Serguei.novgorod
[Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ.
Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant,
Noir squelette laissant passer le crépuscule.
Dans l'ombre où l'on dirait que tout tremble et recule,
L'homme suivait des yeux les lueurs de la faulx.
Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux
Tombaient; elle changeait en désert Babylone,
Le trône en l'échafaud et l'échafaud en trône,
Les roses en fumier, les enfants en oiseaux,
L'or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux.
Et les femmes criaient : -- Rends-nous ce petit être.
Pour le faire mourir, pourquoi l'avoir fait naître? --
Ce n'était qu'un sanglot sur terre, en haut, en bas;
Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats;
Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre;
Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre
Un troupeau frissonnant qui dans l'ombre s'enfuit;
Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit.
Derrière elle, le front baigné de douces flammes,
Un ange souriant portait la gerbe d'âmes.]*
Le sourire quil lui a tendu sest comme figé. A mesure des réactions dAnaon, ces lèvres brûlantes du fiel quil avait distillé, notamment à légard de Judas, sétaient comme givrées, peu à peu, pour en rester immobiles, étirées dans un sourire badin se voulant joyeux, mais sans vie. Ses yeux, oui, ses yeux seuls témoignaient de ce quil était désolé davoir mis le doigt entre larbre et lécorce, davoir appuyé, justement, précisément là où la plaie était béante, sans jamais toutefois lentrevoir.
Aux lueurs glanées de bougies et candélabres tsiganes, Sergueï se fait pantomime immobile. Sa large carcasse en ombre chinoise au pan de tissu tendu derrière eux ne se meut pas dun pouce, et pourtant, en dedans, il crie sa rage davoir été assez idiot pour plonger Anaon dans un tel mutisme, soudain, quand elle nétait que douceur, que tendresse, et quempathie pour son sort dimbécile. Un voile translucide semble les séparer un instant, et lui est incapable de bouger, le moins du monde, raide de gêne et de remords.
Sans le savoir, elle la plongé dans la tempête de tourments qui habitent ses nuits depuis quil sait Lyson pleine de vie. Il en a engendré des bâtards, au gré des routes, des chemins et des escales qui ont parsemé ses trajets de toutes sortes ; une kyrielle de petits blonds aux yeux clairs narguent peut-être de leur chevelure dor et de leur morgue de sourire un père rembruni, au regard soupçonneux et à la chevelure ébène ; prennent dassaut leurs petits camarades de jeu, courent et virent, puissants et beaux comme des dieux. Il les imagine parfois, ces angelots aux traits harmonieux, éclabousser aux lavoirs leurs lavandières de mères, ou bien cueillir quelque fleur lors dune transhumance, si celle-ci est bergère. Jouer à battre les draps, quand leur génitrice de servante refait le lit dun comte ou dun Duc, après avoir partagé le sien avec le Prince de Novgorod. Peut-être même que lun de ses petits non-héritiers est assez âgé maintenant pour avoir mis son corps au service de tel ou tel boucher de comté ou duché qui senorgueillit de compter en ses rangs « ce bel uniforme, oh ce beau lieutenant, différent des hommes dici, blond et grand, le sourire éclatant dun prince charmant »**. Oui, peut-être. Peut-être.
Naguère, il nen était pas une qui nadmirât son port de tête altier, la qualité de sa chemise de bonne facture, ou bien de son gilet de peau, sans manche ; cette sorte duniforme quil portait toujours, quand il ne préférait pas le simple habit de sa peau musculeuse, comme il en serait le cas lorsquil se serait installé, quelques mois plus tard, à soccuper de redresser des barrières, à soccuper de son bétail, à travailler le bois dun berceau ou dune couche quil aura lui-même fabriqués, le cuir de sa peau rougissant et cuisant à un soleil brûlant, caressant de ses rayons chaleureux les creux et vallées sculptées de son torse musculeux. Il nen était pas une quil eut méprisé, après ces étreintes fugaces dune nuit ou de quelques, lors dun arrêt plus important. Jamais. Jamais navait-il quitté une petite, dans lombre encore persistante dune aurore naissante, disparaissant comme il était apparu. Il avait le respect des corps offerts, davantage que celui des corps pris, contre le gré de leurs propriétaires, par lacération, jentends. Une fois, une seule, avait-il pris un corps de force autrement que par sa lame dacier, celle de chair meurtrissant et avilissant une enveloppe charnelle non consentante. Un autre temps, un autre instant. Révolu, comme il naurait jamais dû avoir lieu.
