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[RP] Je t'en veux...

Serguei.novgorod
[Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ.
Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant,
Noir squelette laissant passer le crépuscule.
Dans l'ombre où l'on dirait que tout tremble et recule,
L'homme suivait des yeux les lueurs de la faulx.
Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux
Tombaient; elle changeait en désert Babylone,
Le trône en l'échafaud et l'échafaud en trône,
Les roses en fumier, les enfants en oiseaux,
L'or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux.
Et les femmes criaient : -- Rends-nous ce petit être.
Pour le faire mourir, pourquoi l'avoir fait naître? --
Ce n'était qu'un sanglot sur terre, en haut, en bas;
Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats;
Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre;
Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre
Un troupeau frissonnant qui dans l'ombre s'enfuit;
Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit.
Derrière elle, le front baigné de douces flammes,
Un ange souriant portait la gerbe d'âmes.]*




Le sourire qu’il lui a tendu s’est comme figé. A mesure des réactions d’Anaon, ces lèvres brûlantes du fiel qu’il avait distillé, notamment à l’égard de Judas, s’étaient comme givrées, peu à peu, pour en rester immobiles, étirées dans un sourire badin se voulant joyeux, mais sans vie. Ses yeux, oui, ses yeux seuls témoignaient de ce qu’il était désolé d’avoir mis le doigt entre l’arbre et l’écorce, d’avoir appuyé, justement, précisément là où la plaie était béante, sans jamais toutefois l’entrevoir.

Aux lueurs glanées de bougies et candélabres tsiganes, Sergueï se fait pantomime immobile. Sa large carcasse en ombre chinoise au pan de tissu tendu derrière eux ne se meut pas d’un pouce, et pourtant, en dedans, il crie sa rage d’avoir été assez idiot pour plonger Anaon dans un tel mutisme, soudain, quand elle n’était que douceur, que tendresse, et qu’empathie pour son sort d’imbécile. Un voile translucide semble les séparer un instant, et lui est incapable de bouger, le moins du monde, raide de gêne et de remords.

Sans le savoir, elle l’a plongé dans la tempête de tourments qui habitent ses nuits depuis qu’il sait Lyson pleine de vie. Il en a engendré des bâtards, au gré des routes, des chemins et des escales qui ont parsemé ses trajets de toutes sortes ; une kyrielle de petits blonds aux yeux clairs narguent peut-être de leur chevelure d’or et de leur morgue de sourire un père rembruni, au regard soupçonneux et à la chevelure ébène ; prennent d’assaut leurs petits camarades de jeu, courent et virent, puissants et beaux comme des dieux. Il les imagine parfois, ces angelots aux traits harmonieux, éclabousser aux lavoirs leurs lavandières de mères, ou bien cueillir quelque fleur lors d’une transhumance, si celle-ci est bergère. Jouer à battre les draps, quand leur génitrice de servante refait le lit d’un comte ou d’un Duc, après avoir partagé le sien avec le Prince de Novgorod. Peut-être même que l’un de ses petits non-héritiers est assez âgé maintenant pour avoir mis son corps au service de tel ou tel boucher de comté ou duché qui s’enorgueillit de compter en ses rangs « ce bel uniforme, oh ce beau lieutenant, différent des hommes d’ici, blond et grand, le sourire éclatant d’un prince charmant… »**. Oui, peut-être. Peut-être.

Naguère, il n’en était pas une qui n’admirât son port de tête altier, la qualité de sa chemise de bonne facture, ou bien de son gilet de peau, sans manche ; cette sorte d’uniforme qu’il portait toujours, quand il ne préférait pas le simple habit de sa peau musculeuse, comme il en serait le cas lorsqu’il se serait installé, quelques mois plus tard, à s’occuper de redresser des barrières, à s’occuper de son bétail, à travailler le bois d’un berceau ou d’une couche qu’il aura lui-même fabriqués, le cuir de sa peau rougissant et cuisant à un soleil brûlant, caressant de ses rayons chaleureux les creux et vallées sculptées de son torse musculeux. Il n’en était pas une qu’il eut méprisé, après ces étreintes fugaces d’une nuit ou de quelques, lors d’un arrêt plus important. Jamais. Jamais n’avait-il quitté une petite, dans l’ombre encore persistante d’une aurore naissante, disparaissant comme il était apparu. Il avait le respect des corps offerts, davantage que celui des corps pris, contre le gré de leurs propriétaires, par lacération, j’entends. Une fois, une seule, avait-il pris un corps de force autrement que par sa lame d’acier, celle de chair meurtrissant et avilissant une enveloppe charnelle non consentante. Un autre temps, un autre instant. Révolu, comme il n’aurait jamais dû avoir lieu.

Il a même presqu’adopté un gamin, par delà les frontières, jusqu’au Sud des royaumes. Lors d’un séjour à côté d’Uzès, il est entré en taverne, maussade, furieux après l’une de ses comparses de l’époque, et le gosse, loin d’être impressionné, lui a affirmé qu’il pourrait le vaincre, tout fort qu’il était. Quand Sergueï a demandé à l’enfant comment une telle chose serait possible, celui-ci l’a enjoint de poser un genou à terre. Lors que le Slave s’exécutait, curieux, le gamin lui sautait au cou, et baisait sa joue de ses lèvres délicates. Transpercé jusqu’aux tréfonds de l’âme et du cœur, le colosse s’était aussitôt vu enchaîné des fers de la tendresse envers ce têtard, qui, même s’il n’en avait pas conscience, avait suscité la protection du Russe depuis lors. Ainsi, Sergueï prenait régulièrement des nouvelles du mouflet, par lui-même ou par d’autres, lui écrivait, envoyait écus ou jouets, joignait parfois à sa veuve de mère une petite somme rondelette ou un bijou à revendre, bref… Vaincu, il l’avait été, et l’était toujours. Prémices de sentiments paternels, ces attentions n’étaient rien en comparaison à la promotion que son statut allait acquérir sous peu. De géniteur à protecteur, Sergueï deviendrait Père, enfin.

Père.

L’image du sien apparaît, fugace, à son esprit. Brutal, violent, sadique, tortionnaire. Un faiseur de dureté plutôt qu’un éducateur. Un formateur ès barbarie, voilà ce qu’il avait été, ce Paternel. L’horreur en héritage, et Sergueï en avait fait profiter l’usufruit à chacun des croisés quittés un peu moins entiers qu’à son arrivée. Il avait distillé ses apprentissages, jusqu’à en devenir artiste, au cirque des combats impurs. Un virtuose funeste, funambule aux veines coupées, jongleur de lames, auguste de la mort. Un saltimbanque du trépas, un voltigeur, de grâce en souplesse. Un artiste. Un triste artiste, dorénavant, au spectacle de ses échecs successifs. La vie avait fini par lever son pouce à son endroit. La grâce. Le pardon. Le repentir. La faucheuse, elle, avait tiré sa révérence, en respect devant l’un de ses pourvoyeurs les plus talentueux, et s’en était allée, à reculons, jusqu’à la prochaine rencontre, plus définitive. Plus tardive, on l’espère. Lui n’est pas de ceux qui courent à sa rencontre, pour l’étreindre de bras désespérés, dépités. Lui fait ce qu’il peut pour l’éviter, jusque là, sans peur toutefois, car il sait qu’elle reviendra danser, avec lui cette fois. Un dernier tour de danse, un dernier spectacle, un dernier tour et puis s’en vont.

Ses terreurs nocturnes sont davantage tournées vers l’enfant à naître, vers sa mère. Il sait que lors des naissances, les pères sont impuissants, et il n’a jamais été confronté à cette sensation de ne pouvoir rien faire pour aider face à la douleur. D’abord, et en premier lieu, parce que généralement, c’était lui, la cause de la peine physique… Ensuite, parce qu’il a toujours fui, dès lors que l’une ou l’autre lui annonçait être grosse, si jamais il était resté assez longtemps pour l’apprendre. Enfin, parce qu’avant Lyson, il ne s’en souciait pas, tout simplement. Il avait commencé à s’inquiéter pour les femmes enceintes et pour leur sort dès lors qu’il avait fait la connaissance d’Anaon, ronde de vie, si pleine de grâce lorsqu’elle subissait le joug d’un tyran amoureux, ou celui de l’amour du tyran, à bien y réfléchir. Il avait alors découvert ce qu’étaient l’inquiétude et le tourment face au sort d’une femme en passe de devenir Mère, lui qui n’avait jamais considéré les femmes que comme des « filles », avant cela. Anaon enceinte, elle portait l’enfançon à venir comme une force, pas comme un fardeau. Jamais ne l’avait-il entendue se plaindre ou maugréer suite au poids de sa charge à ses reins ou son corps déformé par la vie l’habitant, jamais. Preuve que Sergueï était un homme à gosses, il était devenu « époux » factice précisément à ce moment-là. A ce jeu de rôles, la paternité s’était ajoutée, plus vraiment comme un jeu mais comme éventualité, et, il fallait bien l’avouer, comme opportunité réelle. Il l’avait même répondu à cette gamine dont l’Anaonne était affublée ; oui, il aurait assumé cet enfant comme s’il eut été le sien. De toutes ses paternités supposées, il était depuis un instant confronté à la première perte. Comme s’il eut été le sien. S’il ressent de la peine, c’est également égoïste ; c’est une idée qui s’en va, cette enfant parti, ce gamin-là.


Le moment est solennel, et si elle se sent seule de tristesse, celle-ci trouve un écho au cœur slave. C’est un peu son gosse qui s’est éteint au giron anaon. Et cette douleur là, qu’il ressent, déplacée, malvenue peut-être, fait résonnance à sa peur de perdre l’enfant que Lyson porte, et laisse croître en son ventre rond. Perdre l’enfant, le voir s’éteindre. Un enfant mort, c’est l’avenir qui s’éteint, c’est la vie qui s’achève, quand le couperet tombe. Quelle avancée, après ? Quel chemin, quand la route s’est éteinte, sans repère ? Quel avenir, dis ? Quand sous le ciel des possibles, les étoiles forment un lit à la veillée funèbre ? On met en terre les gosses, et alors, qu’est-ce qu’il advient ? Ces bêchées, c’est cette poussière dans la gorge, qui la pique sans arrêt, qui l’irrite, qui éteint la mer des larmes aux digues des paupières, trop amères pour être versées. C’est la fin, quand l’avenir n’est plus. Quel Dieu, alors, crois-tu ? Quel Très-Haut peut-il tomber si bas qu’il fait dire à un père sur la tombe de sa fille, main à la froide pierre « sens-tu que je suis là ? »***. Foutaises que le Destin ; l’amertume est tragique, et le spectacle antique des mères nourricières, la pire des comédies. Masques de peine et lits sous la terre, voilà ce que c’est vivre. Vivre, c’est comprendre être mort, bien avant que ça n’arrive.

Pauvre gosse. Pauvre d’Elle.

Ses pensées ont dû s’enchaîner en quelques secondes, tandis que son teint virait de porcelaine à livide, sans qu’il n’y puisse rien. Elle a pongé les yeux au sol, comme si elle regardait une tombe invisible, comme si elle mirait sur le sable, la boîte dans laquelle son enfant repose alors. Il est allé trop loin, sans le savoir. Il s’en veut et se conjure, en dedans, de trouver une solution, d’effacer d’un seul coup sa méprise et les maux féminins, où il l’a lui-même replongée à l’instant, comme s’il l’eut jetée dans un abyme sans fond, le pense-t-il. Et comme il ne peut se mouvoir, c’est elle qui rompt le manque de gestes, c’est elle qui pourfend le rideau translucide qui fait office de paroi entre eux, depuis LA révélation de la mort du petit.

Elle saisit sa large main, d’une main tendre mais sûre, dans laquelle il devine l’adage bien connu ; une main de fer dans un gant de velours. Cette paume là doit être sûre, habile, dans tout ce qu’elle fait, et la sensation de ce potentiel sous cette peau si douce le surprend ; le sidère. Il la laisse faire, enserrer son poignet d’un écrin de douceur ; lui se sent bête puissante maîtrisée par plus petite créature, plus belle aussi. La Belle et la Bête. C’était déjà le cas au premier soir de leur relation. Il tressaille comme elle tremble ; il se retrouve un peu malhabile, comme il lui laisse toute latitude sur cette manche qu’elle relève pour faire disparaître le sang qui la macule. Elle a plus de talent que lui, pour effacer les stigmates, que ce soit ceux du forfait passé de Sergueï que ceux de son propre visage et de son propre cœur. Mis à part son teint pale, rien ne reste de ce qu’elle a montré ; ses tremblements répondent aux tressaillements des mains masculines, et il l’écoute poursuivre. Et ce qui le choque à l’instant T, c’est la façon dont elle agit, en protectrice, en douce moralisatrice, en… en mère à son égard.

Elle s’adresse à lui comme une mère parlerait à son garçon, et le gronderait de s’être battu avec un camarade de jeux ; comme une mère tenterait de raisonner son garçon, après une énième bêtise, comme une mère… qu’elle n’est pas. Et il le regrette. Elle a raison, quand elle lui explique que son attitude est vaine, qu’elle ne changera rien, qu’elle n’aura de poids ni sur son passé ni sur son avenir. Sa sœur valait-elle ce fardeau ? Cette question reste en suspends, quand lui, ne s’en préoccupe plus, et ne songe qu’à cette femme qu’il a en face de lui, quia posé ses mains sur son poignet, et qui souffre le martyr par sa faute. Cette entrevue aurait pu être cordiale, amicale, superficielle ; elle s’est muée en quelque chose de plus profond, d’intime, aussi intime que cette main libre, chaude, qu’il pose sur le dos de la sienne, mal assurée. Tant de pudeur dans le geste, pour compléter ce qui suit, ce murmure, rare dans sa bouche, chuchoté à son oreille:


- Je suis désolé. Je suis là. Je suis là, maintenant. Que puis-je pour toi ? Que puis-je pour arranger cela ? Que puis-je pour te faire oublier le tourment, là ?

