Anaon
*
L'horizon n'est qu'un mur liquide, teintée d'un gris qui éclabousse le paysage en gerbes glaciales et fracassantes. La pluie s'abat avec la lourdeur des pierres dans la cimes des arbres, faisant du bruissement des feuilles un bruit de tempête et des routes de terres un véritable marécage. On croirait progresser dans un épais brouillard... Il n'y a rien d'autre de discernable pour le regard que les éclaboussures boueuses que font les sabots du cheval dans les mares. Des branches abattues percent parfois la monotonie du paysage, entravant davantage la progression déjà délicate sur le tracé malmené. La guerre, le passage, les brigandages ont laissé dans la terre des cicatrices que l'on a pas rebouché, créant des excavations remplies de la pluie nouvelle et des eaux limoneuses charriées par les rivières en crue. Un véritable bourbier où il est difficile d'avancer. Ils se sont arrêtés...
A côté de la route martyrisée, une ruine esseulée tente vainement de faire tenir ses dernières fondations. Quelques vestiges de murs se dressent, fatigués, plantés dans le paysage tourmentés comme des vieillards qui, même debouts, demeurent marqués par l'usure et les affres du temps. De son affabilité d'autrefois, il ne reste à la ruine que quelques pierres imbriquées dont certaines s'élèvent encore suffisamment pour supporter ce qui semble être les restes du plancher d'un ancien grenier. L'avancée est étroite, les planches ont cédé à la pourriture et aux vers pour ne former qu'un abri qui ne fait pas même un mètre. C'est là qu'est l'Anaon, recroquevillée contre la peau minérale, serrée dans un manteau de cuir qui ne lui tient même pas chaud...
Le petit chiot bâtard s'est lové dans le berceau formé de ses jambes repliées et de son ventre et la monture tente de trouver piteusement un peu d'abri sous les chevrons écroulés et le châtaignier rachitique qui étend ses ramures amaigries. Elle avait voulu pousser jusqu'au prochain hameau pour trouver un refuge raisonnable, mais après plusieurs heures passées sans avoir aperçu le moindre toit potable, elle avait décidé de faire halte. Visgrade menaçait à chaque pas de s'écrouler dans les fondrières, les prairies bordant la route n'offraient pas meilleur appui. Les bosquets étaient trop serrés et dénudés et aucune chaumière n'avait pointé son nez de la ligne d'horizon pour leur offrir l'espoir d'un gîte. Il n'y avait rien eu, rien d'autre que cet amas de pierre qui formait pour l'heure leur seul et unique salut. Elle remonte le col de son manteau. Elle est frigorifiée. Le regard azuré se pose sur Fenrir qui cherche un peu de chaleur puis sur l'ibérique qu'elle a couvert de sa cape. Elle n'a pourtant que cela à leur offrir... Le froid en guise de couverture et l'errance pour seule toiture. Château-Gontier n'est plus. Bourgogne lui a depuis longtemps fermé ses portes. Il n'y a d'ailleurs, là-bas, plus de bras qui veuillent s'ouvrir pour la laisser s'y réfugier.
Le nez se tend au ciel. Elle espère que la pluie cessera.
L'attention retourne au paysage tramé. Sur le plat de ses cuisses, pincés entre ses doigts, elle tient un vélin fatigué et une mine de plomb. Elle n'ose pourtant lui offrir sa pleine concentration, gênée par l'absurdité des pensées qui l'habitent. Les orteils bougent, faisant couiner le cuir trempé de sa botte qui baigne dans la boue. A nouveau, elle se fige.
Le fracas de la pluie. Les soupirs las de sa monture.
Une main n'y tient plus. Les doigts se faufilent avec précaution par le col de son manteau jusqu'à s'immiscer dans une poche logée près du cur. Elle en extirpe un carré jaunit qu'elle garde au plus près d'elle pour le protéger de la pluie. Avec une infime délicatesse, elle défait le petit pli. Sur la peau fibreuse se dévoile un tracé, des lignes, des ombres. Le croquis d'un nourrisson sur lequel elle s'est abîmée les rétines. Son fils.... Le dessin avait été envoyé par une Rosalinde à laquelle elle n'avait jamais répondu et si la lettre avait trouvé les flammes, l'image, elle, n'avait jamais quitté la chaleur de son sein. Bien vite pourtant, elle replie le vélin de peur que l'humidité ne finisse de l'altérer et c'est à contre-coeur qu'elle le range à nouveau à l'abri de son regard.