Il a même presquadopté un gamin, par delà les frontières, jusquau Sud des royaumes. Lors dun séjour à côté dUzès, il est entré en taverne, maussade, furieux après lune de ses comparses de lépoque, et le gosse, loin dêtre impressionné, lui a affirmé quil pourrait le vaincre, tout fort quil était. Quand Sergueï a demandé à lenfant comment une telle chose serait possible, celui-ci la enjoint de poser un genou à terre. Lors que le Slave sexécutait, curieux, le gamin lui sautait au cou, et baisait sa joue de ses lèvres délicates. Transpercé jusquaux tréfonds de lâme et du cur, le colosse sétait aussitôt vu enchaîné des fers de la tendresse envers ce têtard, qui, même sil nen avait pas conscience, avait suscité la protection du Russe depuis lors. Ainsi, Sergueï prenait régulièrement des nouvelles du mouflet, par lui-même ou par dautres, lui écrivait, envoyait écus ou jouets, joignait parfois à sa veuve de mère une petite somme rondelette ou un bijou à revendre, bref Vaincu, il lavait été, et létait toujours. Prémices de sentiments paternels, ces attentions nétaient rien en comparaison à la promotion que son statut allait acquérir sous peu. De géniteur à protecteur, Sergueï deviendrait Père, enfin.
Père.
Limage du sien apparaît, fugace, à son esprit. Brutal, violent, sadique, tortionnaire. Un faiseur de dureté plutôt quun éducateur. Un formateur ès barbarie, voilà ce quil avait été, ce Paternel. Lhorreur en héritage, et Sergueï en avait fait profiter lusufruit à chacun des croisés quittés un peu moins entiers quà son arrivée. Il avait distillé ses apprentissages, jusquà en devenir artiste, au cirque des combats impurs. Un virtuose funeste, funambule aux veines coupées, jongleur de lames, auguste de la mort. Un saltimbanque du trépas, un voltigeur, de grâce en souplesse. Un artiste. Un triste artiste, dorénavant, au spectacle de ses échecs successifs. La vie avait fini par lever son pouce à son endroit. La grâce. Le pardon. Le repentir. La faucheuse, elle, avait tiré sa révérence, en respect devant lun de ses pourvoyeurs les plus talentueux, et sen était allée, à reculons, jusquà la prochaine rencontre, plus définitive. Plus tardive, on lespère. Lui nest pas de ceux qui courent à sa rencontre, pour létreindre de bras désespérés, dépités. Lui fait ce quil peut pour léviter, jusque là, sans peur toutefois, car il sait quelle reviendra danser, avec lui cette fois. Un dernier tour de danse, un dernier spectacle, un dernier tour et puis sen vont.
Ses terreurs nocturnes sont davantage tournées vers lenfant à naître, vers sa mère. Il sait que lors des naissances, les pères sont impuissants, et il na jamais été confronté à cette sensation de ne pouvoir rien faire pour aider face à la douleur. Dabord, et en premier lieu, parce que généralement, cétait lui, la cause de la peine physique Ensuite, parce quil a toujours fui, dès lors que lune ou lautre lui annonçait être grosse, si jamais il était resté assez longtemps pour lapprendre. Enfin, parce quavant Lyson, il ne sen souciait pas, tout simplement. Il avait commencé à sinquiéter pour les femmes enceintes et pour leur sort dès lors quil avait fait la connaissance dAnaon, ronde de vie, si pleine de grâce lorsquelle subissait le joug dun tyran amoureux, ou celui de lamour du tyran, à bien y réfléchir. Il avait alors découvert ce quétaient linquiétude et le tourment face au sort dune femme en passe de devenir Mère, lui qui navait jamais considéré les femmes que comme des « filles », avant cela. Anaon enceinte, elle portait lenfançon à venir comme une force, pas comme un fardeau. Jamais ne lavait-il entendue se plaindre ou maugréer suite au poids de sa charge à ses reins ou son corps déformé par la vie lhabitant, jamais. Preuve que Sergueï était un homme à gosses, il était devenu « époux » factice précisément à ce moment-là. A ce jeu de rôles, la paternité sétait ajoutée, plus vraiment comme un jeu mais comme éventualité, et, il fallait bien lavouer, comme opportunité réelle. Il lavait même répondu à cette gamine dont lAnaonne était affublée ; oui, il aurait assumé cet enfant comme sil eut été le sien. De toutes ses paternités supposées, il était depuis un instant confronté à la première perte. Comme sil eut été le sien. Sil ressent de la peine, cest également égoïste ; cest une idée qui sen va, cette enfant parti, ce gamin-là.
