. C'est une personne aimable, il ne coûtera rien d'en discuter. Enfin, l'idée de perdre Elinor n'est pas forcément pour nous enchanter, du moins ne l'attendions-nous pas si vite... Nous avions d'autres projets, avant celui-là... »
-« Bien sûr, mais le jeune Grimoald sera peut-être titré un jour... et Elinor aussi, qui sait ? »
La servante, qui n'avait pas refranchi le pas de la porte après être sortie accueillir Della, reparut, effacée et efficace, avec un plateau de noix et de fruits secs, qu'elle posa sur un guéridon.
-« Je vous fais confiance pour les contacts avec la Duchesse d'Ambroise... » La Dame de Railly relève un peu la tête - ou est-ce le sourcil ? « D'autres projets, dites-vous ? »
Béatrice avait laissé sa vassale épuiser ses solutions de réponse, et poser la seule question qui méritait de l'être. La Castelmaure porta quelques grains de raisin à sa bouche, et reprit au début, pour glisser vers la fin :
-« Oh, mais pour Elinor, elle le sera. Ne vous en inquiétez pas. Mais nous aimerions que nos vassales le soient pour les meilleurs partis...
Mieux vaut laisser tarder un peu et voir venir un bon parti. Pour Elinor, nous avons le temps. Pour vous... Il faudrait désormais ne plus faire qu'y songer ! »
C'était un ton qui ne souffrait pas de réplique. Della y répondit par un sourire légèrement pincé. Embarrassé.
-« Moi... oui... mais j'ai tellement à faire, vous savez... c'est... enfin... Et vous pensiez à quelque chose de précis ? »
Un léger sourire, un regard qui se plisse, et la jeunette, qu'on aurait dû en droit d'écouter son aînée, poursuivit son office de suzeraine envers sa vassale.
-« Et bien... Il y a quelques nobles bourguignons qui pourraient convenir. Oh, nous pensions au départ au baron de Luzy, mais depuis qu'il a rendu son titre, d'autres peuvent lui succéder, dans la liste - quoique la Bourgogne soit pauvre en partis disposés à convoler. Hélas ! Il faudra peut-être aller voir ailleurs. Mais vous... Y avez-vous songé ? »
Il est donné ici au lecteur de savoir qu'en cet instant, Della se rappela, bercée d'une écume mélancolique, les lettres de Migisti, de celles si bellement tournées qu'elles feraient une sainte se pâmer. Mais elle surmonta la vague, pour poser son regard sur Béatrice au moment de répondre :
-« Pas vraiment, non. Le sujet fut effleuré lors des discussions pour Beaumont mais... rien n'est véritablement abouti. Et je vous rejoins, la Bourgogne est pauvre en Nobles. »
Tiens donc ! Une nouvelle affaire, dont on aurait oublié de l'informer ?
-« Une discussion pour Beaumont, dites-vous ? »
-« Oui...J'ai rencontré le Baron d'Arquian et... et... il a accepté de confier la seigneurie de Beaumont à Godefroy... contre une somme d'argent, quelques fûts de vin... et... moi. »
Tempête, cataclysme annoncé sur Chablis. Un couperet. Et des sourcils castelmaurins froncés. Violemment froncés.
-« Expliquez-vous, Dame de Railly. Vous vous êtes... vendue ? »
Où donc y a-t-il un trou de souris, par ici ? Vite, c'était urgent ! Della sourit bravement à Béatrice, car elle ne voulait pas la mettre en colère, et tenait à expliquer les tenants et aboutissants de la négociation.
-« Vendue, non... C'est que, voyez-vous, pendant que nous parlions, le Baron a évoqué la possibilité que je... me donne à lui. Or, vous le savez, nous partageons la même fermeté quant à ces relations hors mariage... et donc, j'ai refusé. Et c'est ainsi que l'idée d'un mariage est née. Remarquez... » La jeune Volvent s'apprêtait à jouer ses atouts, cartes sur table, et sans ambages. Avec une apparence de détachement - et l'espoir que tout cela suffirait.