D’ailleurs, fait tout aussi exceptionnel, mais qu’il entreprend là comme un geste naturel, il relève le visage, dans l’intention de déposer ses lèvres à son front, se voulant aussi tendre et apaisant qu’elle a su l’être à son égard.

Le môme de tout à l’heure revient auprès d’eux, et, avec lui, plusieurs femmes. L’heure est à la danse, à l’exutoire, et les deux sont conviés par leurs hôtes, à partager une danse mauresque**** improvisée. Aux premières notes de musiques, le Slave force un sourire bienveillant, comme il plonge ses perles gris bleu aux azurites Anaonnes, et ôte sa main des siennes, pour lui présenter sa paume, et l’inviter à le rejoindre.


- A moi de te surprendre, ma femme.

Taquin, il ose un clin d’œil, bien décidé à l’aider à évincer, quelques instants du moins, ce qu’elle ressent de douleur. Danser, c’est converser en silence, c’est tout dire avec des gestes. Danser, au moment présent, c’est choisir, pour un instant, où nous mènent nos pas. Et tout ce dont ils ont besoin, ces deux-là, c’est d’ailleurs. Et si elle ne veut pas danser, eh bien... Qu'on délie les langues pour un ballet parlé.



*Victor Hugo, Mors, poème intégral.
**Tournent les violons, JJG, allusion.
***Victor Hugo, A Villequier, allusion.
****Danses mauresques : danses lascives utilisées au Moyen-Age, très florissantes en Espagne après l’invasion maure du 7ème siècle, et par la suite très favorisées par le Sultan de Constantinople Soliman et son Vizir Ibrahim. Celles-ci se sont diffusées largement auprès du peuple entre 800 et 1500, notamment chez les tsiganes, et restèrent si profondément ancrées dans la culture populaire qu’on en retrouve les stigmates dans les fandangos et les cachuchas de Séville et de Grenade.

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Anaon

    Elle contemple ses doigts liés sur le poignet. Ses mains si petites et si fines à côté de la paume du géant. Et cette autre qui vient se poser en coupole sur les siennes, protectrice. Depuis combien de temps n'a-t-elle pas ressenti ce sentiment ? Protection... C'est tout un monde qui passe à la vision de ce simple petit geste. Elle se souvient des mains de son fiancé... Son véritable fiancé. Oh, elles étaient bien plus petites oui, mais elles dégageaient cette pareille vigueur nimbées de douceur. Nervurées de force et pourtant capable de louvoyer comme un soupir. Que se serait-il passé, si elle avait toujours eu un homme dans sa vie ? Un homme pour s'acquitter de sa protection, un homme pour porter ses armes, pour porter son âme. Ce n'est pas une vie de femme, non, de courir après les contrats. Ce n'est pas digne d'une femme d'avoir plus de sang sur les mains qu'elle n'en a dans les veines. Ce n'est pas à une femme de hisser le drapeau sur un champ de bataille. Elle doit épanouir la vie que l'homme se ploie à protéger.

    "Je suis là..." Un frisson lui nappe les flancs. Si tu avais été là bien avant, Sergueï, que serions-nous aujourd'hui ? Et si tu avais été là, le jour où celui qui se prétend amoureux me l'a pris ? Je suis convaincue d'avoir fait le meilleur choix pour mon fils. Mais avec toi dans la balance, y aurait-il eu une différence ?

    Si tu avais été là bien avant...

    J'ai manqué... j'ai souffert, même, sans jamais le montrer, au grand dam jamais, de l'absente présence d'un homme. D'un époux. D'un père pour mes enfants. Quand il n'y a pas d'homme, la femme se doit d'assumer les deux rôles. Jusqu'à-ce qu'enfin, il arrive dans sa vie pour accomplir sa part de devoir... Voilà ce que mon père m'a toujours appris. Être fière et guerrière comme nos mères antiques, parce que j'ai le sang des Celtes... Être fidèle à mon devoir et savoir me faire mère et épouse quand mon jour arrivera... mais j'ai été si peu mère... je n'ai jamais été épouse. Je suis homme depuis bien trop longtemps...

    Femme amputée.

    Aux lèvres qui s'approchent, au sentir du souffle sur son front, la sicaire ferme les yeux. Les doigts se recroquevillent comme de petites bêtes craintives dans le cocon de la grande patte. Un souffle qui s'apaise. Et l'envie soudaine et indécente de vouloir nicher son front dans le large cou blanc. Pudeur la tient immobile, puis l'appel de la troupe coupe le moindre prémisse.

    L'attention de la mercenaire se porte sur le bambin et les femmes aux jupons multicolores qui bruissent de breloques à chacun de leurs gestes. Des mains se tendent avec des sourires qui parlent une langue inconnue, où percent parfois quelques maladroits mots de français. L'oreille se tend alors, curieuse, pour noter le changement d'atmosphère. Il y a désormais des formes déliées qui dansent devant les flammes. Intriguée, les azurites reviennent à Sergueï quand il ôte sa main de la sienne pour y voir naître son sourire.

    "- A moi de te surprendre, ma femme."

    Immobiles paupières. Prunelles tout aussi fixes... Un instant de latence avant que le regard ne se pose sur la paume présentée. Danser... Elle aime danser, oui. Elle a toujours aimé. Un frêle sourire se dessine sur ses lèvres, brisant un instant la douleur muette qui s'est cachée dans ses traits. Oui... Elle sait danser... Les ballets de cour, les bals populaires, les pavanes, les gaillardes, les pas des précieux et les danses ventres à ventres qui font rougir de gène les douairières de Bretagne. Mais pas les danses gitanes. Pourtant, ce n'est pas cela qui l'arrête.

    Douceur au visage qui se veut Reconnaissance, la main s'accorde et accorde en se plongeant dans celle du Slave. Flasque d'alcool et le gilet prêté sont posés à ses côtés. D'accord, alors, j'irais où tu iras, même si je ne sais pas trop c'que çà donnera. Le sourire se tire un peu plus, amusé par l'inattendue de la situation. Regard à Sergueï.

    Dis-mois, il aurait ressemblé à quoi, mon fils, s'il avait été de toi ?

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       | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Serguei.novgorod
Les destins masculins et féminins ont cela de semblable que l’on ne les suit jamais, tous tracés qu’ils soient. Dieu a fait les hommes pour qu’ils affrontent leur imperfection, quotidiennement. C’est ainsi que les femmes livrent des combats bien plus durs que ceux de mille armées, jour après jour, et que l’homme pleure comme une mère sur le tombeau d’un enfant. Puisque Dieu l’a voulu, dans cette ronde de perfectible, soyons donc les pantins tous livrés à son jeu, à son joug. D’une force certaine, le Slave a toujours préféré jouer d’un charme funeste, dès lors qu’il a pu jouer de préférence, pour amener une cible à se fendre à ses désirs ; musculeux et affuté, il se fait alcôve raide et fragile, quand une femme pose dans ses bras un enfant, où quand il songe que bientôt, il en aura un de lui. De sa chair, de son sang, pas comme tous ces petits que d’aucunes affirment être de lui, jusqu’à avoir la folie de nier d’abord farouchement, puis de reconnaître, presque religieusement, l’enfant comme faisant partie du cercle. Un ange blond dont on aura par la même ôté, toute allusion à son origine paternelle, pour quasiment le présenter comme fils de Marie, fils de mère seulement, ô l’improbable bénédiction du ciel, immaculée conception aux entrailles jusque là taries de vie.

S’il y faisait l’allusion de vive voix, c’est indéniablement au rejeton de Carensa qu’il ferait allusion, sans avoir conscience qu’un autre de ses lardons croît à l’Ouest, autant que lui, vient de l’Est, originaire qu’il est de ce pays si lointain mais si proche pourtant. Une petite qui se targuerait de tout savoir, tout connaître sur sa mère, via la lecture de carnets, quand on sait que ladite mère, irréfutable petite paranoïaque, ne gardait rien d’écrit, si ce n’est d’interminables carnets de statistiques et de listes de noms des gens qu’elle avait croisés, pour avoir toujours en tête d’être une garce, ou une petite mijaurée, devant le visage d’un qui ne se souvenait sûrement pas, lui, l’avoir croisée jusqu’à des mois plus tôt. A celle petite il pourrait, s’il savait, rire au nez, et lui dire, peut-être en ne dévoilant pas son identité : « N’oublie pas ce petit détail : tu lui ressembles, plus qu’il te semble ; le sang, les années t’ont façonnée… Tu lui ressembles, la même langue, tu ne pourras pas tout effacer, où que tu ailles. C’est bien ta mère ce stress, ces manies que tu détestes, sa petitesse, cette angoisse de vieillir. Plus rien que tu n’aimes en elle, le mépris, presque la haine. Mais… Tu lui ressembles. Va-t-en mais n’oublie pas même si ça me gêne, même en fuyant, même en vivant tous les contraires, ta démarches, ces mots, ce même caractère, ce regard troublant surpris dans un miroir… Tu lui ressembles. Où que tu ailles. Tu lui ressembles, Nikita. »*.

Etre enfant, c’est être moitié l’un, moitié l’autre, c’est ainsi. Etre fille de Sergueï, puisqu’il a su, bien plus tard, sans le dire à sa sœur, par un ancien serviteur croisé, qui est né de son union charnelle sororale précoce, ça suppose avoir quelques tares paternelles. Son arrivée en France avait aussitôt été remarquée, et une certaine confiance pour ce petit être en devenir, distillée, de loin, de près. Ah ! Les femmes de la famille ont toujours été aussi inconstantes que volubiles et le frère aîné, quoiqu’il se targue de ne rien avoir à faire des secrets d’alcôves féminines, l’eunuque gardien des simagrées sororales, petit chaton se voulant tigre, comme un insecte se rêve dragon. D’ailleurs, leurs similarités d’attitude aurait presque fait supposer à quiconque les croisait, qu’un même cerveau les animait. Curieuse impression.

Au panel de ces enfants ni désirés ni assumés, nés d’une - à n’en point douter – incertitude subite quant à l’origine paternelle, demeurent quelques exceptions, l’une d’elles étant cet enfant qui croissait au giron anaon lorsqu’il l’a rencontrée. Ce tout petit monde, fragile au creux de nos mains, balançant ses secondes entre tellement et rien, de querelles anodines et petits trésors de moments, parfois, et partout la même histoire de pouvoir à partager, et si peu de mémoire du sang, des larmes versés, au sein d’un Anjou déchiré par les combats** et les disputes intestines nourries des logorrhées vaines de petits égos surdimensionnés.

Il s’était pris à imaginer être le père de cet enfant qu’elle portait, au fur et à mesure que les esprits s’entendaient, que les sourires s’accordaient, chacun à la mesure de l’autre. Elle ne s’est jamais arrêtée à ce qu’il dégageait de provocation envers ces autres qu’il méprisait ; lui avait toujours dépassé ce faux sourire que les joues féminines arboraient. Parce qu’il ne le voyait pas, trop occupé à deviner celui qui, plus rare, parait ses lèvres si d’aventure elle ressentait quelque joie ou amusement. Ce léger rire, cristallin, qui s’échappait des mêmes lippes, avec une pareille parcimonie, était une quête bien trop précieuse pour que l’on s’attarde à ces marques aussi rosacées qu’anciennes.

En fait de cicatrice, celle de la mémoire, sans doute, sera la plus vivace, la plus brûlante, la plus cuisante. Douloureux abîme, l’imagine-t-il, que celui du songe d’avoir donné la vie pour qu’elle s’éteigne aussitôt, à l’instar des aspirations maternelles, sitôt avortées qu’elles aient vu le jour. Deuil irréparable, la perte d’un enfant doit être, Sergueï pense-t-il silencieusement, la pire des épreuves et la plus marquante aussi. Que dire alors de cette demie lune de lippes qu’Anaon offre à voir, quand les nimbes qui l’entourent doivent être bien obscures ; sombres douleurs invisibles à quiconque s’obstinerait à seulement voir, sans regarder ?