Les doigts hésitent puis s'affirment alors sur sa mine de plomb et le regard s'abaisse sur la feuille vierge posée sur ses jambes. Qu'importe l'absurdité, elle a besoin de s'exprimer.... de se... libérer.
Citation:
Premier jour du mois de juin, An 1461
Tu as aujourd'hui quatre mois... Quatre mois, une semaine et quatre jours. Autant d'heures douloureuses qui t'ont tenu et te tiennent encore loin de moi. Depuis ce jour où tu es venu au monde, je n'ai pas eu l'heur de te rencontrer. Je ne connais pas ton rire et ne sais pas même la couleur de tes yeux... As-tu ceux de ton père? As-tu les miens? Ou encore, peut être, les perles grisées de ta grand-mère que j'ai déjà légué aux premiers fruits de mes entrailles... Je ne connais ton visage qu'à travers ce que j'imagine, dans ces pensées où l'espoir me nourrit une vision apaisante et réjouie te toi. Tu es heureux. Je ne peux le croire autrement ni ne le tolérer...
Bourgogne t'es douce je l'espère. Ici, sur les routes du Maine, le temps pleure pour mes yeux asséchés et c'est tous les déboires de mon cur qu'il trahit. Toi, tu es au chaud et bien au sec, j'en suis rassurée, mais si tu avais été là, ma vie n'aurait plus eu le goût des chemins et de l'usure. Pourtant, il me faudra encore vivre avec la boue avant de pourvoir, un jour, te retrouver.
Là-bas, en Bourgogne, ils t'appellent Amadeus. C'est un joli nom... Je n'ai rien à en redire, mais pour mon cur tu resteras toujours le "Très-beau". Tu ne connaîtras sans doute jamais ta véritable appellation, celle qui t'a été échu pour ton premier souffle de vie et celle qui restera l'unique à te définir. Sans doute ne parleras-tu jamais breton... Je ne sais si un jour je pourrais te l'apprendre. Tu dois d'or et déjà savoir, même si tu ne peux le comprendre, que je ne t'ai pas abandonné. Loin de moi cette aberration. Si je t'ai laissé partir loin de moi ce n'a été que pour ta sécurité. C'est difficile à admettre, je mène une drôle d'existence et n'ai pas beaucoup d'amis. Pour l'heure, ta vie sera plus douce si tu es tenu loin de moi... Un jour, tout ira mieux, nous n'aurons plus rien à craindre, je viendrais te chercher. Mais pour le moment, ne penses à rien de cela, non, dors sans peur, continue tes rêves dans ton couffin de lin blanc. Mais je te l'avoue... C'est une déchirure...
J'ai mal, de savoir que lorsque tu penses "Maman" ce n'est pas moi que tu attends.... que lorsque tu souris, ce n'est pas moi que tu contemples. C'est une autre qui t'aime et te cajole, qui te rassure quand tu pleures. C'est dans ses bras à elle que tu t'endors, elle habite tes pensées et tes rires... Tu ne connais que son odeur, tu n'as besoin que de ses yeux et mes bras à moi n'enlacent que du néant alors qu'ils devraient rencontrer la douceur de ton petit corps. Pour toi, je n'existe pas. Tu ne me penses plus comme tu le faisais lorsque tu étais au creux de moi. Tu ne me sais pas...
C'est elle que tu aimes...
Pourtant... Je te rêve et dans cette illusion que je tisse, je te tiens contre mon sein. Je t'offre tendresse et caresse et tu me souris. Nous vivons là où il ne pleut pas, là où le monde ne se résume qu'à toi et à moi. Avec moi tu es... heureux.
A toi, mon fils, désormais j'écrirais une lettre chaque semaine... Puisses-tu un jour savoir qu'elles existent...