-« Cela fera de moi une baronne... vous évoquiez tout à l'heure, un Baron... d'Arquian l'est. Et de plus, il est aussi Baron de Seigneley, dont Beaumont est. Ce qui me donnera aussi la certitude que Beaumont restera dans ma famille...
Le Baron d'Arquian est certes très... froid mais il a de beaux yeux. »
Les sentiments de la Duchesse de Nevers sur l'affaire étaient très partagés, et pour elle, même, il était difficile de distinguer ce qui lui plaisait et ce qui l'irritait, dans la situation qui s'offrait à elles.
-« Vous devez avoir l'accord de votre suzeraine, pour ces noces. Et pour Beaumont, nul n'est à l'abri d'un époux sans scrupules. Le mariage donne peu de droits, il faut en avoir conscience. Il faudra un contrat, pour cela... Et pour bien d'autres choses. Nous sommes fière que vous ne vous soyez pas laissée aller à la faiblesse. S'il vous désire, cela rendra les choses faciles. Mais le désir de l'homme va et vient, dit-on... Sans doute faudra-t-il l'entretenir, après le mariage. »
L'assurance de son timbre vacilla-t-il, à ces mots ? Il lui semblait étrange de les dire - quoi qu'elle les eût souventes fois entendus dans la bouche cave de son aïeule - , car elle-même ignorait comment l'on s'y prenait pour entretenir la flamme du désir.
-« Mais dites-nous... Quelles ont été ses conditions ? »
Della de Volvent comprenait le reproche qui perçait dans la voix de sa suzeraine, dont elle appréciait pourtant la justesse.
-« D'Arquian a prévu de vous écrire. Bien qu'il soit ce qu'il est, il n'en demeure pas moins noble et connaît les us. Il demandera votre autorisation et votre bénédiction.
Les conditions furent matérielles... au départ une somme trop élevée mais ramenée à la moitié soit 1500 écus et une allocation mensuelle en vin... que je ferai en sorte de récupérer... »
Le bouillonnement qui enflait doucement derrière le front blanc de la Castelmaure commença de se faire menaçant. Elle pinça les lèvres pour le contenir, mais enfin soupira.
-« Attendez, une chose à la fois... Tout d'abord, si l'on dit « Monsieur d'Arquian », pour le désigner comme vous faites, on dit tout simplement Arquian, à moins que le nom n'ait qu'une syllabe. On dira « Le Bret a dit », pour parler de monsieur du Bret, mais « de Bret a dit », pour parler de monsieur de Bret.
Ensuite... 1500 écus et du vin... Où trouverez-vous les écus, et de quel vin s'agit-il ? »
Les joues de Della gagnèrent en couleur, et elle se sentit bien gênée. Oui, on le lui avait bien déjà fait remarquer ! Theudbald n'y avait pas manqué.
-« Merci, je tâcherai de ne plus oublier. Les écus, je les ai. Ou presque... et le vin, il s'agit de celui de Beaumont. »
-« Presque... À combien près ? »
-« 300 à peu près. C'est Godefroy qui doit les trouver. Après tout, la seigneurie lui reviendra, une mise de sa part ne sera pas une mauvaise chose. Qu'il apprenne à apprécier ce qu'il possède. »
La Duchesse de Nevers lâcha un soupir, qui pouvait être compris de différentes manières. Soupir de soulagement ou d'agacement ? C'était en vérité du soulagement, car elle avait craint, un instant, qu'on ne lui réclamât ces quinze cents écus. Et quoiqu'elle n'était pas avare, et avait les moyens de ne pas l'être, elle eût été fâchée d'être ainsi mise devant le fait accompli.
-« Etes-vous contrariée, Béatrice, par ceci ? Vous savez que j'ai pour désir de ne pas vous être désagréable. Beaumont me tient à cur... pour Eldwin. Et quand ceci sera réglé, je pourrai alors être tout à Railly et à mon... époux. » Petite moue sur le dernier mot.