Voilà qu’il se surprend lui-même à porter le deuil d’un enfançon qu’il n’a même jamais vu, ainsi que celui d’un ventre tombeau dont sa paume n’a jamais épousé la courbe. Il a tant de fois rêvé, naguère, incarner le père de ce petit né d’un autre. Il l’a tant de fois visualisé, à l’aube d’une nuit sans sommeil, son image flottant devant lui, tanguant au gré de quelque rayon pale distillé par la lune à sa chambrée. Un petit gavroche au sourire moqueur, boursouflé d’une morgue attendrissante, bombé d’un ego certain et pourtant si fragile, si petit, tout petit. Leur tout petit, marchant à peine, puis courant à l’herbe d’une petite propriété sans prétention mais la leur. Sédentaires enfin, sans plus aucune échappatoire à trouver sur les chemins, sans plus aucune fuite qu’ils auraient appelée ‘aventure », pour ne pas mourir de désespoir. Poser enfin ses bagages, sans plus devoir courir et quitter, parce que partir le premier, c’est n’être pas abandonné, délaissé, oublié. Oui, une bicoque aux allures d’île, de port, pour ces naufragés de la vie qu’ils étaient à leur rencontre. Coques creuses ballotéEs par ces flots de combats angevins, essuyant chaque jour la tempête courroucée du dédain de celui ou celle qui avait alors l’importance d’un attachement, ils s’étaient reconnus, sans doute sans l’affirmer, avaient su chacun lire en l’autre la même détresse les animant. Elle avait, chaque fois qu’elle était assise dans un fauteuil en taverne, les yeux mobiles mais le corps ancré à l’endroit où elle se trouvait. Tout en elle criait sa volonté de partir, de voguer à d’autres horizons, où tout ne serait que paix, enfin. L’océan de ses yeux charriait mille rêves éteints, mille aspirations déçues, mille tourmentes. Ces déferlantes de déception qui les avait tous deux frappés n’avaient que renforcé ce lien indicible qui les avait alors joint l’un à l’autre, et les yeux de Sergueï semblaient crier, chaque fois qu’ils se posaient à elle : « Viens, âme vagabonde, frêle esquif en proie à la vague battante de la douleur. Je sens ta peine, je la vis, je la comprends, je la ressens, pareille de tourmente. Je suis aussi trempé que toi par la pluie du mépris, je subis comme toi cet orage de colère, en dedans. Oh combien de marins, combien de capitaines***, Anaon, nous auront perdu, dans leurs courses lointaines, portés par d’autres, suivant d’autres cours que les nôtres? Combien de siècles avons-nous attendu leur retour, leur regard ; un geste, simplement ? Combien de déceptions, de pardons, de trahisons encore ? Combien de déroutes sur nos trajets ? Combien de faux équipages, d’alliances malavisées de ce cœur imbécile qui refuse de battre à bon escient ? Combien de temps, encore, à souffrir mille maux, sans rien en dire, jamais ? »

Il eut pu être la plage paisible de son repos, enfin. Il eut pu incarner ces terres où enfin et pour jamais, elle se serait installée, rassurée et aimée, sereine. Et ce petit-là, qui aurait rempli de rires et de sourires chaleureux leurs âmes trop vides d’avoir jusque là manqué de lui, lançant à la cantonade ces éclats de voix les ravissant, pour la moindre petite broutille ! Oh, l’angelot adoré ! Le Slave aurait rampé pour ce petit si vite envolé. Il l’aurait chéri, béni, protégé, choyé. Il aurait reconnu, dans la chevelure blonde que l’enfant aurait laissé flotter au vent, l’origine du sang coulant en ses veines. Au bleu profond de ses yeux, cette autre part de lui, venue de sa mère. Il aurait incarné cette rencontre de l’Est et de l’Ouest, flamboyant petit Hélios sur son char solaire. Il aurait été tous leurs horizons, toutes leurs terres, tous leurs repères. L’unique point cardinal d’une religion toute vouée à lui, à son adoration. Il aurait uni ces opposés si semblables, ces pareilles dichotomies qui les animaient et les mouvaient. Il aurait été Tout, simplement.


Mais Judas était là, ombre vautour planant au dessus d’eux, veillant sur le désert aride qu’il nourrissait, paradoxalement, de toute son indifférence.


Dès qu’il apparaissait, des chaînes semblaient se nouer aux poignets anaons, et contraindre celle-ci à une affliction telle que les mots n’étaient plus prononcés ; fânée, la jolie couleur parant les joues de la brune bretonne semblait la quitter, comme la vie qui l’aurait animée jusque là, dans ces parenthèses que le Slave et elles partageaient, jusqu’à faire de quelques secondes un siècle de havre. Et il l’avait haï, cet homme qu’il ne connaissait pas mais qu’il avait reconnu comme l’autre, celui qui avait tous les droits sur un trésor dont il ne paraissait pas connaître ni la valeur, ni l’abnégation, ni l’asservissement total à tout ce qu’il était, ou incarnait. Qu’avait-il semé au giron Anaon, pousse de lui, que le ciel avait fait périr, pour ne pas risquer de lui ressembler ? Transporté de haine, Sergueï n’aurait pourtant pas relégué l’enfant au statut de bâtard du méprisé ; il n’aurait jamais pu nourrir de courroux envers le petit être, fut-il la graine pourrie d’un homme méprisable.


Et la germe était gerbe, à présent.


Pourquoi, alors, ne pas s’en réjouir ? Par ce sentiment si particulier, et si rare, qui couvait au poitrail slave, ce petit je-ne-sais-quoi qui faisait qu’elle était elle, qu’il était lui, et que leur histoire était indéfinissable. Il était là, à présent, ainsi qu’il n’aurait pas dû cesser de l’être ; l’autre était loin, et c’était pour le mieux. Enfin, elle semblait débarrassée de cette aura morbide qu’il s’acharnait à porter sur elle, du moins Sergueï l’espérait-il. Ce soir, en tout cas, il n’aurait pas l’influence qu’il avait eue jusqu’alors.

L’heure était à la danse, puisqu’elle avait répondu à son invitation, en posant sa petite main dans la large paume. Alors que la jeune femme dépose son gilet et la flasque à son côté, lui, sans se départir de sa main, tend l’autre vers une femme toute proche. Entre les doigts masculins se loge une pièce, avant que son index ne désigne le bracelet à breloques qui tinte au poignet gitan. Rapidement, l’échange est fait, petit commerce de bons sentiments. Le bijou, d’une facture sans doute modique mais ludique de sonorités, a changé de propriétaire comme il a changé de main. Gentiment, sans s’imposer, l’ornement fin est proposé, d’une paume présentée en offrande, à sa cavalière, à qui il sourit.


- On n’a jamais vu de gitane se laisser voir mouvoir sans s’annoncer d’un tintement clair, une vieille amie me l’a appris. La discrétion revêt d’autres desseins que ceux qui nous animent.

Comme elle a planté ses yeux dans les siens, il se sent soudain très gauche, debout, raide, la musique battant pas si loin d’eux, mais sans qu’encore la conscience du bruit ne vienne gêner le Russe, qui se complait dans cette petite bulle qu’ils ont formé ce soir. Les gens du voyage accueillent ces perdus-là qu’ils sont et pourtant, cet ailleurs-ci ressemble à un foyer.

Il est bon danseur, normalement. Mais ces pas là, il ne les connaît pas, et les deux fossettes gênées qui se creusent à ses joues témoignent de son embarras. Bientôt, il se penche suffisamment pour approcher l’oreille d’Anaon, et y confier :


- J’ai peut-être "un peu" fanfaronné. Il va falloir m’aider, sur ce coup-là. D’abord, en acceptant le présent, ensuite, en me guidant. Ce soir, c’est toi, c’est moi. Tes yeux, ton visage, et ta main dans ma main. Et nos pas sur le même chemin****. Je te suis.

Après un instant d’hésitation, il choisit finalement de ne pas poser la question qui l’a pris depuis plusieurs minutes. Le prénom… Quel prénom pour ce petit être là qui n’est plus ? Judas ? Non. Non, pas cela, non. Vraiment, aux tares paternelles, quel titre funeste l’œuvre aura-t-elle porté ? Cela étant, qu’est-ce qu’un nom ? Ce qu’on appelle rose, sous un autre vocable, aurait même parfum*****. Oui, mais… Comment l’aura-t-elle prénommé ? L’idée le taraude, tout-de-même. Peut-être osera-t-il le lui demander plus tard. Souviens-toi, Anaon, cet Anjou qui nous aura fait nous lier. Nos rires étaient rires et nos peines étaient peines, chacun touchant l’autre en écho****. Cette fois ne fera pas exception.

Quel prénom, encore ? L’idée ne le quitte pas. Et si l’écho est réel, peut-être aura-t-elle aussi imaginé à quoi leur enfant aurait ressemblé. Qui sait si l’image aurait été la même ?


Elle, assurément.




* Fiori, Tu lui ressembles
** JJG, Tout petit monde, allusion
***Victor Hugo, Oceano Nox
****JJG, Ton autre chemin
*****William Shakespeare, Romeo et Juliette

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Anaon


    Les prunelles se posent sur les gitanes aux corolles chamarrées et leurs jupons qui se déploient comme des ailes de papillons quand elles en étirent la voilure. L'Anaon n'a rien pour jouer les gracieuses danseuses et elle aurait bien du mal à étendre le tissu de ses braies pour leur donner pareille amplitude. Les azurites accrochent le geste curieux du Slave et de la piécette coincée entre ses doigts. Elles s'intriguent de l'objet échangé et voilà que la paume se tend vers elle. Un instant, la mercenaire se fige sur le bracelet garni de breloques, sans parvenir à en détacher les prunelles.

    On n’a jamais vu de gitane se laisser voir mouvoir sans s’annoncer d’un tintement clair...

    Les azurites se relèvent pour plonger dans celles de Sergueï. Immobilisme. Bêtement, l'Anaon est incapable de réagir. C'est la voix dans son oreille, moulant un frisson sur sa peau, qui parvient soudain à briser sa léthargie.

    L'attention revient sur le bracelet dans la main du Russe. Bien plus tard, en Anjou, elle rencontrera quelqu'un qui lui dira qu'accepter un cadeau, c'est comme recevoir et garder avec soi une parcelle de celui ou celle qui vous l'a offert. Ce soir, cette phrase qui restera à jamais graver dans sa mémoire prend déjà tout son sens. La main gardée lovée dans celle du géant se retire pour aller saisir avec lenteur le petit bracelet. Et alors qu'elle l'observe, un léger sourire vient fleurir sur ses lèvres. Ce n'est peut-être pas grand-chose... mais l'Anaon est femme àdonner importance et signification au moindre petit geste. Ce qu'elle tient dans ses mains, c'est un souvenir en devenir, autre que les instants passés, choyés dans l'intimité de ses pensées...

    Un regard presque gêné, pourtant empli d'une reconnaissance touchée, se lève sur le grand blond. Le sourire s'enhardit. Aucun mot pourtant ne parvient à franchir l'ourlet des lèvres. Anaon, mercenaire de glace. Il ne lui faut, pourtant, parfois rien pour l'émouvoir. Et à l'heure où les présents se font rares, ce simple bracelet lui semble être son bien le plus précieux au monde.

    D'accord... Ce soir c'est Toi et Moi.

    Presque religieusement, sans un mot, l'Anaon passe le bijoux à son poignet gauche, faisant tinter mollement ses fioritures. La courbe sur ses lippes se fait subtile ligne amusée, puis elle recule, d'un pas. Alors, ses mains se lèvent à côté de son visage, et claquent, dans la dégringolade des breloques qui s'entrechoquent. L'iris azur accrochent ses homologues dans un brin connivence. Et les mains claquent encore, se calquant lentement sur la cadence. Se prêtant de bonne grâce au jeu, la sicaire accorde chaque éclat de breloques d'un pas pour faire le tour du Slave. Petite vestale admirant son colosse de marbre.

    Allons donc, ce soir ne soyons Rien. Si tu le veux, gardons-nous des remords et noyons nos erreurs. Le temps d'une danse, oublier ce que nous sommes. Devenons Rire tout simplement, éclat de plaisir. Dieux, juste quelques pas pour s'accorder le temps de sourire. S'illusionner d'un Bonheur qui ne durera pas. On y a droit... Juste une fois, oui, on y a droit...

    Et quand les musiciens s'enhardissent l'Anaon suit la syncopé. Jusqu'à l'instant où la musique éclate pour s’emballer dans son vrai rythme endiablé. Les tambourins s'affolent, les langues roulent dans leurs cris stridents. L'Anaon se plante devant le Novgorod pour tournoyer soudainement, faisant valser ses jupons imaginaires. Et d'un geste elle attrape la main de Sergueï pour l'entraîner avec elle. Désinhibée. Elle lui invente des pas. Mêle les déhanchements gitans aux mouvements de Bretagne. Suit les bohémiennes qui s'amusent à lui donner l'exemple et virevolte sous les bras du géant.

    Quel est ce spectacle qu'offre les nuits de Paris ? Voilà qu'au milieu des gitans, les mercenaires ne sortent plus les lames. Voilà que l'homme manqué, en danse se fait femme. Que l'Aînée et le Cadet ne font plus fi des convenances, ne s'accordant que le respect qu'ils ont choisi de se vouer ensemble. A Paris tout est possible, elle a sa cour et ses Miracles. Et le miracle est là, dans cet instant où l'Anaon ne pense plus à ses fils, ni à ses blessures, ni à ses tourments. Cet aparté où elle ne ressasse ni passé ni futur, ne se vouant qu'à cette petite lubie qui les galvanisent ce soir.

    Parfois elle brise la distance imposée par la morale, là où Église condamnerait, là où les nomades et les païens se plaisent à jouer, sans craindre pourtant de froisser la pudeur Novgorod. Ils savent leurs barrières. Ils se savent et c'est Tout. Elle ose même, un instant, juste un instant, alors que ses doigts ont choisi de se croiser à leur jumeaux plus larges, elle ose, appuyer son front contre la clavicule du Slave. Juste un furtif moment, qu'elle ne s'est jamais donné le droit de goûter, comme un accroc à sa Sainte retenue. Et pourtant, durant ses quelques secondes où l'Anaon s'arroge de toutes les permissions, elle sent tous les poids qui lui broient les épaules s'estomper sur la force plus grande de son comparse. Banalité d'un geste qui lui donne l'impression enivrante d'une libération. Le palpitant qui s'extirpe de ses tombeaux d'étaux. Pour fois, le temps d'un temps, se reposer sur quelqu'un.
    Quelques secondes volées, desquelles elle s'arrache d'une reculée.

    Il est des choses dont il ne faut pas abuser.