Le moment est solennel, et si elle se sent seule de tristesse, celle-ci trouve un écho au cur slave. Cest un peu son gosse qui sest éteint au giron anaon. Et cette douleur là, quil ressent, déplacée, malvenue peut-être, fait résonnance à sa peur de perdre lenfant que Lyson porte, et laisse croître en son ventre rond. Perdre lenfant, le voir séteindre. Un enfant mort, cest lavenir qui séteint, cest la vie qui sachève, quand le couperet tombe. Quelle avancée, après ? Quel chemin, quand la route sest éteinte, sans repère ? Quel avenir, dis ? Quand sous le ciel des possibles, les étoiles forment un lit à la veillée funèbre ? On met en terre les gosses, et alors, quest-ce quil advient ? Ces bêchées, cest cette poussière dans la gorge, qui la pique sans arrêt, qui lirrite, qui éteint la mer des larmes aux digues des paupières, trop amères pour être versées. Cest la fin, quand lavenir nest plus. Quel Dieu, alors, crois-tu ? Quel Très-Haut peut-il tomber si bas quil fait dire à un père sur la tombe de sa fille, main à la froide pierre « sens-tu que je suis là ? »***. Foutaises que le Destin ; lamertume est tragique, et le spectacle antique des mères nourricières, la pire des comédies. Masques de peine et lits sous la terre, voilà ce que cest vivre. Vivre, cest comprendre être mort, bien avant que ça narrive.
Pauvre gosse. Pauvre dElle.
Ses pensées ont dû senchaîner en quelques secondes, tandis que son teint virait de porcelaine à livide, sans quil ny puisse rien. Elle a pongé les yeux au sol, comme si elle regardait une tombe invisible, comme si elle mirait sur le sable, la boîte dans laquelle son enfant repose alors. Il est allé trop loin, sans le savoir. Il sen veut et se conjure, en dedans, de trouver une solution, deffacer dun seul coup sa méprise et les maux féminins, où il la lui-même replongée à linstant, comme sil leut jetée dans un abyme sans fond, le pense-t-il. Et comme il ne peut se mouvoir, cest elle qui rompt le manque de gestes, cest elle qui pourfend le rideau translucide qui fait office de paroi entre eux, depuis LA révélation de la mort du petit.
Elle saisit sa large main, dune main tendre mais sûre, dans laquelle il devine ladage bien connu ; une main de fer dans un gant de velours. Cette paume là doit être sûre, habile, dans tout ce quelle fait, et la sensation de ce potentiel sous cette peau si douce le surprend ; le sidère. Il la laisse faire, enserrer son poignet dun écrin de douceur ; lui se sent bête puissante maîtrisée par plus petite créature, plus belle aussi. La Belle et la Bête. Cétait déjà le cas au premier soir de leur relation. Il tressaille comme elle tremble ; il se retrouve un peu malhabile, comme il lui laisse toute latitude sur cette manche quelle relève pour faire disparaître le sang qui la macule. Elle a plus de talent que lui, pour effacer les stigmates, que ce soit ceux du forfait passé de Sergueï que ceux de son propre visage et de son propre cur. Mis à part son teint pale, rien ne reste de ce quelle a montré ; ses tremblements répondent aux tressaillements des mains masculines, et il lécoute poursuivre. Et ce qui le choque à linstant T, cest la façon dont elle agit, en protectrice, en douce moralisatrice, en en mère à son égard.
Elle sadresse à lui comme une mère parlerait à son garçon, et le gronderait de sêtre battu avec un camarade de jeux ; comme une mère tenterait de raisonner son garçon, après une énième bêtise, comme une mère quelle nest pas. Et il le regrette. Elle a raison, quand elle lui explique que son attitude est vaine, quelle ne changera rien, quelle naura de poids ni sur son passé ni sur son avenir. Sa sur valait-elle ce fardeau ? Cette question reste en suspends, quand lui, ne sen préoccupe plus, et ne songe quà cette femme quil a en face de lui, quia posé ses mains sur son poignet, et qui souffre le martyr par sa faute. Cette entrevue aurait pu être cordiale, amicale, superficielle ; elle sest muée en quelque chose de plus profond, dintime, aussi intime que cette main libre, chaude, quil pose sur le dos de la sienne, mal assurée. Tant de pudeur dans le geste, pour compléter ce qui suit, ce murmure, rare dans sa bouche, chuchoté à son oreille:
- Je suis désolé. Je suis là. Je suis là, maintenant. Que puis-je pour toi ? Que puis-je pour arranger cela ? Que puis-je pour te faire oublier le tourment, là ?
