[A une date indéterminée, autant pour lui que pour ses futurs environs]
Mmmmmffffff...
Une longue inspiration. Lentement, il gonfle ses poumons, les emplit de l'air franc-comtois, dernière région par laquelle il est passé.
Dans quelques secondes, et plus précisément dans un pas, il va enfin entrer en Lorraine.
Des jours et des jours qu'il attend ça. Qu'il espère ça. Que son cerveau cogite dans tous les sens sur le pourquoi du comment. Des jours entiers à tenter de trouver sa route, à se faire lire les panneaux indicateurs, à travailler à droite à gauche pour gagner son pain et celui de sa petite compagne de route, à en planquer dans le bas de laine (ou plutôt dans un endroit de ses braies qui lui fera un avantage pour l'oeil des dames), à attendre au pied des panneaux un péquenot, une roture, un bourgeois bouffi pour être sûr qu'il va bien au bon endroit.
La Lorraine.
Pour beaucoup, l'eldorado est à l'autre bout du monde. Des bateaux qu'il faut prendre, qu'ils disent, pour aller vers des terres où le sol disparaît sous la soie, où les aliments n'ont plus le même goût tellement les épices poussent partout. Des pays où le blé et la farine ne deviennent pas du pain, mais des longues ficelles à suçoter bruyamment. D'autres disent que par terre aussi on peut y aller. Mais faut marcher si longtemps que le pied devient la semelle des chaussures, que la peau devient noire comme du cuir tellement il faut chaud ; faut marcher si longtemps que tu arrives là-bas quasiment pour creuser ta tombe.
Pour lui, l'eldorado est à quelques centimètres.
La Lorraine.
Aaaaaaaaaaahh...
Expire-t-il joyeusement alors que sa semelle sur-usée se pose enfin sur le sol lorrain. Enfin se pose... Regardant le lointain, il n'a pas pris garde au maudit petit caillou venu enfoncer sa voûte plantaire et trouver le peu de cuir qu'il lui restait. Mais même ce maudit petit caillou ne peut changer son humeur joyeuse et pleine d'espoir.
Son voyage va bientôt prendre fin.
Il ne l'a pas vu revenir. N'a aucune nouvelle, alors il prend son temps, histoire d'être sûr d'arriver au moins mauvais moment. Des rumeurs de guerre, des rumeurs de brigandage. C'est bien, c'est source de commerce ; mais dans un premier temps, ça peut surtout être source de gros dépouillage.
Remontant son baluchon sur son épaule, il se met à siffloter joyeusement alors que ses pas reprennent leur route.
Nouvelle vie, nouvelle ambition. Pas de ville. Pas de nobles. Pas de raclée parce qu'il refuse d'écouter le curé du village annôné ses lettres, ses chiffres et ses saletés d'addition. Enfin un pays où un ignare comme lui pourra s'épanouir.
[Aux environs du 20 août]
La colline de Vaudémont n'est plus seulement une ombre dans le lointain, elle est maintenant voluptueusement arrondie sous ses pieds.
Bon, lui est entré adroitement et habilement en ville. Il a profité que les douaniers et la maréchaussée s'agitent en tout sens devant l'armée qui commençait à s'étaler de l'autre côté de sa route pour se faufiler entre les murs, juste avant leur fermeture par précaution. C'est ça que d'entraîner ses reins à d'adroits et habiles coups.
Il avait même eu le temps de recevoir une missive, à laquelle il s'était empressé de répondre. Enfin de répondre. Un sourire carnassier s'étale sur ses lèvres. Il a fait répondre. Illétré un jour, illétré toujours ! Pense-t-il en passant ses mains dans ses cheveux.
Dernier jour dans cette miteuse auberge dudit quartier Sud. S'il ne trouvait pas rapidement un emploi un peu mieux rémunéré que cette satanée et poussiéreuse mine, son projet allait prendre l'eau.
Le miroir crasseux dans lequel il se regarde pour se couper maladroitement la barbe au rasoir mal affûté lui renvoie pour la millième fois son reflet, source de grande perplexitude.