Musique : "Flight Over Venice 1", Assassin's Creed II, composé par Jesper Kyd
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       | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Serguei.novgorod
Le serpent de breloques s’est enroulé au poignet féminin avec douceur. La cordelette fine est nouée à la main du cœur, à celle dans laquelle les gitanes lisent le passé, le présent, et l’avenir. Elle a lié cette ligne de métal au cou de sa menotte, sans y être pourtant contrainte et il sourit de la voir faire. Oh la délicieuse ironie que d’avoir paré cette main-là d’un bijou ! Elle a ceint son poignet gauche d’un cercle de corde et de breloques métalliques, comme autant de femmes ceignent leur annulaire gauche d’un anneau de même facture. Cette presqu’épouse d’un soir signe d’un acte synonyme leur presqu’union, sans le savoir vraiment, sans doute. La jeune femme aux allures garçonnes s’est concentrée sur le geste, sous les yeux d’un Sergueï attentif, guettant la moindre réaction. C’est avec un sourire aussi amusé qu’attendri qu’il mire cette fille de l’Ouest faire tinter d’un mouvement lent les brimborions aux allures de carillon que le bracelet arbore, comme le ferait une divinité du vent, d’une caresse de la main. Anaon est anémoi*, un délicat zéphyr** au milieu du chapiteau tzigane.

Elle a relevé vers lui un visage dont l’expression est aussi criante que le silence de ses lippes se fait ample. Aucun mot n’est prononcé ; la mercenaire partage avec le Slave cette pudeur des mots qui, inutiles, sont moins bien exprimés par les lèvres que par le cœur. Car c’est le cœur qui sourit, quand enfin les commissures de ses lèvres se meuvent, pour se diriger vers les pommettes de ses joues. Cela, c’est une victoire pour le Russe, qui sait la rareté d’un tel geste et d’une telle expression au visage anaon. Il faut le cliquetis des colifichets, mêlé au claquement des mains féminines, pour sortir Sergueï d’une torpeur toute admirative, nourrie du feu de camp sous les tentures. Au battement des mains répond ceux des tambours et la danse est lancée, aussi enivrante qu’une volte.

Il la regarde d’abord, subjugué de cette fougue qu’elle met à ne pas paraître, mais être enfin, et profiter de l’instant présent.

Très vite, les deux paires bleues s’accrochent, pour ne plus se quitter. Le Slave sourit de la chaste impudence du geste ; là où de nobles gens s’évertueraient à respecter religieusement rythme et pas à effectuer, ces deux-là entament un ballet aussi païen qu’irrévérencieux des convenances. Le rire et l’amusement sont les seuls maîtres de leur jeu de gestes ; à eux deux s’ajoute une certaine indolence, une suavité, même, comme elle contourne habilement son corps en tournoyant. La musique, les pas, les danses, ces cris aigus de femmes aux langues aguerries, ce serpent de femme qui tournoie, suave, autour de lui comme le reflet des ombres et des flammes lèchent d’une ombre ondulante les pans des tentures… C’est enivrant et merveilleux de légèreté. La chaleur teinte ses joues et imprime ses tempes de perles salées, et qu’importe, alors ? Il n’y a plus personne qu’eux deux dans cette ronde folle, et les gestes, naturels, se répondent et se quémandent. Le souffle manque et pourtant, il lui semble qu’il respire mieux que depuis plusieurs lunes ; rien ne compte plus à ses yeux que les présents, en cette heure-ci. Il a passé des nuits à étancher ses questions à la frappe et aux lueurs ondines des godets et pourtant ce soir, il est ivre. C’est une sobre ivresse que de pouvoir enfin soulager sa conscience et sa mémoire de ses tourments, rien qu’un temps, rien qu’un moment, comme cet instant-là où elle vient reposer son front à son épaule, et conférer à l’os dur des allures d’écrins soyeux. Enfin, elle lui offre le statut qu’il a souhaité endosser des dizaines de fois ; enfin elle lui donne l’occasion de porter ses fardeaux. La main droite slave s’approche pour épouser ses reins dans un instinct de protection, mais déjà quitte-t-elle ses bras, à peine l’a-t-il frôlée. Malgré les barrières repoussées, la Fortune conserve ses interdits.

Au geste anaon un autre répond, antonyme d’intentions ; là où elle s’éloigne, un tzigane, de l’autre côté de la tente, s’empresse de rejoindre un groupe de danseurs. La seconde suivante, le gitan enserre fermement le poignet gracile d’une belle mouvante qui lui a préféré un autre partenaire, par orgueil, par jalousie, ou bien les deux. A quelque distance, donc, les cris de l’homme, entre colère et passion, retentissent. Le voilà qui meut sa rage en chant ; d’une voix grailleuse, menaçante, inquiétante même, il fait de ses tares un art. Sans relâcher son empreinte à la chair tannée de soleil que l’avant-bras présente, un coup de rein lui fait gonfler le poitrail dans une attitude de paon. La roue de plumes est singée d’une ronde du bras, qui s’en vient se lever, dans une posture de frappe, mais l’homme n’en fait rien. Le pied est rivé à l’intérieur du pied féminin, et la jambe droite glisse de côté, dans un mouvement charmant de dévotion. La jeune gitane en perd quelque hauteur, qui renforce l’homme dans sa superbe – le tango est lancé. Bientôt, les tambourins rejoignent la fête des passions et battent alors, comme le ferait un cœur épris – c’est une chamade. Le feu même semble en reprendre vigueur ; le diable s’est invité à cette danse macabre.

La main droite de Sergueï cherche sa semblable du côté féminin, tandis qu’il se penche à elle pour murmurer, dans l’intention de la mener vers la sortie :


- Je ne suis pas certain que nous devions nous en mêler ; laissons-les régler ces affaires-là, tu veux ? A moins que tu ne veuilles faire un carnage, auquel cas, ma foi, j’peux t’prêter une dague, mais il me semble que les femmes ne devraient pas…

Oui, parce qu’il est parfois malin et… parfois non. De là à supposer qu’elle soit mercenaire, alors qu’il ne l’a vue qu’en dame de compagnie d’une môme insupportable… Le pas est peut-être un peu… grand.


* Anemoi: Divinités du vent, dans la mythologie grecque
** Zéphyr : Vent de l'Ouest, dans la mythologie grecque

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Anaon


    Des voiles d'ivresse accrochés à sa poitrine palpitante. De l'extase de ces moments de joie qui vous colle des vertiges. Ces instants de pureté sans heurt que l'on ressent si rarement. L'ineffable et l'inqualifiable que les mots imparfaits ne pourraient décrire, ou n'en brosser qu'un portrait grossier, une sculpture à la glaise imprécise. Essence galvaudée de vouloir être expliquée. Que l'inspiration qui déploie sa poitrine est salutaire, parcourue des fragrances de la peau mâle qui sont à l'instant un cataplasme pour son âme. Quand la main frôle ses reins, elle aimerait à nouveau plonger son front dans le cou slave, dans l'abandon le plus total de son âme. Mais l'agitation qui gronde doucement la préserve de toute tentation. Les pensées s'arrachent à sa petite folie, tournant le bleu des prunelles vers la scène qui se déroule de l'autre côté du feu. Instinctivement, elle avance d'un pas, se plaçant plus encore sous la coupole du giron Novgorod. Par peur ? Non. Mais par inconscience de vouloir trouver un peu de la chaleur et de la tendresse qu'elle se refuse toujours.

    Elle laisse la main trouver la sienne, et dans une réponse muette, les doigts féminins se lient aux masculins. Au murmure la mine est douce, tandis que les azurites contemplent toujours muettement l'étrange danse qui se pavane sous ses yeux. Calmement, le menton acquiesce, docile.

    _ Oui... Laissons aux autres les affres de la nuit.

    La notre n'aura pas d'écueil. L'Anaon se laisse entraîner, bifurque sans lâcher la main du blond, pour passer un bras par les manches de son gilet et récupérer la flasque. Et les lui tend, alors qu'un dernier regard se perd dans le feutre de cette ambiance hors du temps. Un vague remerciement fuse à qui voudra l'entendre, et le duo quitte alors ce doux écrin de chaleur.

    La fraîcheur de la nuit se fait immédiatement ressentir quand l'aura des flammes est quitté. Et si la peau se pare d'une fine chair de poule la sicaire n'en ressent aucune froideur. A cet instant, rien ne saurait la geler. Ni le noir de la nuit, ni son froid, ni son silence. Il a arrêté de pleuvoir, mais le sol détrempé est nappé de flaques qui se moirent sous les quelques lueurs qui percent les ténèbres, claquant d'une myriade de gouttelettes à chacun de leur pas. A nouveau, la pantomime les enrobe. Et le blanc qui clôt leur bouche n'a rien de dérangeant. Simple saveur de se sentir deux, même si c'est éphémère. La chaleur d'une paume contre la sienne. Une seconde respiration qui l'accompagne. Le regard de l'Anaon glisse sur le visage de son comparse, simplement pour s'assurer qu'il la suivra encore. Alors à nouveau, elle l'entraine parmi l'écheveau des ruelles. Elle ne l'emmène pas très loin, non, dans une rue modeste et calme, où l'on pourrait voir des toits, les hauteurs de la cour des Miracles qui s'anime à quelques encablures.

    Une enseigne tangue doucement au fond de la percée, et le dépavé de la rue se joue d'ombres et de lumière crachées par une large fenêtre qui garde la vie derrière son verre. Une goutte éclate lourdement sur l'épaule mercenaire. Le nez se lève pour contempler le ciel d'encre bien décidé à se faire averse à nouveau. A peine la réflexion se fait que l'ondée craque et l'éther se fend. Elle n'attend pas pour tirer soudainement Sergueï sur les derniers mètres, dans une course qui affole soudainement son cœur. La porte de l'auberge est poussée à la volée, ils s'y engouffrent comme deux diables. Et l'Anaon s'arrête aussi brutalement qu'elle a couru, un sourire de gosse plaqué sur le visage. Elle passe une main dans ses cheveux humides. L'établissement dévoile son ventre, salle commune aux allures de taverne sympathique ou des hommes échangent rires et pichets. Un visage qui rassure se tourne vers le Slave, et lâchant doucement sa main, la balafrée se rapproche du comptoir. A la voir, le tenancier jette immédiatement son torchon sur l'épaule pour sortir quelque part à l'abri des regards, un vieux baluchon en toile de jute qu'il pose au coin du plateau. Les doigts féminins s'en saisissent quand la tête remercie d'un simple salut. Et la mercenaire se détourne alors pour gagner l'escalier qui mène à l'étage, invitant d'un geste des doigts le géant à la suivre.

    La volée de marche est avalée, et l'Anaon mène son comparse à travers un couloir percé de portes. Elle s'arrête devant l'une d'elle, et peine ses pas s'immobilisent, qu'un raffut s'anime derrière le pan de bois. Ça gratte. Ça craque. On entend des petits « pop » et des bruits de respirations. Une main glisse dans son escarcelle pour en tirer une clef qu'elle lève à hauteur de son nez. Un regard à Sergueï. Le fer trouve la serrure. Alors qu'un « clac » anime le mécanisme, un couinement étouffé éclot de l'autre côté.

    _ J'ai quand même un fils... dans un sens.

    Sourire énigmatique en coin des lèvres. Et la sicaire pousse la porte pour laisser apparaître la truffe d'un gros chien noir. L'animal trépigne sur place lui faisant la fête dans un concert de jappements. A cette époque, Fenrir n'a encore que neuf mois. Neuf mois, tout comme ce fils qu'elle n'a jamais vu, si ce n'est d'une fine mèche de cheveux reçue il y a quelques jours à peine. La mercenaire entre dans cette manifestation de joie du canin qui, croisé dogue allemand, a déjà une taille plus que respectable. Mais le molosse se fige soudainement à la vu de l'homme qui se tient derrière sa mère de substitution, lâchant des aboiements nerveux et dubitatifs que l'Anaon fait taire d'une caresse.

    La femme fait place dans son antre. Sa petite chambre parisienne. Toujours la même. Toujours la même auberge depuis des années. Une pièce des plus banales comme on en trouve partout ailleurs. Vide de meuble si ce n'est de l'essentiel. Rien de personnel si ce ne sont ses affaires toujours rangées, comme toujours prêtre pour un départ perpétuel. Et si elle n'a de maison nulle part, c'est cette banale pièce qui s'y apparenterait le plus. Personne n'y est jamais entré à part elle. Personne. Et le jeune chien, présent dans sa vie depuis quelque mois seulement, est des plus perturbé de voir un autre prêt à en franchir le seuil.

    Le baluchon est posé au pied du lit, et l'Anaon s'assoit à son bord, laissant la place à Sergueï pour l'y rejoindre. Les doigts empoignent avec douceur la mâchoire du gros chien pour lui embrasser tendrement le front. Et de relever ensuite le menton, pour fuir les coups de langue un peu trop insistants.

    _ Sa mère ne voulait pas de lui... Il est né une semaine à peine après mon accouchement. Alors j'm'en suis occupée... J'pouvais pas laisser cette petite boule suie mourir si jeune... Hein, Fenrir ? C'est son nom.

    Un sourire amusé. Pour ce chien, elle est sa mère, dans le sens le plus concret du terme. Et malgré le dégout et l'incompréhension qui pourrait naitre de cette action, l'Anaon a allaité ce chiot dès les premières minutes de sa vie. Et elle ne le regrette en rien. Le regarde reste rivé sur Sergueï, simplement curieuse de ses réactions, simplement désireuse de profiter encore un brin de sa présence, à lui, à qui elle offre un petit bout de son monde.