-« Cette affaire a été bizarrement menée, mais après tout... Le parti n'est pas le plus mauvais qui soit. Mais il faudra rédiger un contrat, et que le Baron vienne nous demander votre main et bien formuler ses intentions ! Il faut prendre garde, car c'est un divorcé - parler de mariage avec un homme prompt à rompre cet engagement en théorie inviolable... »
-« Oui, vous avez raison, tout à fait. Nous prendrons garde... je sais que je peux compter sur vous pour cela. » La Dame de Railly se laissa tenter par un sourire, avant d'ajouter : « Vous êtes d'une grande sagesse. »
-« S'il faut l'être pour toutes les folies des autres... »
-« C'est pour cela que vous m'êtes si chère, ma Duchesse. »
La Duchesse de Nevers sourit à cette ancienne dame de compagnie, qui avait quelque chose de touchant. Elle posa ses yeux sur le feu, et resta un temps sans parler, à rassembler ses pensées.
-« Bon...
La Duchesse d'Amboise recevra un courrier, et nous attendrons le Baron, bien armée d'arguments et de clauses. »
-« Merci, votre Grâce... » Il y avait du sourire dans les mots de la touchante blonde. « Me permettez-vous de me retirer, ma chère Béatrice ? »
-« Oui, bien sûr... » Un sourire bon et franc, et l'envoi : « Qu'Aristote vous garde, Della. »
-« Qu'il vous protège, vous aussi. A très bientôt. »
Ainsi Della quitta la compagnie de sa suzeraine, à Chablis, dans l'hiver au froid mordant, et Béatrice resta devant son feu, à coudre et brasser, en son esprit, tout ce dont il faudrait parler au Baron de Seignelay. Cette affaire, malgré tout, sentait le fagot, et la Duchesse de Nevers ne voulait pas qu'on lui reprochât d'avoir entraîné sa vassale dans un hymen indigne.
La fin de la journée arriva... Béatrice ignorait encore que le lendemain même, Theognis Montereau ferait le premier pas de ce chapitre décisif.
*[Il faut s'imaginer une maison avec une cour intérieur, cour entourée d'une promenade couverte de voûtes. Au rez-de chaussée, les pièces sont desservies entre autres par la promenade du cloître. Pour les deux portes, il faut se figurer deux portes séparées d'un peu plus d'un mètre, formant entre les deux comme un sas, et s'ouvrant chacune dans un sens différent. On comprend mieux, forcément, pourquoi Della et la servante peuvent papoter sans être prises en flagrant délit par Béatrice !]
[RP écrit à 4 mains. Tout ce qui y est dit, y compris et surtout ce qui pourrait, venant à être su, avoir des conséquences judiciaires, reste bien sûr entre Della, Béatrice et les lecteurs de connivence.]
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L'avantage de Chablis, c'est que c'est proche de Beaumont. En une heure on peut y faire savoir une chose, et en deux, en avoir réponse. Alors quand la Duchesse de Nevers eût pris connaissance du courrier, et non sans quelque confusion, elle fit savoir à sa vassale qu'elle souhaitait la voir. Et dans les heures qui lui étaient données jusque là - et encore fallait-il que la dame de Railly fût disposée à quitter sur-le-champ son activité - , Béatrice de Castelmaure eut le loisir de réfléchir.
Grimoald... Était-ce cet enfant présent au côté de la Duchesse d'Amboise, à la cérémonie d'allégeances ? Elle ne se rappelait plus très bien. Elle ne s'était jamais très bien rappelée les noms et visages.
L'après-midi arriva doucement, et la Duchesse de Nevers, laissée tranquille par sa grand-mère qui orchestrait la tenue de la demeure, le passa près de la cheminée à coudre et repriser.
Et puis, on frappa à la porte, et cela signifiait que le Pelot, le garde, avait laissé entrer un visiteur - ou une visiteuse. Il y avait peu de mystères sur son identité.
La servante qui était assise derrière Béatrice, profitant également du feu et l'accompagnant dans ses travaux d'aiguille, se leva pour ouvrir l'huis. C'était Della de Volvent, comme on s'y attendait, qui salua et mesura l'intensité de sa voix, pour parler en ces mots :
-« Bonjour. Je viens voir sa Grâce... si elle est disponible, sinon, je repasserai. »
-« Entrez, la Duchesse vous attendait. »
Della était encore sur le pas de la porte, et de la même voix de catimini, dans un sourire qui ne respirait pas la plus grande sérénité :
-« Bien merci...comment est-elle, je veux dire...de bonne humeur ? »
La servante balança un instant, puis répondit sur le ton de la confidence :
-« D'humeur... Enfin, vous la connaissez. On ne sait jamais, mais plus... enfin, moins mauvaise que ce que vous semblez croire. »
Les traits de Della se détendirent, dans le temps où elle lâcha un léger soupir.
