Il arrivait, le condamné. Il approchait, fendant la foule, et la foule s'ouvrait devant eux comme une mer houleuse. Enfin elle arrivait à apercevoir celui dont elle allait s'occuper. Un être roux, amaigri sans doute par les geôles, couvert de haillons sales, aux bras entravés par des chaines, tenu comme en laisse par deux sortes de buffets normands, les deux buffets étant précédés par un autre, qui ouvrait la voie et, de temps à autre, frappait le condamné.
Au cri du garde, annonçant que venait un criminel, une "crapule comme ils disaient, et qu'il allait recevoir son châtiment, un soupir échappa à l'Erynie, qui regardait approcher le rouquin depuis l'estrade. Elle n'aimait pas particulièrement les exécutions ou supplices publics. Trop de sentiments là-dedans. Elle n'y était pas aussi à l'aise que dans l'ombre des geôles. Et ce rouquin qui approchait... Bizarrement, pour la première fois, elle sentait que ce ne serait pas comme les autres fois. A le voir approcher lentement, en pantin désarticulé, trainé, poussé, battu par ses gardes, l'indifférence de la bourrelle laissa place à autre chose. A de la curiosité : qu'es-tce qui avait bien pu le pousser à agir ainsi, à enlever et maltraiter deux grandes figures du Comté ? Et à de la pitié. Il aurait pu être son petit frère... Il devait être plus jeune qu'elle, mais sans doute pas de beaucoup. Et il ne semblait pas avoir cet endurcissement au crime qu'avaient les autres condamnés.
Le soupir s'exhala finalement, souffle d'air filtrant entre les lèvres jusque là serrées de l'Erynie. C'était sans doute encore un mauvais tour du Destin. Un mauvais tour pour l'homme qui allait être marqué de sa main. Un mauvais tour pour tous ceux qui avaient été pris dans la tourmente fatale de ce jour funeste, quelques mois auparavant. Un mauvais tour pour leurs proches. Et un mauvais tour, dans un autre genre, pour elle, pour elle la bourrelle,, car ce jour-là, elle éprouvait de la curiosité pour les motivations d'un condamné et de la pitié pour lui.
Après tout... Ils étaient semblables, symétriques, chacun d'un côté du fil qui séparait le crime de la loi. C'était la première fois qu'elle ressentait pareille émotion, pareille impression au moment d'exécuter une sentence. Auparavant, que lui auraient importé les raisons pour lesquelles on auait enlevé et maltraité deux gandes figures du Comté ? Elle aurait simplement marqué ou exécuté le coupable. Mais ce jour-là, devant ce jeune homme qui maintenant gravissait les degré de l'estrade, ce rouquin qui chacelait mais toujours continuait sa route, comme indifférent à ce qui se passait autour de lui, elle entrevoyait pour la première fois sa proximité avec les condamnés.
Pour la première fois, elle se rendait compte qu'elle, l'Erynie, la bourrelle, et ses malheureux suppliciés étaient séparés du reste de l'humanité par un abîme vertigineux. Le commun des mortels, les nobles, les roturiers, les paysans, seigneurs, lettrés, artisans, et même les soldats n'avaient rien à voir avec les criminels ou elle. Les premiers obéissaient à la loi et y étaient volontairement soumis ; quant aux criminels et elle, par révolte ou par choix, ils s'étaient affranchis (ou avaient été affranchis) de ce carcan moral et de ces jeux d'apparences et de miroirs qui assuraient un soi-disant ordre public.
Il avait maintenant gravi les degrés de l'estrade, et il était face à elle. Les yeux noirs de la bourrelle cherchèrent le regard du rouquin pour glisser aussitôt sur son cou. Derrière la nuque, lui avait-on dit. Elle le contourna et, d'un geste rapide, l'Erynie dégagea la nuque du rouquin, dévoila une longue cicatrice. Laide, fort laide cicatrice. A son goût du moins... Elle profita de sa position pour lui glisser, assez bas pour n'être pas entendue par les gardes qui étaient montés à sa suite :
Courage, fils. Ca va faire mal.
S'écartant immédiatement, elle s'éloigna vers le coin opposé de l'estrade, faisant signe aux gardes de descendre de son domaine. Leur rôle était fini. Et le rouquin entravé ne serait sans doute pas trop hargneux. Il avait l'air tellement affaibli... Et pendant qu'elle ramenait vers le centre de l'estrade le braséro dans lequel chauffait le fer, elle reprit, dans un murmure monocorde (dont sa voix toujours froide et tranchante était coutmière, quoique cette fois, elle s'était comme... humanisée) :
Toi et moi, au fond, nous sommes pareils... Nous faisons tous les deux souffrir. Notre seule vraie différence, c'est que tu n'as pas choisi le bon côté. Ce que je fais est autorisé, et ce que tu fais ne l'est pas. Je suis bourrelle, et toi, tu es un criminel. Pas de chance...
Revenue au centre de l'estrade, la bourrelle se tourna vers le Château. A ses pieds, dans les braises du braséro, le fer rougeoyait comme s'il avait été plongé au milieu des flammes de l'enfer. Le regard noir de l'Erynie se fixa vers la fenêtre d'où la Comtesse ne manquerait pas de lui faire le signe qui marquerait le début de l'exécution de la sentence. L'infâmant fer marquerait impitoyablement ce rouquin, quels que soient les sentiments de la bourrelle à cet égard. Comme pour elle-même, l'Erynie murmura :
J'attends votre ordre, Comtesse...