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Serguei.novgorod
[Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ.
Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant,
Noir squelette laissant passer le crépuscule.
Dans l'ombre où l'on dirait que tout tremble et recule,
L'homme suivait des yeux les lueurs de la faulx.
Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux
Tombaient; elle changeait en désert Babylone,
Le trône en l'échafaud et l'échafaud en trône,
Les roses en fumier, les enfants en oiseaux,
L'or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux.
Et les femmes criaient : -- Rends-nous ce petit être.
Pour le faire mourir, pourquoi l'avoir fait naître? --
Ce n'était qu'un sanglot sur terre, en haut, en bas;
Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats;
Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre;
Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre
Un troupeau frissonnant qui dans l'ombre s'enfuit;
Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit.
Derrière elle, le front baigné de douces flammes,
Un ange souriant portait la gerbe d'âmes.]*




Le sourire qu’il lui a tendu s’est comme figé. A mesure des réactions d’Anaon, ces lèvres brûlantes du fiel qu’il avait distillé, notamment à l’égard de Judas, s’étaient comme givrées, peu à peu, pour en rester immobiles, étirées dans un sourire badin se voulant joyeux, mais sans vie. Ses yeux, oui, ses yeux seuls témoignaient de ce qu’il était désolé d’avoir mis le doigt entre l’arbre et l’écorce, d’avoir appuyé, justement, précisément là où la plaie était béante, sans jamais toutefois l’entrevoir.

Aux lueurs glanées de bougies et candélabres tsiganes, Sergueï se fait pantomime immobile. Sa large carcasse en ombre chinoise au pan de tissu tendu derrière eux ne se meut pas d’un pouce, et pourtant, en dedans, il crie sa rage d’avoir été assez idiot pour plonger Anaon dans un tel mutisme, soudain, quand elle n’était que douceur, que tendresse, et qu’empathie pour son sort d’imbécile. Un voile translucide semble les séparer un instant, et lui est incapable de bouger, le moins du monde, raide de gêne et de remords.

Sans le savoir, elle l’a plongé dans la tempête de tourments qui habitent ses nuits depuis qu’il sait Lyson pleine de vie. Il en a engendré des bâtards, au gré des routes, des chemins et des escales qui ont parsemé ses trajets de toutes sortes ; une kyrielle de petits blonds aux yeux clairs narguent peut-être de leur chevelure d’or et de leur morgue de sourire un père rembruni, au regard soupçonneux et à la chevelure ébène ; prennent d’assaut leurs petits camarades de jeu, courent et virent, puissants et beaux comme des dieux. Il les imagine parfois, ces angelots aux traits harmonieux, éclabousser aux lavoirs leurs lavandières de mères, ou bien cueillir quelque fleur lors d’une transhumance, si celle-ci est bergère. Jouer à battre les draps, quand leur génitrice de servante refait le lit d’un comte ou d’un Duc, après avoir partagé le sien avec le Prince de Novgorod. Peut-être même que l’un de ses petits non-héritiers est assez âgé maintenant pour avoir mis son corps au service de tel ou tel boucher de comté ou duché qui s’enorgueillit de compter en ses rangs « ce bel uniforme, oh ce beau lieutenant, différent des hommes d’ici, blond et grand, le sourire éclatant d’un prince charmant… »**. Oui, peut-être. Peut-être.

Naguère, il n’en était pas une qui n’admirât son port de tête altier, la qualité de sa chemise de bonne facture, ou bien de son gilet de peau, sans manche ; cette sorte d’uniforme qu’il portait toujours, quand il ne préférait pas le simple habit de sa peau musculeuse, comme il en serait le cas lorsqu’il se serait installé, quelques mois plus tard, à s’occuper de redresser des barrières, à s’occuper de son bétail, à travailler le bois d’un berceau ou d’une couche qu’il aura lui-même fabriqués, le cuir de sa peau rougissant et cuisant à un soleil brûlant, caressant de ses rayons chaleureux les creux et vallées sculptées de son torse musculeux. Il n’en était pas une qu’il eut méprisé, après ces étreintes fugaces d’une nuit ou de quelques, lors d’un arrêt plus important. Jamais. Jamais n’avait-il quitté une petite, dans l’ombre encore persistante d’une aurore naissante, disparaissant comme il était apparu. Il avait le respect des corps offerts, davantage que celui des corps pris, contre le gré de leurs propriétaires, par lacération, j’entends. Une fois, une seule, avait-il pris un corps de force autrement que par sa lame d’acier, celle de chair meurtrissant et avilissant une enveloppe charnelle non consentante. Un autre temps, un autre instant. Révolu, comme il n’aurait jamais dû avoir lieu.

Il a même presqu’adopté un gamin, par delà les frontières, jusqu’au Sud des royaumes. Lors d’un séjour à côté d’Uzès, il est entré en taverne, maussade, furieux après l’une de ses comparses de l’époque, et le gosse, loin d’être impressionné, lui a affirmé qu’il pourrait le vaincre, tout fort qu’il était. Quand Sergueï a demandé à l’enfant comment une telle chose serait possible, celui-ci l’a enjoint de poser un genou à terre. Lors que le Slave s’exécutait, curieux, le gamin lui sautait au cou, et baisait sa joue de ses lèvres délicates. Transpercé jusqu’aux tréfonds de l’âme et du cœur, le colosse s’était aussitôt vu enchaîné des fers de la tendresse envers ce têtard, qui, même s’il n’en avait pas conscience, avait suscité la protection du Russe depuis lors. Ainsi, Sergueï prenait régulièrement des nouvelles du mouflet, par lui-même ou par d’autres, lui écrivait, envoyait écus ou jouets, joignait parfois à sa veuve de mère une petite somme rondelette ou un bijou à revendre, bref… Vaincu, il l’avait été, et l’était toujours. Prémices de sentiments paternels, ces attentions n’étaient rien en comparaison à la promotion que son statut allait acquérir sous peu. De géniteur à protecteur, Sergueï deviendrait Père, enfin.

Père.

L’image du sien apparaît, fugace, à son esprit. Brutal, violent, sadique, tortionnaire. Un faiseur de dureté plutôt qu’un éducateur. Un formateur ès barbarie, voilà ce qu’il avait été, ce Paternel. L’horreur en héritage, et Sergueï en avait fait profiter l’usufruit à chacun des croisés quittés un peu moins entiers qu’à son arrivée. Il avait distillé ses apprentissages, jusqu’à en devenir artiste, au cirque des combats impurs. Un virtuose funeste, funambule aux veines coupées, jongleur de lames, auguste de la mort. Un saltimbanque du trépas, un voltigeur, de grâce en souplesse. Un artiste. Un triste artiste, dorénavant, au spectacle de ses échecs successifs. La vie avait fini par lever son pouce à son endroit. La grâce. Le pardon. Le repentir. La faucheuse, elle, avait tiré sa révérence, en respect devant l’un de ses pourvoyeurs les plus talentueux, et s’en était allée, à reculons, jusqu’à la prochaine rencontre, plus définitive. Plus tardive, on l’espère. Lui n’est pas de ceux qui courent à sa rencontre, pour l’étreindre de bras désespérés, dépités. Lui fait ce qu’il peut pour l’éviter, jusque là, sans peur toutefois, car il sait qu’elle reviendra danser, avec lui cette fois. Un dernier tour de danse, un dernier spectacle, un dernier tour et puis s’en vont.

Ses terreurs nocturnes sont davantage tournées vers l’enfant à naître, vers sa mère. Il sait que lors des naissances, les pères sont impuissants, et il n’a jamais été confronté à cette sensation de ne pouvoir rien faire pour aider face à la douleur. D’abord, et en premier lieu, parce que généralement, c’était lui, la cause de la peine physique… Ensuite, parce qu’il a toujours fui, dès lors que l’une ou l’autre lui annonçait être grosse, si jamais il était resté assez longtemps pour l’apprendre. Enfin, parce qu’avant Lyson, il ne s’en souciait pas, tout simplement. Il avait commencé à s’inquiéter pour les femmes enceintes et pour leur sort dès lors qu’il avait fait la connaissance d’Anaon, ronde de vie, si pleine de grâce lorsqu’elle subissait le joug d’un tyran amoureux, ou celui de l’amour du tyran, à bien y réfléchir. Il avait alors découvert ce qu’étaient l’inquiétude et le tourment face au sort d’une femme en passe de devenir Mère, lui qui n’avait jamais considéré les femmes que comme des « filles », avant cela. Anaon enceinte, elle portait l’enfançon à venir comme une force, pas comme un fardeau. Jamais ne l’avait-il entendue se plaindre ou maugréer suite au poids de sa charge à ses reins ou son corps déformé par la vie l’habitant, jamais. Preuve que Sergueï était un homme à gosses, il était devenu « époux » factice précisément à ce moment-là. A ce jeu de rôles, la paternité s’était ajoutée, plus vraiment comme un jeu mais comme éventualité, et, il fallait bien l’avouer, comme opportunité réelle. Il l’avait même répondu à cette gamine dont l’Anaonne était affublée ; oui, il aurait assumé cet enfant comme s’il eut été le sien. De toutes ses paternités supposées, il était depuis un instant confronté à la première perte. Comme s’il eut été le sien. S’il ressent de la peine, c’est également égoïste ; c’est une idée qui s’en va, cette enfant parti, ce gamin-là.


Le moment est solennel, et si elle se sent seule de tristesse, celle-ci trouve un écho au cœur slave. C’est un peu son gosse qui s’est éteint au giron anaon. Et cette douleur là, qu’il ressent, déplacée, malvenue peut-être, fait résonnance à sa peur de perdre l’enfant que Lyson porte, et laisse croître en son ventre rond. Perdre l’enfant, le voir s’éteindre. Un enfant mort, c’est l’avenir qui s’éteint, c’est la vie qui s’achève, quand le couperet tombe. Quelle avancée, après ? Quel chemin, quand la route s’est éteinte, sans repère ? Quel avenir, dis ? Quand sous le ciel des possibles, les étoiles forment un lit à la veillée funèbre ? On met en terre les gosses, et alors, qu’est-ce qu’il advient ? Ces bêchées, c’est cette poussière dans la gorge, qui la pique sans arrêt, qui l’irrite, qui éteint la mer des larmes aux digues des paupières, trop amères pour être versées. C’est la fin, quand l’avenir n’est plus. Quel Dieu, alors, crois-tu ? Quel Très-Haut peut-il tomber si bas qu’il fait dire à un père sur la tombe de sa fille, main à la froide pierre « sens-tu que je suis là ? »***. Foutaises que le Destin ; l’amertume est tragique, et le spectacle antique des mères nourricières, la pire des comédies. Masques de peine et lits sous la terre, voilà ce que c’est vivre. Vivre, c’est comprendre être mort, bien avant que ça n’arrive.

Pauvre gosse. Pauvre d’Elle.

Ses pensées ont dû s’enchaîner en quelques secondes, tandis que son teint virait de porcelaine à livide, sans qu’il n’y puisse rien. Elle a pongé les yeux au sol, comme si elle regardait une tombe invisible, comme si elle mirait sur le sable, la boîte dans laquelle son enfant repose alors. Il est allé trop loin, sans le savoir. Il s’en veut et se conjure, en dedans, de trouver une solution, d’effacer d’un seul coup sa méprise et les maux féminins, où il l’a lui-même replongée à l’instant, comme s’il l’eut jetée dans un abyme sans fond, le pense-t-il. Et comme il ne peut se mouvoir, c’est elle qui rompt le manque de gestes, c’est elle qui pourfend le rideau translucide qui fait office de paroi entre eux, depuis LA révélation de la mort du petit.

Elle saisit sa large main, d’une main tendre mais sûre, dans laquelle il devine l’adage bien connu ; une main de fer dans un gant de velours. Cette paume là doit être sûre, habile, dans tout ce qu’elle fait, et la sensation de ce potentiel sous cette peau si douce le surprend ; le sidère. Il la laisse faire, enserrer son poignet d’un écrin de douceur ; lui se sent bête puissante maîtrisée par plus petite créature, plus belle aussi. La Belle et la Bête. C’était déjà le cas au premier soir de leur relation. Il tressaille comme elle tremble ; il se retrouve un peu malhabile, comme il lui laisse toute latitude sur cette manche qu’elle relève pour faire disparaître le sang qui la macule. Elle a plus de talent que lui, pour effacer les stigmates, que ce soit ceux du forfait passé de Sergueï que ceux de son propre visage et de son propre cœur. Mis à part son teint pale, rien ne reste de ce qu’elle a montré ; ses tremblements répondent aux tressaillements des mains masculines, et il l’écoute poursuivre. Et ce qui le choque à l’instant T, c’est la façon dont elle agit, en protectrice, en douce moralisatrice, en… en mère à son égard.

Elle s’adresse à lui comme une mère parlerait à son garçon, et le gronderait de s’être battu avec un camarade de jeux ; comme une mère tenterait de raisonner son garçon, après une énième bêtise, comme une mère… qu’elle n’est pas. Et il le regrette. Elle a raison, quand elle lui explique que son attitude est vaine, qu’elle ne changera rien, qu’elle n’aura de poids ni sur son passé ni sur son avenir. Sa sœur valait-elle ce fardeau ? Cette question reste en suspends, quand lui, ne s’en préoccupe plus, et ne songe qu’à cette femme qu’il a en face de lui, quia posé ses mains sur son poignet, et qui souffre le martyr par sa faute. Cette entrevue aurait pu être cordiale, amicale, superficielle ; elle s’est muée en quelque chose de plus profond, d’intime, aussi intime que cette main libre, chaude, qu’il pose sur le dos de la sienne, mal assurée. Tant de pudeur dans le geste, pour compléter ce qui suit, ce murmure, rare dans sa bouche, chuchoté à son oreille:


- Je suis désolé. Je suis là. Je suis là, maintenant. Que puis-je pour toi ? Que puis-je pour arranger cela ? Que puis-je pour te faire oublier le tourment, là ?

