Anaon
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Le soleil se bombe en touchant l'horizon, saignant le ciel dans un bain crépusculaire. L'écho des cloches de Vêpres s'est dissipé depuis belle lurette, abandonnant les rues à des murmures moins religieux. C'est l'heure où les derniers travailleurs délaissent marteaux et charriots pour gagner leurs logis ou la beuverie des tavernes. Les rues se pavent des premiers remous nocturnes. Esquisses d'insomnie. Un autre monde s'éveille quand le soleil ferment les paupières, celui des pochards et des catins, certes, mais aussi celui des fards qui s'effritent et des mensonges qui se révèlent. Paris se met à nu.
Les culs-de-jattes retrouvent leurs jambes, les aveugles recouvrent la vue. La médiocrité est soudain moins minable quand on voit les mendiants du jour rire de leurs impostures autour d'un feu et d'un mauvais vin. La comédie-vermine, autre face de Paris, qui se retrouve au repère que forme la cour des Miracles. Un grouillement de bohémien, d'escamoteur, de coquillards et de trompeurs en tout genre, tel un essaim qui larmoie le jour pour mieux sortir les dards la nuit et lécher la gorge du passant imprudent qui lui a fait l'aumône trois heures auparavant. Mais qu'on se le dise, Paris n'est pas uniquement galvaudée d'écornifleurs menteurs, non. Elle suinte vraiment l'avilissement. Elle pue la pauvreté comme elle peut empester le luxe. Et cette pestilence n'atteint nulle part ailleurs son apogée que sur les quais de Seine que l'on a trop tendance à oublier.
Non, ce n'est pas aux Miracles où grouille la vermine que l'Infâme est à son paroxysme. Ce n'est pas non plus au cimetière des Innocents, où les cadavres que l'on charroie par dizaines de l'Hostel Dieu servent de graille putride aux cochons. Non. C'est près du Grand Châtelet, là où les relents des boucheries côtoient l'écurement du marché aux poissons, pour s'allier aux vapeurs corrosives qui s'échappent des tanneries. Et c'est là que l'Anaon laisse traîner ses bottes.
Les couteaux ne raclent plus les chairs. Les accents gluants des négociantes ne claquent plus dans l'air. Paris s'endort, alors que ses bas-fonds s'éveillent. Une main tâtonne son gilet pour en extraire une aumônière qui recèle un mélange d'herbe, acheté au matin même à un marchant Maure. Elle s'est collée sa longue pipe au bec, droite et fine, pour s'adonner à ce plaisir encore trop obscure dans les régions de France. Ça la change un peu de l'alcool.
Une odeur la prend soudainement aux narines. Les azurites se relèvent de l'aumônière. Elle s'immobilise. A sa droite il y a la Seine. A sa gauche, la fin des quartiers des boucheries. Droit devant, les artilleries des tanneries. Le regard se pose à ses pieds. On a peine à croire qu'on a donné un coup de balais pour chasser les viscères incomestibles des bêtes dans le fleuve. La terre exhale un relent de fer et de sucre moisi. Ce n'est pas l'eau qui la rend si boueuse... L'odeur de cadavre a tant imprégné la terre qu'on croirait que le sol est en gorgé. Croûté même. L'odeur est tellement immonde qu'elle croit en avoir le goût dans la bouche. Comme de la sanie qui lui dégoulinerait le long de la gorge. Un regard sceptique se pose sur l'herbe fraichement achetée. L'aumônière se referme dans un claquement. Ça lui a coupé toute envie de fumer. La mercenaire reprend sa route sans pour autant ôter sa pipe du coin de ses lèvres.
Devant elle, des badauds ont retourné des caisses sur les berges pour en faire des tables et des chaises improvisées. Quelques hères se joignent en claudiquant à la petite troupe déjà attablée. Ceux-là, ce sont des galeux, des vrais. Pas les comédiens de la cour des Miracles, non. Ce sont des êtres au visage boursouflé ou rongé par des maladies dont on ne veut rien savoir. Ou bien le corps déformé par des excroissances logées on ne sait comment par quelques odieux maléfices. Comme des rebuts issus de foirage monumentales de la nature, qu'elle aurait recraché par erreur sur la planète. La balafrée aurait pu choisir maints itinéraires plus agréables pour sa ballade du soir. Mais non. Ce sont les quais de Seine qu'elle a choisi.
Curieuse, la femme s'approche doucement des badauds. Les fumets d'organes avariés ont laissé place aux remontées acres des eaux usées par les tanneurs. Ou plutôt cette odeur se superpose à l'autre. Sublime cocktail de subtilité. C'est sans compter sur les fragrances de sueur et de sexes sales qui s'imposent à son nez quand elle se rapproche encore du groupuscule de... parieur. On entend des bruits de dégringolade. Elle relève la tête par-dessus les épaules voutées, amassées autour de la table de fortune. Des joueurs de dé. L'Anaon a toujours été un véritable pigeon au jeu de carte ou de hasard. Ses piètres tentatives l'ont toujours vu se récolter tous les jours d'astreintes de toute la maréchaussée. En ce temps ancien, on se faisait toujours un régale de jouer aux cartes contre la brune. Les prunelles cobaltes se font tout de même curieuses quant au déroulement de la partie. L'attention bifurque un instant sur l'un des participants. Au vu de son accoutrement d'un chamarré passé, il doit très certainement être saltimbanque. Les yeux remontent encore un peu. Légèrement en retrait, derrière lui, quelques roulottes ont investi les lieux. On ne peut qu'accorder aux baladins le mérite d'avoir su manuvré leurs engins entre les diverses constructions appartenant à la tannerie devant laquelle ils sont allègrement en train de squatter. Étrangement, l'Anaon est persuadé qu'il vaudrait mieux pour leurs matricules qu'ils quittent les lieux bien avant l'aube. Le tenancier de ce fourbi risque d'être un bien mauvais hôte. Mais là n'est pas ses affaires.
Faisant bouger la pipe entre ses dents, les azurites retournent sur la course des dés.
Musique : " Surreal ", Alice: Madness Returns OST.
Titre : Référence à Kaori Yuki. "L'Orchestre Royal de Poupée "
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- Anaon dit Anaonne - [Clik]