-« Merci...J'y vais donc. »
Et poussant le second huis qui retenait sur le cloître l'air mordant de l'hiver* :
-« Votre Grâce ? Béatrice ? Puis-je entrer ? »
-« Ah, Mademoiselle de Volvent », sourit la Duchesse d'une voix aimablement ironique en relevant la tête,« entrez, oui, entrez ! Et asseyons-nous près du feu, voulez-vous ? »
Della s'inclina en une circonstance de rigueur, et rejoignit sa suzeraine près de l'âtre, dans un fauteuil à haut dossier, tout en commentant le climat, comme l'on fait toujours, lorsqu'on ignore que dire, ou pour écarter de la conversation un sujet par trop embarrassant.
-« Avec plaisir, il fait si froid, je suis frigorifiée » - petit frottement de mains pour joindre le geste à la parole - « Comment allez-vous, Béatrice ? »
-« Oh, bien, bien... Votre courrier est arrivé ce matin. Intéressant... Très intéressant... »
-« Ah oui ? Ah...vraiment ? Oh je féliciterai comme il se doit mon messager...Vous le trouvez vraiment intéressant ? Ce projet trouve un écho en vos idées ? »
-« Non pas un écho, mais plusieurs... Le projet n'est pas mauvais, même si nous imaginions meilleurs partis pour nos vassales. Des barons, au moins... Mais nous écrirons à la Duchesse d'Amboise. C'est une personne aimable, il ne coûtera rien d'en discuter. Enfin, l'idée de perdre Elinor n'est pas forcément pour nous enchanter, du moins ne l'attendions-nous pas si vite... Nous avions d'autres projets, avant celui-là... »
-« Bien sûr, mais le jeune Grimoald sera peut-être titré un jour... et Elinor aussi, qui sait ? »
La servante, qui n'avait pas refranchi le pas de la porte après être sortie accueillir Della, reparut, effacée et efficace, avec un plateau de noix et de fruits secs, qu'elle posa sur un guéridon.
-« Je vous fais confiance pour les contacts avec la Duchesse d'Ambroise... » La Dame de Railly relève un peu la tête - ou est-ce le sourcil ? « D'autres projets, dites-vous ? »
Béatrice avait laissé sa vassale épuiser ses solutions de réponse, et poser la seule question qui méritait de l'être. La Castelmaure porta quelques grains de raisin à sa bouche, et reprit au début, pour glisser vers la fin :
-« Oh, mais pour Elinor, elle le sera. Ne vous en inquiétez pas. Mais nous aimerions que nos vassales le soient pour les meilleurs partis...
Mieux vaut laisser tarder un peu et voir venir un bon parti. Pour Elinor, nous avons le temps. Pour vous... Il faudrait désormais ne plus faire qu'y songer ! »
C'était un ton qui ne souffrait pas de réplique. Della y répondit par un sourire légèrement pincé. Embarrassé.
-« Moi... oui... mais j'ai tellement à faire, vous savez... c'est... enfin... Et vous pensiez à quelque chose de précis ? »
Un léger sourire, un regard qui se plisse, et la jeunette, qu'on aurait dû en droit d'écouter son aînée, poursuivit son office de suzeraine envers sa vassale.
-« Et bien... Il y a quelques nobles bourguignons qui pourraient convenir. Oh, nous pensions au départ au baron de Luzy, mais depuis qu'il a rendu son titre, d'autres peuvent lui succéder, dans la liste - quoique la Bourgogne soit pauvre en partis disposés à convoler. Hélas ! Il faudra peut-être aller voir ailleurs. Mais vous... Y avez-vous songé ? »
Il est donné ici au lecteur de savoir qu'en cet instant, Della se rappela, bercée d'une écume mélancolique, les lettres de Migisti, de celles si bellement tournées qu'elles feraient une sainte se pâmer. Mais elle surmonta la vague, pour poser son regard sur Béatrice au moment de répondre :
-« Pas vraiment, non. Le sujet fut effleuré lors des discussions pour Beaumont mais... rien n'est véritablement abouti. Et je vous rejoins, la Bourgogne est pauvre en Nobles. »
Tiens donc ! Une nouvelle affaire, dont on aurait oublié de l'informer ?