D’ailleurs, fait tout aussi exceptionnel, mais qu’il entreprend là comme un geste naturel, il relève le visage, dans l’intention de déposer ses lèvres à son front, se voulant aussi tendre et apaisant qu’elle a su l’être à son égard.

Le môme de tout à l’heure revient auprès d’eux, et, avec lui, plusieurs femmes. L’heure est à la danse, à l’exutoire, et les deux sont conviés par leurs hôtes, à partager une danse mauresque**** improvisée. Aux premières notes de musiques, le Slave force un sourire bienveillant, comme il plonge ses perles gris bleu aux azurites Anaonnes, et ôte sa main des siennes, pour lui présenter sa paume, et l’inviter à le rejoindre.


- A moi de te surprendre, ma femme.

Taquin, il ose un clin d’œil, bien décidé à l’aider à évincer, quelques instants du moins, ce qu’elle ressent de douleur. Danser, c’est converser en silence, c’est tout dire avec des gestes. Danser, au moment présent, c’est choisir, pour un instant, où nous mènent nos pas. Et tout ce dont ils ont besoin, ces deux-là, c’est d’ailleurs. Et si elle ne veut pas danser, eh bien... Qu'on délie les langues pour un ballet parlé.



*Victor Hugo, Mors, poème intégral.
**Tournent les violons, JJG, allusion.
***Victor Hugo, A Villequier, allusion.
****Danses mauresques : danses lascives utilisées au Moyen-Age, très florissantes en Espagne après l’invasion maure du 7ème siècle, et par la suite très favorisées par le Sultan de Constantinople Soliman et son Vizir Ibrahim. Celles-ci se sont diffusées largement auprès du peuple entre 800 et 1500, notamment chez les tsiganes, et restèrent si profondément ancrées dans la culture populaire qu’on en retrouve les stigmates dans les fandangos et les cachuchas de Séville et de Grenade.

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Anaon

    Elle contemple ses doigts liés sur le poignet. Ses mains si petites et si fines à côté de la paume du géant. Et cette autre qui vient se poser en coupole sur les siennes, protectrice. Depuis combien de temps n'a-t-elle pas ressenti ce sentiment ? Protection... C'est tout un monde qui passe à la vision de ce simple petit geste. Elle se souvient des mains de son fiancé... Son véritable fiancé. Oh, elles étaient bien plus petites oui, mais elles dégageaient cette pareille vigueur nimbées de douceur. Nervurées de force et pourtant capable de louvoyer comme un soupir. Que se serait-il passé, si elle avait toujours eu un homme dans sa vie ? Un homme pour s'acquitter de sa protection, un homme pour porter ses armes, pour porter son âme. Ce n'est pas une vie de femme, non, de courir après les contrats. Ce n'est pas digne d'une femme d'avoir plus de sang sur les mains qu'elle n'en a dans les veines. Ce n'est pas à une femme de hisser le drapeau sur un champ de bataille. Elle doit épanouir la vie que l'homme se ploie à protéger.

    "Je suis là..." Un frisson lui nappe les flancs. Si tu avais été là bien avant, Sergueï, que serions-nous aujourd'hui ? Et si tu avais été là, le jour où celui qui se prétend amoureux me l'a pris ? Je suis convaincue d'avoir fait le meilleur choix pour mon fils. Mais avec toi dans la balance, y aurait-il eu une différence ?

    Si tu avais été là bien avant...

    J'ai manqué... j'ai souffert, même, sans jamais le montrer, au grand dam jamais, de l'absente présence d'un homme. D'un époux. D'un père pour mes enfants. Quand il n'y a pas d'homme, la femme se doit d'assumer les deux rôles. Jusqu'à-ce qu'enfin, il arrive dans sa vie pour accomplir sa part de devoir... Voilà ce que mon père m'a toujours appris. Être fière et guerrière comme nos mères antiques, parce que j'ai le sang des Celtes... Être fidèle à mon devoir et savoir me faire mère et épouse quand mon jour arrivera... mais j'ai été si peu mère... je n'ai jamais été épouse. Je suis homme depuis bien trop longtemps...

    Femme amputée.

    Aux lèvres qui s'approchent, au sentir du souffle sur son front, la sicaire ferme les yeux. Les doigts se recroquevillent comme de petites bêtes craintives dans le cocon de la grande patte. Un souffle qui s'apaise. Et l'envie soudaine et indécente de vouloir nicher son front dans le large cou blanc. Pudeur la tient immobile, puis l'appel de la troupe coupe le moindre prémisse.

    L'attention de la mercenaire se porte sur le bambin et les femmes aux jupons multicolores qui bruissent de breloques à chacun de leurs gestes. Des mains se tendent avec des sourires qui parlent une langue inconnue, où percent parfois quelques maladroits mots de français. L'oreille se tend alors, curieuse, pour noter le changement d'atmosphère. Il y a désormais des formes déliées qui dansent devant les flammes. Intriguée, les azurites reviennent à Sergueï quand il ôte sa main de la sienne pour y voir naître son sourire.

    "- A moi de te surprendre, ma femme."

    Immobiles paupières. Prunelles tout aussi fixes... Un instant de latence avant que le regard ne se pose sur la paume présentée. Danser... Elle aime danser, oui. Elle a toujours aimé. Un frêle sourire se dessine sur ses lèvres, brisant un instant la douleur muette qui s'est cachée dans ses traits. Oui... Elle sait danser... Les ballets de cour, les bals populaires, les pavanes, les gaillardes, les pas des précieux et les danses ventres à ventres qui font rougir de gène les douairières de Bretagne. Mais pas les danses gitanes. Pourtant, ce n'est pas cela qui l'arrête.

    Douceur au visage qui se veut Reconnaissance, la main s'accorde et accorde en se plongeant dans celle du Slave. Flasque d'alcool et le gilet prêté sont posés à ses côtés. D'accord, alors, j'irais où tu iras, même si je ne sais pas trop c'que çà donnera. Le sourire se tire un peu plus, amusé par l'inattendue de la situation. Regard à Sergueï.

    Dis-mois, il aurait ressemblé à quoi, mon fils, s'il avait été de toi ?

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       | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Serguei.novgorod
Les destins masculins et féminins ont cela de semblable que l’on ne les suit jamais, tous tracés qu’ils soient. Dieu a fait les hommes pour qu’ils affrontent leur imperfection, quotidiennement. C’est ainsi que les femmes livrent des combats bien plus durs que ceux de mille armées, jour après jour, et que l’homme pleure comme une mère sur le tombeau d’un enfant. Puisque Dieu l’a voulu, dans cette ronde de perfectible, soyons donc les pantins tous livrés à son jeu, à son joug. D’une force certaine, le Slave a toujours préféré jouer d’un charme funeste, dès lors qu’il a pu jouer de préférence, pour amener une cible à se fendre à ses désirs ; musculeux et affuté, il se fait alcôve raide et fragile, quand une femme pose dans ses bras un enfant, où quand il songe que bientôt, il en aura un de lui. De sa chair, de son sang, pas comme tous ces petits que d’aucunes affirment être de lui, jusqu’à avoir la folie de nier d’abord farouchement, puis de reconnaître, presque religieusement, l’enfant comme faisant partie du cercle. Un ange blond dont on aura par la même ôté, toute allusion à son origine paternelle, pour quasiment le présenter comme fils de Marie, fils de mère seulement, ô l’improbable bénédiction du ciel, immaculée conception aux entrailles jusque là taries de vie.

S’il y faisait l’allusion de vive voix, c’est indéniablement au rejeton de Carensa qu’il ferait allusion, sans avoir conscience qu’un autre de ses lardons croît à l’Ouest, autant que lui, vient de l’Est, originaire qu’il est de ce pays si lointain mais si proche pourtant. Une petite qui se targuerait de tout savoir, tout connaître sur sa mère, via la lecture de carnets, quand on sait que ladite mère, irréfutable petite paranoïaque, ne gardait rien d’écrit, si ce n’est d’interminables carnets de statistiques et de listes de noms des gens qu’elle avait croisés, pour avoir toujours en tête d’être une garce, ou une petite mijaurée, devant le visage d’un qui ne se souvenait sûrement pas, lui, l’avoir croisée jusqu’à des mois plus tôt. A celle petite il pourrait, s’il savait, rire au nez, et lui dire, peut-être en ne dévoilant pas son identité : « N’oublie pas ce petit détail : tu lui ressembles, plus qu’il te semble ; le sang, les années t’ont façonnée… Tu lui ressembles, la même langue, tu ne pourras pas tout effacer, où que tu ailles. C’est bien ta mère ce stress, ces manies que tu détestes, sa petitesse, cette angoisse de vieillir. Plus rien que tu n’aimes en elle, le mépris, presque la haine. Mais… Tu lui ressembles. Va-t-en mais n’oublie pas même si ça me gêne, même en fuyant, même en vivant tous les contraires, ta démarches, ces mots, ce même caractère, ce regard troublant surpris dans un miroir… Tu lui ressembles. Où que tu ailles. Tu lui ressembles, Nikita. »*.

Etre enfant, c’est être moitié l’un, moitié l’autre, c’est ainsi. Etre fille de Sergueï, puisqu’il a su, bien plus tard, sans le dire à sa sœur, par un ancien serviteur croisé, qui est né de son union charnelle sororale précoce, ça suppose avoir quelques tares paternelles. Son arrivée en France avait aussitôt été remarquée, et une certaine confiance pour ce petit être en devenir, distillée, de loin, de près. Ah ! Les femmes de la famille ont toujours été aussi inconstantes que volubiles et le frère aîné, quoiqu’il se targue de ne rien avoir à faire des secrets d’alcôves féminines, l’eunuque gardien des simagrées sororales, petit chaton se voulant tigre, comme un insecte se rêve dragon. D’ailleurs, leurs similarités d’attitude aurait presque fait supposer à quiconque les croisait, qu’un même cerveau les animait. Curieuse impression.

Au panel de ces enfants ni désirés ni assumés, nés d’une - à n’en point douter – incertitude subite quant à l’origine paternelle, demeurent quelques exceptions, l’une d’elles étant cet enfant qui croissait au giron anaon lorsqu’il l’a rencontrée. Ce tout petit monde, fragile au creux de nos mains, balançant ses secondes entre tellement et rien, de querelles anodines et petits trésors de moments, parfois, et partout la même histoire de pouvoir à partager, et si peu de mémoire du sang, des larmes versés, au sein d’un Anjou déchiré par les combats** et les disputes intestines nourries des logorrhées vaines de petits égos surdimensionnés.

Il s’était pris à imaginer être le père de cet enfant qu’elle portait, au fur et à mesure que les esprits s’entendaient, que les sourires s’accordaient, chacun à la mesure de l’autre. Elle ne s’est jamais arrêtée à ce qu’il dégageait de provocation envers ces autres qu’il méprisait ; lui avait toujours dépassé ce faux sourire que les joues féminines arboraient. Parce qu’il ne le voyait pas, trop occupé à deviner celui qui, plus rare, parait ses lèvres si d’aventure elle ressentait quelque joie ou amusement. Ce léger rire, cristallin, qui s’échappait des mêmes lippes, avec une pareille parcimonie, était une quête bien trop précieuse pour que l’on s’attarde à ces marques aussi rosacées qu’anciennes.

En fait de cicatrice, celle de la mémoire, sans doute, sera la plus vivace, la plus brûlante, la plus cuisante. Douloureux abîme, l’imagine-t-il, que celui du songe d’avoir donné la vie pour qu’elle s’éteigne aussitôt, à l’instar des aspirations maternelles, sitôt avortées qu’elles aient vu le jour. Deuil irréparable, la perte d’un enfant doit être, Sergueï pense-t-il silencieusement, la pire des épreuves et la plus marquante aussi. Que dire alors de cette demie lune de lippes qu’Anaon offre à voir, quand les nimbes qui l’entourent doivent être bien obscures ; sombres douleurs invisibles à quiconque s’obstinerait à seulement voir, sans regarder ?

