Malgré tout, le prince arriva, sans croire un instant à la mort de Yolanda de Josselinière, qui eut été une trop heureuse nouvelle.
Charlemagne ne l'aime pas, la blonde aux rondeurs sucrées qu'il a le malheur de connaître depuis l'enfance. Mais elle est fille de Josselinière et de Penthièvre, et duchesse. Lors, parce qu'Aimbaud est aimé de l'Infant, en une façon singulière et chaste, et parce que le nom et le sang ne sauraient subir d'outrage sans que Castelmaure ne s'en mêle, l'Aiglon n'a pas compris le renoncement de son aînée de quelques ans.
La réclusion puis la roture ne conviennent pas à la fille d'un Tri-Duc, à la soeur d'un Marquis, à la favorite d'une reine. C'est une offense trop grande faite à l'ordre du monde, que de déroger à son rang. Une offense plus grande encore que la simple existence de miss-rose-bonbon. Alors, offense pour offense, et comme Dieu ne pardonne pas tant à ceux qui nous ont offensés, l'Infant entend faire justice, et sermonner, en bon curé.
Il s'approche. C'est une masure, à peine un châtelet, dans la campagne des environs de Chinon. Circonspect, le Prince s'arrête et quitte sa monture, attachée sans cérémonie à la barrière d'un champ sans grande beauté. Derrière lui, Jehan Fervac pour seule escorte. Le garde n'aurait pas quitté son maître. Jamais, et moins encore pour le voir s'enfoncer entre les ombres d'une forêt qui menait là. Une rivière, non loin, se faisait entendre. Bel écoulement des flots sur le flanc des rocs.
Le duc de Nevers entra. Il n'y avait là qu'une sorte de vieille femme, d'un âge où la différence entre les sexe n'est plus que grammaticale.
Il ne prêta pas attention très longtemps à cette apparition grotesque, qui s'accordait mieux au lieu que la borgne assise là. Charlemagne posa ses yeux bleu-marine sur le visage qu'il avait tant vu, à tant d'époques, et de tant de façons. Joviales, rieuses, rageuses, inquiètes, douces, aimantes, amères, bouffies, squelettiques, roses, rouges, percales, les joues de Yolanda avaient pris des milliers d'airs aux yeux du Prince. Il n'y avait jamais vu qu'une chose infecte et désagréable.
Ainsi, il la salua.
Ma pauvre Josselinière, vous êtes minable.
La créature d'un blond fané se tourna vers sa servante.
"Oh putain... Mais c'est quoi que vous avez pas compris quand j'ai dit que je voulais pas voir sa gueule.
Bonjour Votre Altesse."
Duchesse.
Avec nonchalance, l'Altesse alla s'affaler sur un fauteuil détraqué. Rude dans la voix, et sévère dans le port, il affichait un sourire goguenard, rare.
Vous n'avez pas répondu à mon courrier. J'en suis marri, car comme vous le devinez, je ne l'ai pas écrit avec la joie de correspondre avec vous m'enserrant les tripes.
Le courrier en question apprenait à la jeune femme qu'une terre, c'est tout ce qui compte, et qu'avoir remis la sienne à l'ennemi par lassitude était tout sauf convenable et respectable. Grosso modo.
Ladite jeune fille essaie de se redresser, grimace en relevant sa jambe en charpie.
"C'est que j'ai eu des obligations voyez-vous. Une armée à nourrir, des étendards à broder, une armée à prendre dans la raie. Un tas de trucs en somme. M'en voulez-vous plus que d'ordinaire ?"
L'Infante d'Anjou dodeline de la tête en attendant quelque réponse qu'elle sait d'avance désagréable.
Je ne sais. Vous en ai-je jamais voulu ? Encore eut-il fallu que je nourrisse quelques espoirs en vous, mais votre stupidité m'afflige, assurément. Ne songez-vous jamais qu'à vous, qu'à votre petite gloire lointaine et fanée ? Regardez l'horreur de votre face, et vous n'avez pas seize ans... Vous êtes plate, laide. Mais je ne suis pas venu pour vous faire la cour.