-« Une discussion pour Beaumont, dites-vous ? »
-« Oui...J'ai rencontré le Baron d'Arquian et... et... il a accepté de confier la seigneurie de Beaumont à Godefroy... contre une somme d'argent, quelques fûts de vin... et... moi. »
Tempête, cataclysme annoncé sur Chablis. Un couperet. Et des sourcils castelmaurins froncés. Violemment froncés.
-« Expliquez-vous, Dame de Railly. Vous vous êtes... vendue ? »
Où donc y a-t-il un trou de souris, par ici ? Vite, c'était urgent ! Della sourit bravement à Béatrice, car elle ne voulait pas la mettre en colère, et tenait à expliquer les tenants et aboutissants de la négociation.
-« Vendue, non... C'est que, voyez-vous, pendant que nous parlions, le Baron a évoqué la possibilité que je... me donne à lui. Or, vous le savez, nous partageons la même fermeté quant à ces relations hors mariage... et donc, j'ai refusé. Et c'est ainsi que l'idée d'un mariage est née. Remarquez... » La jeune Volvent s'apprêtait à jouer ses atouts, cartes sur table, et sans ambages. Avec une apparence de détachement - et l'espoir que tout cela suffirait.
-« Cela fera de moi une baronne... vous évoquiez tout à l'heure, un Baron... d'Arquian l'est. Et de plus, il est aussi Baron de Seigneley, dont Beaumont est. Ce qui me donnera aussi la certitude que Beaumont restera dans ma famille...
Le Baron d'Arquian est certes très... froid mais il a de beaux yeux. »
Les sentiments de la Duchesse de Nevers sur l'affaire étaient très partagés, et pour elle, même, il était difficile de distinguer ce qui lui plaisait et ce qui l'irritait, dans la situation qui s'offrait à elles.
-« Vous devez avoir l'accord de votre suzeraine, pour ces noces. Et pour Beaumont, nul n'est à l'abri d'un époux sans scrupules. Le mariage donne peu de droits, il faut en avoir conscience. Il faudra un contrat, pour cela... Et pour bien d'autres choses. Nous sommes fière que vous ne vous soyez pas laissée aller à la faiblesse. S'il vous désire, cela rendra les choses faciles. Mais le désir de l'homme va et vient, dit-on... Sans doute faudra-t-il l'entretenir, après le mariage. »
L'assurance de son timbre vacilla-t-il, à ces mots ? Il lui semblait étrange de les dire - quoi qu'elle les eût souventes fois entendus dans la bouche cave de son aïeule - , car elle-même ignorait comment l'on s'y prenait pour entretenir la flamme du désir.
-« Mais dites-nous... Quelles ont été ses conditions ? »
Della de Volvent comprenait le reproche qui perçait dans la voix de sa suzeraine, dont elle appréciait pourtant la justesse.
-« D'Arquian a prévu de vous écrire. Bien qu'il soit ce qu'il est, il n'en demeure pas moins noble et connaît les us. Il demandera votre autorisation et votre bénédiction.
Les conditions furent matérielles... au départ une somme trop élevée mais ramenée à la moitié soit 1500 écus et une allocation mensuelle en vin... que je ferai en sorte de récupérer... »
Le bouillonnement qui enflait doucement derrière le front blanc de la Castelmaure commença de se faire menaçant. Elle pinça les lèvres pour le contenir, mais enfin soupira.
-« Attendez, une chose à la fois... Tout d'abord, si l'on dit « Monsieur d'Arquian », pour le désigner comme vous faites, on dit tout simplement Arquian, à moins que le nom n'ait qu'une syllabe. On dira « Le Bret a dit », pour parler de monsieur du Bret, mais « de Bret a dit », pour parler de monsieur de Bret.