Dailleurs, fait tout aussi exceptionnel, mais quil entreprend là comme un geste naturel, il relève le visage, dans lintention de déposer ses lèvres à son front, se voulant aussi tendre et apaisant quelle a su lêtre à son égard.
Le môme de tout à lheure revient auprès deux, et, avec lui, plusieurs femmes. Lheure est à la danse, à lexutoire, et les deux sont conviés par leurs hôtes, à partager une danse mauresque**** improvisée. Aux premières notes de musiques, le Slave force un sourire bienveillant, comme il plonge ses perles gris bleu aux azurites Anaonnes, et ôte sa main des siennes, pour lui présenter sa paume, et linviter à le rejoindre.
- A moi de te surprendre, ma femme.
Taquin, il ose un clin dil, bien décidé à laider à évincer, quelques instants du moins, ce quelle ressent de douleur. Danser, cest converser en silence, cest tout dire avec des gestes. Danser, au moment présent, cest choisir, pour un instant, où nous mènent nos pas. Et tout ce dont ils ont besoin, ces deux-là, cest dailleurs. Et si elle ne veut pas danser, eh bien... Qu'on délie les langues pour un ballet parlé.
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Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant,
Noir squelette laissant passer le crépuscule.
Dans l'ombre où l'on dirait que tout tremble et recule,
L'homme suivait des yeux les lueurs de la faulx.
Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux
Tombaient; elle changeait en désert Babylone,
Le trône en l'échafaud et l'échafaud en trône,
Les roses en fumier, les enfants en oiseaux,
L'or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux.
Et les femmes criaient : -- Rends-nous ce petit être.
Pour le faire mourir, pourquoi l'avoir fait naître? --
Ce n'était qu'un sanglot sur terre, en haut, en bas;
Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats;
Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre;
Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre
Un troupeau frissonnant qui dans l'ombre s'enfuit;
Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit.
Derrière elle, le front baigné de douces flammes,
Un ange souriant portait la gerbe d'âmes.]*
Le sourire quil lui a tendu sest comme figé. A mesure des réactions dAnaon, ces lèvres brûlantes du fiel quil avait distillé, notamment à légard de Judas, sétaient comme givrées, peu à peu, pour en rester immobiles, étirées dans un sourire badin se voulant joyeux, mais sans vie. Ses yeux, oui, ses yeux seuls témoignaient de ce quil était désolé davoir mis le doigt entre larbre et lécorce, davoir appuyé, justement, précisément là où la plaie était béante, sans jamais toutefois lentrevoir.
Aux lueurs glanées de bougies et candélabres tsiganes, Sergueï se fait pantomime immobile. Sa large carcasse en ombre chinoise au pan de tissu tendu derrière eux ne se meut pas dun pouce, et pourtant, en dedans, il crie sa rage davoir été assez idiot pour plonger Anaon dans un tel mutisme, soudain, quand elle nétait que douceur, que tendresse, et quempathie pour son sort dimbécile. Un voile translucide semble les séparer un instant, et lui est incapable de bouger, le moins du monde, raide de gêne et de remords.
Sans le savoir, elle la plongé dans la tempête de tourments qui habitent ses nuits depuis quil sait Lyson pleine de vie. Il en a engendré des bâtards, au gré des routes, des chemins et des escales qui ont parsemé ses trajets de toutes sortes ; une kyrielle de petits blonds aux yeux clairs narguent peut-être de leur chevelure dor et de leur morgue de sourire un père rembruni, au regard soupçonneux et à la chevelure ébène ; prennent dassaut leurs petits camarades de jeu, courent et virent, puissants et beaux comme des dieux. Il les imagine parfois, ces angelots aux traits harmonieux, éclabousser aux lavoirs leurs lavandières de mères, ou bien cueillir quelque fleur lors dune transhumance, si celle-ci est bergère. Jouer à battre les draps, quand leur génitrice de servante refait le lit dun comte ou dun Duc, après avoir partagé le sien avec le Prince de Novgorod. Peut-être même que lun de ses petits non-héritiers est assez âgé maintenant pour avoir mis son corps au service de tel ou tel boucher de comté ou duché qui senorgueillit de compter en ses rangs « ce bel uniforme, oh ce beau lieutenant, différent des hommes dici, blond et grand, le sourire éclatant dun prince charmant »**. Oui, peut-être. Peut-être.
