Lia,
Le sort a de ces ironies...
Il y a de cela un mois, à peu près, j'écrivais une lettre d'ici même à une amie de Nevers.
Me revoici à Saint-Martin et j'écris à nouveau une nouvelle lettre. C'est à toi que je parle, pourtant tu ne la liras sans doute pas : je ne sais où t'écrire ni où tu es allée.
Peu importe, je t'écris.
Comme il y a un mois, nous sommes venus vers Auch. Mais cette fois nous avons enfin pris les Papistes d'assaut. Par deux fois.
J'ai perdu mon bouclier la première et ce soir, lorsque l'attaque a été lancée un peu avant la tombée de la nuit, je me sentais léger et vulnérable. C'était mon porte-chance, celle qui me l'a fabriqué y avait peint une bougie.
Le coup l'a fendu en deux comme une coquille de noix, j'ai cru que mon bras se brisait mais non, c'était mon porte chance.
A peu de lieues des murs de la vieille cité qu'il faut reconquérir, les armées sont venues. La marée qui vient et reflue. Elle monte à l'assaut des rangs ennemis. On s'élance sous la pluie dure des flèches et des carreaux d'acier. Il faut tenter de prendre pied au bas de la colline pour s'emparer des hauteurs bien défendues. La lutte est sauvage, primaire, primordiale. Tuer ou mourir, hacher pour ne pas être abattu. Tout ce qui compte moins que l'absolu d'une vie, d'une image, d'un rêve, d'une promesse, tout ce qui compte moins est oublié. Le bras manie la hache et l'épée. On pare les coups, on tranche. On taille. On enrage, on survit à la mesure des cris qui vous arrachent la gorge.
La sueur ruisselle sur mon corps qui se refait fontaine. Elle coule en torrents entre mes omoplates. Elle colle à ma peau le tissu rêche de la chemise. Et la broigne qui me protège semble de cuir bouillant. Le soleil couchant cogne comme une hache. Mon épée brasse une grande fournaise.
J'avais un homme face à moi, puis un éclair d'acier. Le cri que j'ai poussé me brûle encore le torse. J'ai vu monter la pluie du sang.
J'étais en haut avec d'autres, nous avons charcuté.
Le cor sombre de la retraite a sonné.
J'ai paré un nouveau coup. Ma chance, mon bouclier brisé.
Avec les autres, j'ai reculé.
Je pissais bien le sang mais ce n'était pas le mien. C'était celui de Jean Rocher. Un homme de Montauban, je crois,. Nous avions un peu bu ensemble hier.
La flèche lui traversait la gorge et elle palpitait. J'ai cru qu'elle prenait vie en se couvrant de son sang.
Il m'est tombé dessus en gargouillant. Il a mis un quart d'heure à mourir, le Jean.
La nuit presque venue, je suis me suis extrait du tas de corps pas encore frais qui avaient chu autour de moi.
Adieu amis, soldats, feuilles mortes, épis bien mal fauchés.
J'ai laissé derrière moi un reste de charnier.
Il y avait des bras sans maître, des torses défoncés, des membres étrangement disloqués. A deux pas, un jeune gars gémissait. Je lui ai parlé mais il roulait des yeux aveugles en direction des cieux. Le ciel était un peu orange comme s'il avait trop fait l'amour.
Le gars souffrait comme un chien, pourtant seule la bave franchissait l'écume blême de ses lèvres. Ses jambes ne tremblaient plus.
Pour l'aider à passer, j'ai creusé dans son coeur le baiser d'une épée.
J'ai vu le sang monter contre ma lame comme une vague étrange et pourpre.
J'ai lu merci dans le regard soudain vitreux.
De rien l'ami, de rien....
A charge de revanche. Personne n'aime les agonies.
Je suis rentré au camp ou l'on soignait les blessés. Les hommes avaient le regard froid, l'une des armées qui devaient suivre s'était perdue en route.
Ses épées nous avaient bien manqué.
Certains parlent de trahison mais je sais que c'est la fatigue, l'inévitable rancoeur qui suit toujours les défaites.
J'ignore où tu t'es enfuie, rossignolle.
Je t'ai cherchée en vain.
Mais ce soir, je suis content que tu ne sois pas là : ce n'était pas une bien belle bataille.
A bientôt Sebelia,
Un jour peut-être, si on m'en donne la chance, je ferai d'autres mondes pour toi.
Saint-Martin, ce 20 juin 1461,
Etienne