Ensuite... 1500 écus et du vin... Où trouverez-vous les écus, et de quel vin s'agit-il ? »
Les joues de Della gagnèrent en couleur, et elle se sentit bien gênée. Oui, on le lui avait bien déjà fait remarquer ! Theudbald n'y avait pas manqué.
-« Merci, je tâcherai de ne plus oublier. Les écus, je les ai. Ou presque... et le vin, il s'agit de celui de Beaumont. »
-« Presque... À combien près ? »
-« 300 à peu près. C'est Godefroy qui doit les trouver. Après tout, la seigneurie lui reviendra, une mise de sa part ne sera pas une mauvaise chose. Qu'il apprenne à apprécier ce qu'il possède. »
La Duchesse de Nevers lâcha un soupir, qui pouvait être compris de différentes manières. Soupir de soulagement ou d'agacement ? C'était en vérité du soulagement, car elle avait craint, un instant, qu'on ne lui réclamât ces quinze cents écus. Et quoiqu'elle n'était pas avare, et avait les moyens de ne pas l'être, elle eût été fâchée d'être ainsi mise devant le fait accompli.
-« Etes-vous contrariée, Béatrice, par ceci ? Vous savez que j'ai pour désir de ne pas vous être désagréable. Beaumont me tient à cur... pour Eldwin. Et quand ceci sera réglé, je pourrai alors être tout à Railly et à mon... époux. » Petite moue sur le dernier mot.
-« Cette affaire a été bizarrement menée, mais après tout... Le parti n'est pas le plus mauvais qui soit. Mais il faudra rédiger un contrat, et que le Baron vienne nous demander votre main et bien formuler ses intentions ! Il faut prendre garde, car c'est un divorcé - parler de mariage avec un homme prompt à rompre cet engagement en théorie inviolable... »
-« Oui, vous avez raison, tout à fait. Nous prendrons garde... je sais que je peux compter sur vous pour cela. » La Dame de Railly se laissa tenter par un sourire, avant d'ajouter : « Vous êtes d'une grande sagesse. »
-« S'il faut l'être pour toutes les folies des autres... »
-« C'est pour cela que vous m'êtes si chère, ma Duchesse. »
La Duchesse de Nevers sourit à cette ancienne dame de compagnie, qui avait quelque chose de touchant. Elle posa ses yeux sur le feu, et resta un temps sans parler, à rassembler ses pensées.
-« Bon...
La Duchesse d'Amboise recevra un courrier, et nous attendrons le Baron, bien armée d'arguments et de clauses. »
-« Merci, votre Grâce... » Il y avait du sourire dans les mots de la touchante blonde. « Me permettez-vous de me retirer, ma chère Béatrice ? »
-« Oui, bien sûr... » Un sourire bon et franc, et l'envoi : « Qu'Aristote vous garde, Della. »
-« Qu'il vous protège, vous aussi. A très bientôt. »
Ainsi Della quitta la compagnie de sa suzeraine, à Chablis, dans l'hiver au froid mordant, et Béatrice resta devant son feu, à coudre et brasser, en son esprit, tout ce dont il faudrait parler au Baron de Seignelay. Cette affaire, malgré tout, sentait le fagot, et la Duchesse de Nevers ne voulait pas qu'on lui reprochât d'avoir entraîné sa vassale dans un hymen indigne.
La fin de la journée arriva... Béatrice ignorait encore que le lendemain même, Theognis Montereau ferait le premier pas de ce chapitre décisif.
*[Il faut s'imaginer une maison avec une cour intérieur, cour entourée d'une promenade couverte de voûtes. Au rez-de chaussée, les pièces sont desservies entre autres par la promenade du cloître. Pour les deux portes, il faut se figurer deux portes séparées d'un peu plus d'un mètre, formant entre les deux comme un sas, et s'ouvrant chacune dans un sens différent. On comprend mieux, forcément, pourquoi Della et la servante peuvent papoter sans être prises en flagrant délit par Béatrice !]
[RP écrit à 4 mains. Tout ce qui y est dit, y compris et surtout ce qui pourrait, venant à être su, avoir des conséquences judiciaires, reste bien sûr entre Della, Béatrice et les lecteurs de connivence.]
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