Naguère, il nen était pas une qui nadmirât son port de tête altier, la qualité de sa chemise de bonne facture, ou bien de son gilet de peau, sans manche ; cette sorte duniforme quil portait toujours, quand il ne préférait pas le simple habit de sa peau musculeuse, comme il en serait le cas lorsquil se serait installé, quelques mois plus tard, à soccuper de redresser des barrières, à soccuper de son bétail, à travailler le bois dun berceau ou dune couche quil aura lui-même fabriqués, le cuir de sa peau rougissant et cuisant à un soleil brûlant, caressant de ses rayons chaleureux les creux et vallées sculptées de son torse musculeux. Il nen était pas une quil eut méprisé, après ces étreintes fugaces dune nuit ou de quelques, lors dun arrêt plus important. Jamais. Jamais navait-il quitté une petite, dans lombre encore persistante dune aurore naissante, disparaissant comme il était apparu. Il avait le respect des corps offerts, davantage que celui des corps pris, contre le gré de leurs propriétaires, par lacération, jentends. Une fois, une seule, avait-il pris un corps de force autrement que par sa lame dacier, celle de chair meurtrissant et avilissant une enveloppe charnelle non consentante. Un autre temps, un autre instant. Révolu, comme il naurait jamais dû avoir lieu.
Il a même presquadopté un gamin, par delà les frontières, jusquau Sud des royaumes. Lors dun séjour à côté dUzès, il est entré en taverne, maussade, furieux après lune de ses comparses de lépoque, et le gosse, loin dêtre impressionné, lui a affirmé quil pourrait le vaincre, tout fort quil était. Quand Sergueï a demandé à lenfant comment une telle chose serait possible, celui-ci la enjoint de poser un genou à terre. Lors que le Slave sexécutait, curieux, le gamin lui sautait au cou, et baisait sa joue de ses lèvres délicates. Transpercé jusquaux tréfonds de lâme et du cur, le colosse sétait aussitôt vu enchaîné des fers de la tendresse envers ce têtard, qui, même sil nen avait pas conscience, avait suscité la protection du Russe depuis lors. Ainsi, Sergueï prenait régulièrement des nouvelles du mouflet, par lui-même ou par dautres, lui écrivait, envoyait écus ou jouets, joignait parfois à sa veuve de mère une petite somme rondelette ou un bijou à revendre, bref Vaincu, il lavait été, et létait toujours. Prémices de sentiments paternels, ces attentions nétaient rien en comparaison à la promotion que son statut allait acquérir sous peu. De géniteur à protecteur, Sergueï deviendrait Père, enfin.
Père.
Limage du sien apparaît, fugace, à son esprit. Brutal, violent, sadique, tortionnaire. Un faiseur de dureté plutôt quun éducateur. Un formateur ès barbarie, voilà ce quil avait été, ce Paternel. Lhorreur en héritage, et Sergueï en avait fait profiter lusufruit à chacun des croisés quittés un peu moins entiers quà son arrivée. Il avait distillé ses apprentissages, jusquà en devenir artiste, au cirque des combats impurs. Un virtuose funeste, funambule aux veines coupées, jongleur de lames, auguste de la mort. Un saltimbanque du trépas, un voltigeur, de grâce en souplesse. Un artiste. Un triste artiste, dorénavant, au spectacle de ses échecs successifs. La vie avait fini par lever son pouce à son endroit. La grâce. Le pardon. Le repentir. La faucheuse, elle, avait tiré sa révérence, en respect devant lun de ses pourvoyeurs les plus talentueux, et sen était allée, à reculons, jusquà la prochaine rencontre, plus définitive. Plus tardive, on lespère. Lui nest pas de ceux qui courent à sa rencontre, pour létreindre de bras désespérés, dépités. Lui fait ce quil peut pour léviter, jusque là, sans peur toutefois, car il sait quelle reviendra danser, avec lui cette fois. Un dernier tour de danse, un dernier spectacle, un dernier tour et puis sen vont.