Voilà qu’il se surprend lui-même à porter le deuil d’un enfançon qu’il n’a même jamais vu, ainsi que celui d’un ventre tombeau dont sa paume n’a jamais épousé la courbe. Il a tant de fois rêvé, naguère, incarner le père de ce petit né d’un autre. Il l’a tant de fois visualisé, à l’aube d’une nuit sans sommeil, son image flottant devant lui, tanguant au gré de quelque rayon pale distillé par la lune à sa chambrée. Un petit gavroche au sourire moqueur, boursouflé d’une morgue attendrissante, bombé d’un ego certain et pourtant si fragile, si petit, tout petit. Leur tout petit, marchant à peine, puis courant à l’herbe d’une petite propriété sans prétention mais la leur. Sédentaires enfin, sans plus aucune échappatoire à trouver sur les chemins, sans plus aucune fuite qu’ils auraient appelée ‘aventure », pour ne pas mourir de désespoir. Poser enfin ses bagages, sans plus devoir courir et quitter, parce que partir le premier, c’est n’être pas abandonné, délaissé, oublié. Oui, une bicoque aux allures d’île, de port, pour ces naufragés de la vie qu’ils étaient à leur rencontre. Coques creuses ballotéEs par ces flots de combats angevins, essuyant chaque jour la tempête courroucée du dédain de celui ou celle qui avait alors l’importance d’un attachement, ils s’étaient reconnus, sans doute sans l’affirmer, avaient su chacun lire en l’autre la même détresse les animant. Elle avait, chaque fois qu’elle était assise dans un fauteuil en taverne, les yeux mobiles mais le corps ancré à l’endroit où elle se trouvait. Tout en elle criait sa volonté de partir, de voguer à d’autres horizons, où tout ne serait que paix, enfin. L’océan de ses yeux charriait mille rêves éteints, mille aspirations déçues, mille tourmentes. Ces déferlantes de déception qui les avait tous deux frappés n’avaient que renforcé ce lien indicible qui les avait alors joint l’un à l’autre, et les yeux de Sergueï semblaient crier, chaque fois qu’ils se posaient à elle : « Viens, âme vagabonde, frêle esquif en proie à la vague battante de la douleur. Je sens ta peine, je la vis, je la comprends, je la ressens, pareille de tourmente. Je suis aussi trempé que toi par la pluie du mépris, je subis comme toi cet orage de colère, en dedans. Oh combien de marins, combien de capitaines***, Anaon, nous auront perdu, dans leurs courses lointaines, portés par d’autres, suivant d’autres cours que les nôtres? Combien de siècles avons-nous attendu leur retour, leur regard ; un geste, simplement ? Combien de déceptions, de pardons, de trahisons encore ? Combien de déroutes sur nos trajets ? Combien de faux équipages, d’alliances malavisées de ce cœur imbécile qui refuse de battre à bon escient ? Combien de temps, encore, à souffrir mille maux, sans rien en dire, jamais ? »

Il eut pu être la plage paisible de son repos, enfin. Il eut pu incarner ces terres où enfin et pour jamais, elle se serait installée, rassurée et aimée, sereine. Et ce petit-là, qui aurait rempli de rires et de sourires chaleureux leurs âmes trop vides d’avoir jusque là manqué de lui, lançant à la cantonade ces éclats de voix les ravissant, pour la moindre petite broutille ! Oh, l’angelot adoré ! Le Slave aurait rampé pour ce petit si vite envolé. Il l’aurait chéri, béni, protégé, choyé. Il aurait reconnu, dans la chevelure blonde que l’enfant aurait laissé flotter au vent, l’origine du sang coulant en ses veines. Au bleu profond de ses yeux, cette autre part de lui, venue de sa mère. Il aurait incarné cette rencontre de l’Est et de l’Ouest, flamboyant petit Hélios sur son char solaire. Il aurait été tous leurs horizons, toutes leurs terres, tous leurs repères. L’unique point cardinal d’une religion toute vouée à lui, à son adoration. Il aurait uni ces opposés si semblables, ces pareilles dichotomies qui les animaient et les mouvaient. Il aurait été Tout, simplement.


Mais Judas était là, ombre vautour planant au dessus d’eux, veillant sur le désert aride qu’il nourrissait, paradoxalement, de toute son indifférence.


Dès qu’il apparaissait, des chaînes semblaient se nouer aux poignets anaons, et contraindre celle-ci à une affliction telle que les mots n’étaient plus prononcés ; fânée, la jolie couleur parant les joues de la brune bretonne semblait la quitter, comme la vie qui l’aurait animée jusque là, dans ces parenthèses que le Slave et elles partageaient, jusqu’à faire de quelques secondes un siècle de havre. Et il l’avait haï, cet homme qu’il ne connaissait pas mais qu’il avait reconnu comme l’autre, celui qui avait tous les droits sur un trésor dont il ne paraissait pas connaître ni la valeur, ni l’abnégation, ni l’asservissement total à tout ce qu’il était, ou incarnait. Qu’avait-il semé au giron Anaon, pousse de lui, que le ciel avait fait périr, pour ne pas risquer de lui ressembler ? Transporté de haine, Sergueï n’aurait pourtant pas relégué l’enfant au statut de bâtard du méprisé ; il n’aurait jamais pu nourrir de courroux envers le petit être, fut-il la graine pourrie d’un homme méprisable.


Et la germe était gerbe, à présent.


Pourquoi, alors, ne pas s’en réjouir ? Par ce sentiment si particulier, et si rare, qui couvait au poitrail slave, ce petit je-ne-sais-quoi qui faisait qu’elle était elle, qu’il était lui, et que leur histoire était indéfinissable. Il était là, à présent, ainsi qu’il n’aurait pas dû cesser de l’être ; l’autre était loin, et c’était pour le mieux. Enfin, elle semblait débarrassée de cette aura morbide qu’il s’acharnait à porter sur elle, du moins Sergueï l’espérait-il. Ce soir, en tout cas, il n’aurait pas l’influence qu’il avait eue jusqu’alors.

L’heure était à la danse, puisqu’elle avait répondu à son invitation, en posant sa petite main dans la large paume. Alors que la jeune femme dépose son gilet et la flasque à son côté, lui, sans se départir de sa main, tend l’autre vers une femme toute proche. Entre les doigts masculins se loge une pièce, avant que son index ne désigne le bracelet à breloques qui tinte au poignet gitan. Rapidement, l’échange est fait, petit commerce de bons sentiments. Le bijou, d’une facture sans doute modique mais ludique de sonorités, a changé de propriétaire comme il a changé de main. Gentiment, sans s’imposer, l’ornement fin est proposé, d’une paume présentée en offrande, à sa cavalière, à qui il sourit.


- On n’a jamais vu de gitane se laisser voir mouvoir sans s’annoncer d’un tintement clair, une vieille amie me l’a appris. La discrétion revêt d’autres desseins que ceux qui nous animent.

Comme elle a planté ses yeux dans les siens, il se sent soudain très gauche, debout, raide, la musique battant pas si loin d’eux, mais sans qu’encore la conscience du bruit ne vienne gêner le Russe, qui se complait dans cette petite bulle qu’ils ont formé ce soir. Les gens du voyage accueillent ces perdus-là qu’ils sont et pourtant, cet ailleurs-ci ressemble à un foyer.

Il est bon danseur, normalement. Mais ces pas là, il ne les connaît pas, et les deux fossettes gênées qui se creusent à ses joues témoignent de son embarras. Bientôt, il se penche suffisamment pour approcher l’oreille d’Anaon, et y confier :


- J’ai peut-être "un peu" fanfaronné. Il va falloir m’aider, sur ce coup-là. D’abord, en acceptant le présent, ensuite, en me guidant. Ce soir, c’est toi, c’est moi. Tes yeux, ton visage, et ta main dans ma main. Et nos pas sur le même chemin****. Je te suis.

Après un instant d’hésitation, il choisit finalement de ne pas poser la question qui l’a pris depuis plusieurs minutes. Le prénom… Quel prénom pour ce petit être là qui n’est plus ? Judas ? Non. Non, pas cela, non. Vraiment, aux tares paternelles, quel titre funeste l’œuvre aura-t-elle porté ? Cela étant, qu’est-ce qu’un nom ? Ce qu’on appelle rose, sous un autre vocable, aurait même parfum*****. Oui, mais… Comment l’aura-t-elle prénommé ? L’idée le taraude, tout-de-même. Peut-être osera-t-il le lui demander plus tard. Souviens-toi, Anaon, cet Anjou qui nous aura fait nous lier. Nos rires étaient rires et nos peines étaient peines, chacun touchant l’autre en écho****. Cette fois ne fera pas exception.

Quel prénom, encore ? L’idée ne le quitte pas. Et si l’écho est réel, peut-être aura-t-elle aussi imaginé à quoi leur enfant aurait ressemblé. Qui sait si l’image aurait été la même ?


Elle, assurément.




* Fiori, Tu lui ressembles
** JJG, Tout petit monde, allusion
***Victor Hugo, Oceano Nox
****JJG, Ton autre chemin
*****William Shakespeare, Romeo et Juliette

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Anaon


    Les prunelles se posent sur les gitanes aux corolles chamarrées et leurs jupons qui se déploient comme des ailes de papillons quand elles en étirent la voilure. L'Anaon n'a rien pour jouer les gracieuses danseuses et elle aurait bien du mal à étendre le tissu de ses braies pour leur donner pareille amplitude. Les azurites accrochent le geste curieux du Slave et de la piécette coincée entre ses doigts. Elles s'intriguent de l'objet échangé et voilà que la paume se tend vers elle. Un instant, la mercenaire se fige sur le bracelet garni de breloques, sans parvenir à en détacher les prunelles.

    On n’a jamais vu de gitane se laisser voir mouvoir sans s’annoncer d’un tintement clair...

    Les azurites se relèvent pour plonger dans celles de Sergueï. Immobilisme. Bêtement, l'Anaon est incapable de réagir. C'est la voix dans son oreille, moulant un frisson sur sa peau, qui parvient soudain à briser sa léthargie.

    L'attention revient sur le bracelet dans la main du Russe. Bien plus tard, en Anjou, elle rencontrera quelqu'un qui lui dira qu'accepter un cadeau, c'est comme recevoir et garder avec soi une parcelle de celui ou celle qui vous l'a offert. Ce soir, cette phrase qui restera à jamais graver dans sa mémoire prend déjà tout son sens. La main gardée lovée dans celle du géant se retire pour aller saisir avec lenteur le petit bracelet. Et alors qu'elle l'observe, un léger sourire vient fleurir sur ses lèvres. Ce n'est peut-être pas grand-chose... mais l'Anaon est femme àdonner importance et signification au moindre petit geste. Ce qu'elle tient dans ses mains, c'est un souvenir en devenir, autre que les instants passés, choyés dans l'intimité de ses pensées...

    Un regard presque gêné, pourtant empli d'une reconnaissance touchée, se lève sur le grand blond. Le sourire s'enhardit. Aucun mot pourtant ne parvient à franchir l'ourlet des lèvres. Anaon, mercenaire de glace. Il ne lui faut, pourtant, parfois rien pour l'émouvoir. Et à l'heure où les présents se font rares, ce simple bracelet lui semble être son bien le plus précieux au monde.

    D'accord... Ce soir c'est Toi et Moi.

    Presque religieusement, sans un mot, l'Anaon passe le bijoux à son poignet gauche, faisant tinter mollement ses fioritures. La courbe sur ses lippes se fait subtile ligne amusée, puis elle recule, d'un pas. Alors, ses mains se lèvent à côté de son visage, et claquent, dans la dégringolade des breloques qui s'entrechoquent. L'iris azur accrochent ses homologues dans un brin connivence. Et les mains claquent encore, se calquant lentement sur la cadence. Se prêtant de bonne grâce au jeu, la sicaire accorde chaque éclat de breloques d'un pas pour faire le tour du Slave. Petite vestale admirant son colosse de marbre.

    Allons donc, ce soir ne soyons Rien. Si tu le veux, gardons-nous des remords et noyons nos erreurs. Le temps d'une danse, oublier ce que nous sommes. Devenons Rire tout simplement, éclat de plaisir. Dieux, juste quelques pas pour s'accorder le temps de sourire. S'illusionner d'un Bonheur qui ne durera pas. On y a droit... Juste une fois, oui, on y a droit...

    Et quand les musiciens s'enhardissent l'Anaon suit la syncopé. Jusqu'à l'instant où la musique éclate pour s’emballer dans son vrai rythme endiablé. Les tambourins s'affolent, les langues roulent dans leurs cris stridents. L'Anaon se plante devant le Novgorod pour tournoyer soudainement, faisant valser ses jupons imaginaires. Et d'un geste elle attrape la main de Sergueï pour l'entraîner avec elle. Désinhibée. Elle lui invente des pas. Mêle les déhanchements gitans aux mouvements de Bretagne. Suit les bohémiennes qui s'amusent à lui donner l'exemple et virevolte sous les bras du géant.

    Quel est ce spectacle qu'offre les nuits de Paris ? Voilà qu'au milieu des gitans, les mercenaires ne sortent plus les lames. Voilà que l'homme manqué, en danse se fait femme. Que l'Aînée et le Cadet ne font plus fi des convenances, ne s'accordant que le respect qu'ils ont choisi de se vouer ensemble. A Paris tout est possible, elle a sa cour et ses Miracles. Et le miracle est là, dans cet instant où l'Anaon ne pense plus à ses fils, ni à ses blessures, ni à ses tourments. Cet aparté où elle ne ressasse ni passé ni futur, ne se vouant qu'à cette petite lubie qui les galvanisent ce soir.

    Parfois elle brise la distance imposée par la morale, là où Église condamnerait, là où les nomades et les païens se plaisent à jouer, sans craindre pourtant de froisser la pudeur Novgorod. Ils savent leurs barrières. Ils se savent et c'est Tout. Elle ose même, un instant, juste un instant, alors que ses doigts ont choisi de se croiser à leur jumeaux plus larges, elle ose, appuyer son front contre la clavicule du Slave. Juste un furtif moment, qu'elle ne s'est jamais donné le droit de goûter, comme un accroc à sa Sainte retenue. Et pourtant, durant ses quelques secondes où l'Anaon s'arroge de toutes les permissions, elle sent tous les poids qui lui broient les épaules s'estomper sur la force plus grande de son comparse. Banalité d'un geste qui lui donne l'impression enivrante d'une libération. Le palpitant qui s'extirpe de ses tombeaux d'étaux. Pour fois, le temps d'un temps, se reposer sur quelqu'un.
    Quelques secondes volées, desquelles elle s'arrache d'une reculée.

    Il est des choses dont il ne faut pas abuser.