Quelle ironie du sort d'être né blond. Tant de gens font tout pour le devenir artificiellement et lui, il lui suffit de se réveiller. Cela dit, il doute que beaucoup de nobliaux aient envie de sa chevelure. Frisé mouton s'ils sont courts. Filasse gras s'il les laisse pousser. C'est d'ailleurs pour ça qu'il les coupe souvent ; ça lui évite de se les laver et il peut occuper son temps à des choses plus utiles. Cela lui évite aussi de voir le retour de la vermine qui lui a usé les ongles à force de se laver le crâne.
Prochain objectif que lui rappelle aussi ce miroir toujours aussi crasseux : se remplumer. Maigre comme un clou, ce n'est pas le genre de physique qui inspire la confiance. Il allait devoir manger plus correctement. Mais ça aussi, ça dépend des emplois. Ca aussi, ça dépend des rentrées d'argent.
Il devenait plus qu'urgent de trouver une masure en ruine ou à l'abandon pour les y poser...
Par contre, à son grand dé(plaisir), le miroir profondément crasseux lui renvoie l'éclat de ses yeux gris. Seul détail d'un physique banal, sur une personnalité qu'il travaille à rendre profondément banal, peu de personnes oubliaient l'éclat d'acier quand ils croisaient son regard. Ce qui l'obligeait souvent à baisser les yeux ou à faire pousser ses cheveux (point lui causant moultes soucis, encore et toujours).
Tirant une dernière fois sur sa chemise gris propre (ou blanc sale, c'est selon l'état d'esprit de celui qui le regarde), remontant la culotte gris foncé (ou blanc très sale sortant de la mine, là encore c'est selon), il se détourne de son observation avant de devenir trop désagréable envers lui même, ou de s'apitoyer encore sur ce détail trop gênant qu'est la couleur de ses yeux.
Il était aussi temps de tâter le pouls de Vaudémont.
Les brigands avaient pris le village (ce qui n'était pas dur vu les deux pauvres maréchaux qui le gardent, gnarkait-il dans sa barbe), ils avaient pris l'auberge principale, plus loin vers la place centrale. Les rumeurs voulaient qu'ils proposent des emplois bien rémunérés.
Il était temps d'aller tâter le pouls de l'argent de ce bled oublié des dieux, du Dieu et même des hommes.
Il aime ce genre de village. Plus personne n'y prend garde. La preuve, plusieurs jours déjà qu'il rôdait dans le village, et à part deux ou trois blondinettes bien roulées (surtout une dans un pantalon qui lui faisait un cul d'enfer), une brunette que par contre il ne découvrait pas et une dounanière aux cheveux bien trop voyants, personne ne l'avait remarqué lui.
Discret discret. Plus personne ne prend garde à rien dans ce genre de village aux frontières de mondes.
Avant même que les grincements des portes et des lattes de bois mal dégrossi ne cessent, il était déjà dans l'effervescence des ruelles boueuses, en direction de la place du village.
Le fond de l'air bruissait de l'argent dont le lieu venait d'être délesté ; le vent bruissait d'un conseil qui essayait de faire quelque chose pour avoir des informations et reprendre les choses en main. Le filasse silencieux à la carrure furtive se faufilait dans les ruelles sombres, léger, rapide, ne laissant même pas de traces dans le sol. Mentalement, il notait les précautions à prendre. Jamais de commerce avec la mairie. Jamais de confiance dans le réseau de protection fédéral. L'argent chez lui, dans une planque encore à définir.
A peine quelques minutes plus tard, le voilà appuyé contre le mur d'une forge plus ou moins habitée (ou plus ou moins abandonnée, ou plus ou moins mal entretenue mais de toute façon fermée à cette heure), les bras croisés contre son torse se remettant de ses dernières toux trop profondes, le regard d'acier profite de l'émoi pour reprendre son observation des habitants.
Mwé mwé mwé... Pas extraordinaire, mais prometteur. De toute façon, il avait décidé de se lancer.
Alors qu'il reprenait sa liste mentale, la porte de l'auberge repeinte aux couleurs des brigands s'ouvre de nouveau, dans son grincement caractéristique du bois trop soudainement forcé.
Alors, voyons v... Mortecouillue ! Maugrée-t-il in petto. La blonde ! Celle au cul à faire damner trois saints et deux démons !
Perdu dans ses suppositions sur la position de la demoiselle, il en oublie toutes ses règles de prudence et laisse ses yeux la parcourir, à la limite de la décence, à la limite de la lumière et de l'ombre de la ruelle.