-
A toi mon fils,
Tu as aujourd'hui quatre mois... Quatre mois, une semaine et quatre jours. Autant d'heures douloureuses qui t'ont tenu et te tiennent encore loin de moi. Depuis ce jour où tu es venu au monde, je n'ai pas eu l'heur de te rencontrer. Je ne connais pas ton rire et ne sais pas même la couleur de tes yeux... As-tu ceux de ton père? As-tu les miens? Ou encore, peut être, les perles grisées de ta grand-mère que j'ai déjà légué aux premiers fruits de mes entrailles... Je ne connais ton visage qu'à travers ce que j'imagine, dans ces pensées où l'espoir me nourrit une vision apaisante et réjouie te toi. Tu es heureux. Je ne peux le croire autrement ni ne le tolérer...
Bourgogne t'es douce je l'espère. Ici, sur les routes du Maine, le temps pleure pour mes yeux asséchés et c'est tous les déboires de mon cur qu'il trahit. Toi, tu es au chaud et bien au sec, j'en suis rassurée, mais si tu avais été là, ma vie n'aurait plus eu le goût des chemins et de l'usure. Pourtant, il me faudra encore vivre avec la boue avant de pourvoir, un jour, te retrouver.
Là-bas, en Bourgogne, ils t'appellent Amadeus. C'est un joli nom... Je n'ai rien à en redire, mais pour mon cur tu resteras toujours le "Très-beau". Tu ne connaîtras sans doute jamais ta véritable appellation, celle qui t'a été échu pour ton premier souffle de vie et celle qui restera l'unique à te définir. Sans doute ne parleras-tu jamais breton... Je ne sais si un jour je pourrais te l'apprendre. Tu dois d'or et déjà savoir, même si tu ne peux le comprendre, que je ne t'ai pas abandonné. Loin de moi cette aberration. Si je t'ai laissé partir loin de moi ce n'a été que pour ta sécurité. C'est difficile à admettre, je mène une drôle d'existence et n'ai pas beaucoup d'amis. Pour l'heure, ta vie sera plus douce si tu es tenu loin de moi... Un jour, tout ira mieux, nous n'aurons plus rien à craindre, je viendrais te chercher. Mais pour le moment, ne penses à rien de cela, non, dors sans peur, continue tes rêves dans ton couffin de lin blanc. Mais je te l'avoue... C'est une déchirure...
J'ai mal, de savoir que lorsque tu penses "Maman" ce n'est pas moi que tu attends.... que lorsque tu souris, ce n'est pas moi que tu contemples. C'est une autre qui t'aime et te cajole, qui te rassure quand tu pleures. C'est dans ses bras à elle que tu t'endors, elle habite tes pensées et tes rires... Tu ne connais que son odeur, tu n'as besoin que de ses yeux et mes bras à moi n'enlacent que du néant alors qu'ils devraient rencontrer la douceur de ton petit corps. Pour toi, je n'existe pas. Tu ne me penses plus comme tu le faisais lorsque tu étais au creux de moi. Tu ne me sais pas...
C'est elle que tu aimes...
Pourtant... Je te rêve et dans cette illusion que je tisse, je te tiens contre mon sein. Je t'offre tendresse et caresse et tu me souris. Nous vivons là où il ne pleut pas, là où le monde ne se résume qu'à toi et à moi. Avec moi tu es... heureux.
A toi, mon fils, désormais j'écrirais une lettre chaque semaine... Puisses-tu un jour savoir qu'elles existent...
- Je t'aime,
Mammig
Les doigts s'immobilisent au-dessus de la feuille... La poitrine se gonfle et se relâche dans un étrange soulagement. La pulpe des doigts frôlent doucement le vélin tavelé d'une écriture maladroite. Déjà le papier s'abîme de quelques gouttes de pluie qui s'y échouent malgré l'abri. Lentement, elle plie la lettre qui ne partira jamais. Elle la range près de son cur, scellant là le début d'un étrange rituel...
Les yeux se ferment. La main resserre son manteau. Elle repense ses mots, comme si au loin, un cur pouvait les entendre... Ça lui redonne un peu de chaleur.
Il pleut toujours.
Musique " Firefly Sanctuary", par Jalan Jalan
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Images originales: Charlie Bowater, Eve Ventrue - Proverbe Breton - Anaon dit Anaonne[Clik]