Ses terreurs nocturnes sont davantage tournées vers lenfant à naître, vers sa mère. Il sait que lors des naissances, les pères sont impuissants, et il na jamais été confronté à cette sensation de ne pouvoir rien faire pour aider face à la douleur. Dabord, et en premier lieu, parce que généralement, cétait lui, la cause de la peine physique Ensuite, parce quil a toujours fui, dès lors que lune ou lautre lui annonçait être grosse, si jamais il était resté assez longtemps pour lapprendre. Enfin, parce quavant Lyson, il ne sen souciait pas, tout simplement. Il avait commencé à sinquiéter pour les femmes enceintes et pour leur sort dès lors quil avait fait la connaissance dAnaon, ronde de vie, si pleine de grâce lorsquelle subissait le joug dun tyran amoureux, ou celui de lamour du tyran, à bien y réfléchir. Il avait alors découvert ce quétaient linquiétude et le tourment face au sort dune femme en passe de devenir Mère, lui qui navait jamais considéré les femmes que comme des « filles », avant cela. Anaon enceinte, elle portait lenfançon à venir comme une force, pas comme un fardeau. Jamais ne lavait-il entendue se plaindre ou maugréer suite au poids de sa charge à ses reins ou son corps déformé par la vie lhabitant, jamais. Preuve que Sergueï était un homme à gosses, il était devenu « époux » factice précisément à ce moment-là. A ce jeu de rôles, la paternité sétait ajoutée, plus vraiment comme un jeu mais comme éventualité, et, il fallait bien lavouer, comme opportunité réelle. Il lavait même répondu à cette gamine dont lAnaonne était affublée ; oui, il aurait assumé cet enfant comme sil eut été le sien. De toutes ses paternités supposées, il était depuis un instant confronté à la première perte. Comme sil eut été le sien. Sil ressent de la peine, cest également égoïste ; cest une idée qui sen va, cette enfant parti, ce gamin-là.
Le moment est solennel, et si elle se sent seule de tristesse, celle-ci trouve un écho au cur slave. Cest un peu son gosse qui sest éteint au giron anaon. Et cette douleur là, quil ressent, déplacée, malvenue peut-être, fait résonnance à sa peur de perdre lenfant que Lyson porte, et laisse croître en son ventre rond. Perdre lenfant, le voir séteindre. Un enfant mort, cest lavenir qui séteint, cest la vie qui sachève, quand le couperet tombe. Quelle avancée, après ? Quel chemin, quand la route sest éteinte, sans repère ? Quel avenir, dis ? Quand sous le ciel des possibles, les étoiles forment un lit à la veillée funèbre ? On met en terre les gosses, et alors, quest-ce quil advient ? Ces bêchées, cest cette poussière dans la gorge, qui la pique sans arrêt, qui lirrite, qui éteint la mer des larmes aux digues des paupières, trop amères pour être versées. Cest la fin, quand lavenir nest plus. Quel Dieu, alors, crois-tu ? Quel Très-Haut peut-il tomber si bas quil fait dire à un père sur la tombe de sa fille, main à la froide pierre « sens-tu que je suis là ? »***. Foutaises que le Destin ; lamertume est tragique, et le spectacle antique des mères nourricières, la pire des comédies. Masques de peine et lits sous la terre, voilà ce que cest vivre. Vivre, cest comprendre être mort, bien avant que ça narrive.
Pauvre gosse. Pauvre dElle.
Ses pensées ont dû senchaîner en quelques secondes, tandis que son teint virait de porcelaine à livide, sans quil ny puisse rien. Elle a pongé les yeux au sol, comme si elle regardait une tombe invisible, comme si elle mirait sur le sable, la boîte dans laquelle son enfant repose alors. Il est allé trop loin, sans le savoir. Il sen veut et se conjure, en dedans, de trouver une solution, deffacer dun seul coup sa méprise et les maux féminins, où il la lui-même replongée à linstant, comme sil leut jetée dans un abyme sans fond, le pense-t-il. Et comme il ne peut se mouvoir, cest elle qui rompt le manque de gestes, cest elle qui pourfend le rideau translucide qui fait office de paroi entre eux, depuis LA révélation de la mort du petit.