Je rentre à Nevers. Vous avez forcé votre frère à se battre pour vos erreurs, mais je n'ai plus la force de supporter pareille déchéance. Je venais dire adieu.
Éclatant de rire, elle grimaça derechef.
"Tout cela ? Tant de mots pour cela ?"
Vous avez donc promené votre petit cul ici pour me dire adieu ? Et vous prétendez ne pas m'aimer ? Allons, c'est un honneur bien trop grand pour l'horrible mégère que j'ai l'heur de représenter à vos yeux.
"Quand j'irai mieux, je pourrai m'en vanter. Charlemagne est venu me dire adieu. Quant à songer à moi, j'ai un temps songé à vous.
Un temps, et ce temps vous l'avez vous-même révolu."
Et ? Dois-je m'en affliger davantage ?
"Pensez donc, j'ai pensé tellement fort à vous que je vous ai préservé de l'union que vous me réclamiez.
Vous m'en devez une, voire deux.
Mais je ne suis pas égoïste, et je passe sur la dette de vie que vous me devez, et puisque je vous aime bien, je passe aussi sur celle de la moralité que nous avons tous trois."
A la vieille, elle siffla.
"Passez moi à boire, on crève ici."
Sur quoi, l'Aiglon seulement répondit.
Une dette à v... Auriez-vous l'outrecuidance de penser que... Non. Non. Décidément, c'est trop fort. Vous avez raison, Josselinière. Je n'ai rien à faire dans la demeure d'une vieille radasse décatie avant l'âge. Encore que la crasse ne soit pas condition rédhibitoire au mariage. Mais objectivement, vous n'avez plus aucune valeur pour personne. Pas même pour les morts.
"J'avais de la valeur pour votre mère.
Parlons peu, parlons bien. Je me suis toujours posée une question.
Avez-vous toujours eu une si mauvaise opinion d'elle pour croire qu'elle pouvait vous chérir moins qu'autrui ? Franc ne s'est jamais posé ces questions-là.. C'est étonnant.
Oh ! Une autre !"
Levant le doigt, et un zeste de sarcasme dans la voix, le duc renchérit.
Tutut. Une à la fois.
"Vous deviez drôlement vous faire chier pour venir me rejoindre pour me faire la morale, au lieu d'aller baguenauder dans la campagne avec quelques adorables puceaux.
Je vous manquais !"
Au sarcasme, à la légèreté du doigt qui avait fendu les airs, ce fut la lourdeur du poing qui succéda. Le Prince venait de resserrer le poing, et de le lancer dans le visage de la fille. Il l'avait frappée, le coeur serré. Puis il avait soupiré d'aise. Ce geste, il l'avait tant retenu. Tellement longtemps. Rêvé, même. Puis elle avait commis l'affront : l'accuser de sodomie.
"Humpf..."
Jamais plus, Yolanda, jamais plus.
Mais Yolanda se frotte la gueule et regarde ses doigts, hébétée pour constater qu'il y a du sang qui coule de son nez.
Lui, il continue, frénétique.
Quant à ma mère... elle nous vous aimait pas davantage que moi. Elle était dure et froide. Absente. La mort fut son occasion ultime de fuir : elle a fait le choix de ne pas revenir.
Ma mère, je n'en ai pas souvenance.
Il tremble alors, ses yeux vaguement embués. Il a oublié le public. La vieille, sans doute surprise du geste, stupéfaite de voir la conversation continuer, comme si rien n'avait troublé le flot des paroles.
"Tain.. Ca fait mal."
La jeune déchue jette un regard à la vieille, un haussement d'épaules aussi avant de chopper le drap sale pour appuyer sur son nez.
"J'aurai pu vous raconter votre mère. Mais vous ne m'avez jamais rien offert d'autre que le mépris. On n'attrape pas les mouches avec du vinaigre, et pas moins les radasses décaties avec des insultes.