Musique : "Flight Over Venice 1", Assassin's Creed II, composé par Jesper Kyd
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       | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Serguei.novgorod
Le serpent de breloques s’est enroulé au poignet féminin avec douceur. La cordelette fine est nouée à la main du cœur, à celle dans laquelle les gitanes lisent le passé, le présent, et l’avenir. Elle a lié cette ligne de métal au cou de sa menotte, sans y être pourtant contrainte et il sourit de la voir faire. Oh la délicieuse ironie que d’avoir paré cette main-là d’un bijou ! Elle a ceint son poignet gauche d’un cercle de corde et de breloques métalliques, comme autant de femmes ceignent leur annulaire gauche d’un anneau de même facture. Cette presqu’épouse d’un soir signe d’un acte synonyme leur presqu’union, sans le savoir vraiment, sans doute. La jeune femme aux allures garçonnes s’est concentrée sur le geste, sous les yeux d’un Sergueï attentif, guettant la moindre réaction. C’est avec un sourire aussi amusé qu’attendri qu’il mire cette fille de l’Ouest faire tinter d’un mouvement lent les brimborions aux allures de carillon que le bracelet arbore, comme le ferait une divinité du vent, d’une caresse de la main. Anaon est anémoi*, un délicat zéphyr** au milieu du chapiteau tzigane.

Elle a relevé vers lui un visage dont l’expression est aussi criante que le silence de ses lippes se fait ample. Aucun mot n’est prononcé ; la mercenaire partage avec le Slave cette pudeur des mots qui, inutiles, sont moins bien exprimés par les lèvres que par le cœur. Car c’est le cœur qui sourit, quand enfin les commissures de ses lèvres se meuvent, pour se diriger vers les pommettes de ses joues. Cela, c’est une victoire pour le Russe, qui sait la rareté d’un tel geste et d’une telle expression au visage anaon. Il faut le cliquetis des colifichets, mêlé au claquement des mains féminines, pour sortir Sergueï d’une torpeur toute admirative, nourrie du feu de camp sous les tentures. Au battement des mains répond ceux des tambours et la danse est lancée, aussi enivrante qu’une volte.

Il la regarde d’abord, subjugué de cette fougue qu’elle met à ne pas paraître, mais être enfin, et profiter de l’instant présent.

Très vite, les deux paires bleues s’accrochent, pour ne plus se quitter. Le Slave sourit de la chaste impudence du geste ; là où de nobles gens s’évertueraient à respecter religieusement rythme et pas à effectuer, ces deux-là entament un ballet aussi païen qu’irrévérencieux des convenances. Le rire et l’amusement sont les seuls maîtres de leur jeu de gestes ; à eux deux s’ajoute une certaine indolence, une suavité, même, comme elle contourne habilement son corps en tournoyant. La musique, les pas, les danses, ces cris aigus de femmes aux langues aguerries, ce serpent de femme qui tournoie, suave, autour de lui comme le reflet des ombres et des flammes lèchent d’une ombre ondulante les pans des tentures… C’est enivrant et merveilleux de légèreté. La chaleur teinte ses joues et imprime ses tempes de perles salées, et qu’importe, alors ? Il n’y a plus personne qu’eux deux dans cette ronde folle, et les gestes, naturels, se répondent et se quémandent. Le souffle manque et pourtant, il lui semble qu’il respire mieux que depuis plusieurs lunes ; rien ne compte plus à ses yeux que les présents, en cette heure-ci. Il a passé des nuits à étancher ses questions à la frappe et aux lueurs ondines des godets et pourtant ce soir, il est ivre. C’est une sobre ivresse que de pouvoir enfin soulager sa conscience et sa mémoire de ses tourments, rien qu’un temps, rien qu’un moment, comme cet instant-là où elle vient reposer son front à son épaule, et conférer à l’os dur des allures d’écrins soyeux. Enfin, elle lui offre le statut qu’il a souhaité endosser des dizaines de fois ; enfin elle lui donne l’occasion de porter ses fardeaux. La main droite slave s’approche pour épouser ses reins dans un instinct de protection, mais déjà quitte-t-elle ses bras, à peine l’a-t-il frôlée. Malgré les barrières repoussées, la Fortune conserve ses interdits.

Au geste anaon un autre répond, antonyme d’intentions ; là où elle s’éloigne, un tzigane, de l’autre côté de la tente, s’empresse de rejoindre un groupe de danseurs. La seconde suivante, le gitan enserre fermement le poignet gracile d’une belle mouvante qui lui a préféré un autre partenaire, par orgueil, par jalousie, ou bien les deux. A quelque distance, donc, les cris de l’homme, entre colère et passion, retentissent. Le voilà qui meut sa rage en chant ; d’une voix grailleuse, menaçante, inquiétante même, il fait de ses tares un art. Sans relâcher son empreinte à la chair tannée de soleil que l’avant-bras présente, un coup de rein lui fait gonfler le poitrail dans une attitude de paon. La roue de plumes est singée d’une ronde du bras, qui s’en vient se lever, dans une posture de frappe, mais l’homme n’en fait rien. Le pied est rivé à l’intérieur du pied féminin, et la jambe droite glisse de côté, dans un mouvement charmant de dévotion. La jeune gitane en perd quelque hauteur, qui renforce l’homme dans sa superbe – le tango est lancé. Bientôt, les tambourins rejoignent la fête des passions et battent alors, comme le ferait un cœur épris – c’est une chamade. Le feu même semble en reprendre vigueur ; le diable s’est invité à cette danse macabre.

La main droite de Sergueï cherche sa semblable du côté féminin, tandis qu’il se penche à elle pour murmurer, dans l’intention de la mener vers la sortie :


- Je ne suis pas certain que nous devions nous en mêler ; laissons-les régler ces affaires-là, tu veux ? A moins que tu ne veuilles faire un carnage, auquel cas, ma foi, j’peux t’prêter une dague, mais il me semble que les femmes ne devraient pas…

Oui, parce qu’il est parfois malin et… parfois non. De là à supposer qu’elle soit mercenaire, alors qu’il ne l’a vue qu’en dame de compagnie d’une môme insupportable… Le pas est peut-être un peu… grand.


* Anemoi: Divinités du vent, dans la mythologie grecque
** Zéphyr : Vent de l'Ouest, dans la mythologie grecque

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Anaon


    Des voiles d'ivresse accrochés à sa poitrine palpitante. De l'extase de ces moments de joie qui vous colle des vertiges. Ces instants de pureté sans heurt que l'on ressent si rarement. L'ineffable et l'inqualifiable que les mots imparfaits ne pourraient décrire, ou n'en brosser qu'un portrait grossier, une sculpture à la glaise imprécise. Essence galvaudée de vouloir être expliquée. Que l'inspiration qui déploie sa poitrine est salutaire, parcourue des fragrances de la peau mâle qui sont à l'instant un cataplasme pour son âme. Quand la main frôle ses reins, elle aimerait à nouveau plonger son front dans le cou slave, dans l'abandon le plus total de son âme. Mais l'agitation qui gronde doucement la préserve de toute tentation. Les pensées s'arrachent à sa petite folie, tournant le bleu des prunelles vers la scène qui se déroule de l'autre côté du feu. Instinctivement, elle avance d'un pas, se plaçant plus encore sous la coupole du giron Novgorod. Par peur ? Non. Mais par inconscience de vouloir trouver un peu de la chaleur et de la tendresse qu'elle se refuse toujours.

    Elle laisse la main trouver la sienne, et dans une réponse muette, les doigts féminins se lient aux masculins. Au murmure la mine est douce, tandis que les azurites contemplent toujours muettement l'étrange danse qui se pavane sous ses yeux. Calmement, le menton acquiesce, docile.

    _ Oui... Laissons aux autres les affres de la nuit.

    La notre n'aura pas d'écueil. L'Anaon se laisse entraîner, bifurque sans lâcher la main du blond, pour passer un bras par les manches de son gilet et récupérer la flasque. Et les lui tend, alors qu'un dernier regard se perd dans le feutre de cette ambiance hors du temps. Un vague remerciement fuse à qui voudra l'entendre, et le duo quitte alors ce doux écrin de chaleur.

    La fraîcheur de la nuit se fait immédiatement ressentir quand l'aura des flammes est quitté. Et si la peau se pare d'une fine chair de poule la sicaire n'en ressent aucune froideur. A cet instant, rien ne saurait la geler. Ni le noir de la nuit, ni son froid, ni son silence. Il a arrêté de pleuvoir, mais le sol détrempé est nappé de flaques qui se moirent sous les quelques lueurs qui percent les ténèbres, claquant d'une myriade de gouttelettes à chacun de leur pas. A nouveau, la pantomime les enrobe. Et le blanc qui clôt leur bouche n'a rien de dérangeant. Simple saveur de se sentir deux, même si c'est éphémère. La chaleur d'une paume contre la sienne. Une seconde respiration qui l'accompagne. Le regard de l'Anaon glisse sur le visage de son comparse, simplement pour s'assurer qu'il la suivra encore. Alors à nouveau, elle l'entraine parmi l'écheveau des ruelles. Elle ne l'emmène pas très loin, non, dans une rue modeste et calme, où l'on pourrait voir des toits, les hauteurs de la cour des Miracles qui s'anime à quelques encablures.

    Une enseigne tangue doucement au fond de la percée, et le dépavé de la rue se joue d'ombres et de lumière crachées par une large fenêtre qui garde la vie derrière son verre. Une goutte éclate lourdement sur l'épaule mercenaire. Le nez se lève pour contempler le ciel d'encre bien décidé à se faire averse à nouveau. A peine la réflexion se fait que l'ondée craque et l'éther se fend. Elle n'attend pas pour tirer soudainement Sergueï sur les derniers mètres, dans une course qui affole soudainement son cœur. La porte de l'auberge est poussée à la volée, ils s'y engouffrent comme deux diables. Et l'Anaon s'arrête aussi brutalement qu'elle a couru, un sourire de gosse plaqué sur le visage. Elle passe une main dans ses cheveux humides. L'établissement dévoile son ventre, salle commune aux allures de taverne sympathique ou des hommes échangent rires et pichets. Un visage qui rassure se tourne vers le Slave, et lâchant doucement sa main, la balafrée se rapproche du comptoir. A la voir, le tenancier jette immédiatement son torchon sur l'épaule pour sortir quelque part à l'abri des regards, un vieux baluchon en toile de jute qu'il pose au coin du plateau. Les doigts féminins s'en saisissent quand la tête remercie d'un simple salut. Et la mercenaire se détourne alors pour gagner l'escalier qui mène à l'étage, invitant d'un geste des doigts le géant à la suivre.

    La volée de marche est avalée, et l'Anaon mène son comparse à travers un couloir percé de portes. Elle s'arrête devant l'une d'elle, et peine ses pas s'immobilisent, qu'un raffut s'anime derrière le pan de bois. Ça gratte. Ça craque. On entend des petits « pop » et des bruits de respirations. Une main glisse dans son escarcelle pour en tirer une clef qu'elle lève à hauteur de son nez. Un regard à Sergueï. Le fer trouve la serrure. Alors qu'un « clac » anime le mécanisme, un couinement étouffé éclot de l'autre côté.

    _ J'ai quand même un fils... dans un sens.

    Sourire énigmatique en coin des lèvres. Et la sicaire pousse la porte pour laisser apparaître la truffe d'un gros chien noir. L'animal trépigne sur place lui faisant la fête dans un concert de jappements. A cette époque, Fenrir n'a encore que neuf mois. Neuf mois, tout comme ce fils qu'elle n'a jamais vu, si ce n'est d'une fine mèche de cheveux reçue il y a quelques jours à peine. La mercenaire entre dans cette manifestation de joie du canin qui, croisé dogue allemand, a déjà une taille plus que respectable. Mais le molosse se fige soudainement à la vu de l'homme qui se tient derrière sa mère de substitution, lâchant des aboiements nerveux et dubitatifs que l'Anaon fait taire d'une caresse.

    La femme fait place dans son antre. Sa petite chambre parisienne. Toujours la même. Toujours la même auberge depuis des années. Une pièce des plus banales comme on en trouve partout ailleurs. Vide de meuble si ce n'est de l'essentiel. Rien de personnel si ce ne sont ses affaires toujours rangées, comme toujours prêtre pour un départ perpétuel. Et si elle n'a de maison nulle part, c'est cette banale pièce qui s'y apparenterait le plus. Personne n'y est jamais entré à part elle. Personne. Et le jeune chien, présent dans sa vie depuis quelque mois seulement, est des plus perturbé de voir un autre prêt à en franchir le seuil.

    Le baluchon est posé au pied du lit, et l'Anaon s'assoit à son bord, laissant la place à Sergueï pour l'y rejoindre. Les doigts empoignent avec douceur la mâchoire du gros chien pour lui embrasser tendrement le front. Et de relever ensuite le menton, pour fuir les coups de langue un peu trop insistants.

    _ Sa mère ne voulait pas de lui... Il est né une semaine à peine après mon accouchement. Alors j'm'en suis occupée... J'pouvais pas laisser cette petite boule suie mourir si jeune... Hein, Fenrir ? C'est son nom.

    Un sourire amusé. Pour ce chien, elle est sa mère, dans le sens le plus concret du terme. Et malgré le dégout et l'incompréhension qui pourrait naitre de cette action, l'Anaon a allaité ce chiot dès les premières minutes de sa vie. Et elle ne le regrette en rien. Le regarde reste rivé sur Sergueï, simplement curieuse de ses réactions, simplement désireuse de profiter encore un brin de sa présence, à lui, à qui elle offre un petit bout de son monde.

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