Elle saisit sa large main, dune main tendre mais sûre, dans laquelle il devine ladage bien connu ; une main de fer dans un gant de velours. Cette paume là doit être sûre, habile, dans tout ce quelle fait, et la sensation de ce potentiel sous cette peau si douce le surprend ; le sidère. Il la laisse faire, enserrer son poignet dun écrin de douceur ; lui se sent bête puissante maîtrisée par plus petite créature, plus belle aussi. La Belle et la Bête. Cétait déjà le cas au premier soir de leur relation. Il tressaille comme elle tremble ; il se retrouve un peu malhabile, comme il lui laisse toute latitude sur cette manche quelle relève pour faire disparaître le sang qui la macule. Elle a plus de talent que lui, pour effacer les stigmates, que ce soit ceux du forfait passé de Sergueï que ceux de son propre visage et de son propre cur. Mis à part son teint pale, rien ne reste de ce quelle a montré ; ses tremblements répondent aux tressaillements des mains masculines, et il lécoute poursuivre. Et ce qui le choque à linstant T, cest la façon dont elle agit, en protectrice, en douce moralisatrice, en en mère à son égard.
Elle sadresse à lui comme une mère parlerait à son garçon, et le gronderait de sêtre battu avec un camarade de jeux ; comme une mère tenterait de raisonner son garçon, après une énième bêtise, comme une mère quelle nest pas. Et il le regrette. Elle a raison, quand elle lui explique que son attitude est vaine, quelle ne changera rien, quelle naura de poids ni sur son passé ni sur son avenir. Sa sur valait-elle ce fardeau ? Cette question reste en suspends, quand lui, ne sen préoccupe plus, et ne songe quà cette femme quil a en face de lui, quia posé ses mains sur son poignet, et qui souffre le martyr par sa faute. Cette entrevue aurait pu être cordiale, amicale, superficielle ; elle sest muée en quelque chose de plus profond, dintime, aussi intime que cette main libre, chaude, quil pose sur le dos de la sienne, mal assurée. Tant de pudeur dans le geste, pour compléter ce qui suit, ce murmure, rare dans sa bouche, chuchoté à son oreille:
- Je suis désolé. Je suis là. Je suis là, maintenant. Que puis-je pour toi ? Que puis-je pour arranger cela ? Que puis-je pour te faire oublier le tourment, là ?
Dailleurs, fait tout aussi exceptionnel, mais quil entreprend là comme un geste naturel, il relève le visage, dans lintention de déposer ses lèvres à son front, se voulant aussi tendre et apaisant quelle a su lêtre à son égard.
Le môme de tout à lheure revient auprès deux, et, avec lui, plusieurs femmes. Lheure est à la danse, à lexutoire, et les deux sont conviés par leurs hôtes, à partager une danse mauresque**** improvisée. Aux premières notes de musiques, le Slave force un sourire bienveillant, comme il plonge ses perles gris bleu aux azurites Anaonnes, et ôte sa main des siennes, pour lui présenter sa paume, et linviter à le rejoindre.
- A moi de te surprendre, ma femme.
Taquin, il ose un clin dil, bien décidé à laider à évincer, quelques instants du moins, ce quelle ressent de douleur. Danser, cest converser en silence, cest tout dire avec des gestes. Danser, au moment présent, cest choisir, pour un instant, où nous mènent nos pas. Et tout ce dont ils ont besoin, ces deux-là, cest dailleurs. Et si elle ne veut pas danser, eh bien... Qu'on délie les langues pour un ballet parlé.
*Victor Hugo, Mors, poème intégral.
**Tournent les violons, JJG, allusion.
***Victor Hugo, A Villequier, allusion.
****Danses mauresques : danses lascives utilisées au Moyen-Age, très florissantes en Espagne après linvasion maure du 7ème siècle, et par la suite très favorisées par le Sultan de Constantinople Soliman et son Vizir Ibrahim. Celles-ci se sont diffusées largement auprès du peuple entre 800 et 1500, notamment chez les tsiganes, et restèrent si profondément ancrées dans la culture populaire quon en retrouve les stigmates dans les fandangos et les cachuchas de Séville et de Grenade.
**Tournent les violons, JJG, allusion.
***Victor Hugo, A Villequier, allusion.
****Danses mauresques : danses lascives utilisées au Moyen-Age, très florissantes en Espagne après linvasion maure du 7ème siècle, et par la suite très favorisées par le Sultan de Constantinople Soliman et son Vizir Ibrahim. Celles-ci se sont diffusées largement auprès du peuple entre 800 et 1500, notamment chez les tsiganes, et restèrent si profondément ancrées dans la culture populaire quon en retrouve les stigmates dans les fandangos et les cachuchas de Séville et de Grenade.
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