Je crois bien que vous m'avez cassé le nez cette fois, hé !"
Une fois encore, il sentit ses oreilles geler.
Me raconter ma... Mais c'est la mienne, justement. Vous êtes une immonde petite ingrate, un déchet. Quels parents vous manquait-il ? Que vous... Et que peut vous faire mon. Mais. Mais non, non non non !
Sa jambe se mit à trembler.
Vous n'auriez jamais du savoir. J'ai été faible avec vous. Tout ce temps. Toujours... Je... Non. Non. J'aurais du vous faire taire. A la première parole, à la première révérence. Toujours...
"Oh, bast à la fin. Arrêtez-vous un peu ! Je préfère le mépris, vous ressemblez au gamin geignard qu'on a du faire sortir du Louvre. Je veux ! J'aurais .. Mais fermez un peu votre gueule Charlemagne et redescendez sur terre. Vous avez toujours eu ce que vous méritez voilà !
Et je pense que vous avez bien de la chance que vos parents soient morts finalement, si votre père pouvait voir le sodomite qu'il a engendré, je crois qu'il vous en décollerait deux avant de vous envoyer à votre chambre avec des jouets pour enfants pour vous calmer les nerfs.
En vérité, vous me saoulez."
Yolanda Isabel a un mal de chien à parler sans foutre du sang de son nez partout, et d'ailleurs, a un mal de chien tout court, parce qu'un nez pété, ça envoie un peu du pâté question souffrance.
Lui, il l'a écoutée, bouillant. Fi du stoïcisme. Pas placide pour un sou, la glace ayant fondu sur son coeur.
Je vais vous tuer... Je vais vous tuer. Je vais vous tuer.
Alors il s'approcha, ses mains blanches tendues vers le cou gras de la demoiselle de Molière. Il en saisit la peau. Il y fit des plis. Il serra le cou, et sentit battre la jugulaire. Dans son regard, il n'y avait plus que folie. LA vieille criait-elle, ou Jehan l'avait-il déjà assommée ? Il n'en savait rien. Lui, il était tout fait de haine. Enfouie depuis l'enfance, et voilà que venait la vengeance. Chaude plutôt que froide, et violente.
"Mais .. Vous êtes fouuuu !"
Il n'entendit rien.
Elle lâcha le drap qu'elle tenait pour essayer de le repousser, griffer ses mains ou quelque chose.
"Ai..ez moiiii."
La voix aussi tremblante que celle de la duchesse de Château-Gontier était étouffée, le prince répondit entre ses dents serrées.
Oh nooon, je n'ai jamais été aussi lucide. Jamais, jamais plus, Josselinière, jamais plus...
Et la seule étreinte qu'il ait jamais consenti à lui donner, il la serra plus fort encore.
Elle commence à avoir la vue qui se trouble, et venant d'une borgne, c'est encore plus contraignant, la voici qui happe l'air de son mieux, en essayant de lui griffer le visage en vain.
Lui bat des coudes, frénétique, pour parer les maigres coups, se fichant de la douleur comme d'une guigne.
Fou.
Et dites à mère que... AHAHAHAHAH ! Vous serez en Enfer, vous !
"Sal.. Grec.. Arghh.."
Ce furent les derniers mots de Yolanda de Josselinière. Classes, raffinés. Son visage vira du bleu au mauve, puis son oeil valide rejoignit le mort. Vide.
Elle esquissa une grimace navrée en expirant un dernier soupir. Ils auraient pourtant pu s'aimer.
La lâchant, et sans s'horrifier de son geste, il expira. Vivant. Il ne l'avait jamais été tant qu'en tuant. Une chaise vola, et la vieille avec, quelques dents molles frappant le sol en même temps que sa tempe sanglante. Le Prince fixa son amant.
Une duchesse déchue et dont les fiançailles ont été rompues, seule dans la campagne de Touraine, avec une vieille folle. Et si peu de sang. Trouve-moi une corde._________________